Le Pain dur de Paul Claudel, mise en scène de Salomé Broussky

Le Pain dur de Paul Claudel, mise en scène de Salomé Broussky

 Où en sommes-nous avec l’Histoire ? Ici, après la Révolution française, les vieilles familles aristocratiques comme les Coûfontaine sont confrontées à la nouvelle bourgeoisie héritière de la Terreur, incarnée ici par Toussaint Turelure. Nous le retrouvons sous le règne du « roi bourgeois» Louis-Philippe et de son ministre Guizot, immortalisé par son simpliste et efficace : « Enrichissez-vous ». Voilà pour le temps de la fiction.
Paul Claudel écrit cette pièce à la veille de la Grande Guerre, pendant l’extraordinaire développement industriel et urbain de toute l’Europe. Ce qui nous mène tout droit à notre époque où les profits des très riches se sont accrus en ces temps de pandémie. Mettre en scène Le Pain dur aujourd’hui, c’est entrer de façon brutale dans la question de l’argent qui ne relève même plus de l’économie et de la guerre de «tous contre tous».

Chez Paul Claudel, aucune lutte des classes mais le combat de chacun contre chacun, avec alliances, renversements, immobilisation et circulation de l’argent. Louis, le fils que Toussaint Turelure a obtenu de Sygne de Coûfontaine. Il essaye de faire fortune grâce à la colonisation en Algérie : nous sommes censés être sous Louis-Philippe et la pièce a été écrite entre 1913 et 1915, donc après l’exposition coloniale de 1907. Turelure doit dix mille francs à sa fiancée, la comtesse Loumir qui veut sauver son pays, la Pologne : c’est-à-dire « nulle part » déjà au temps de Balzac, puis en 1896 quand Alfred Jarry écrit Ubu. Et ces dix mille francs, l’increvable Turelure les porte sur lui et ne les lâchera qu’en échange de la chair fraîche de Loumir… Après une fin due à une brutale crise cardiaque, sa fortune reviendra non à son fils Louis mais à Sichel, la belle maîtresse juive maltraitée… Chacun est seul, obsédé par ce qu’il croit être sa tâche et sa liberté : Turelure veut régner par l’argent, Loumir en a besoin pour sauver la Pologne, Louis, le fils, pour développer son entreprise agricole, Sichel, née Rachel et rebaptisée (!) ironiquement par son tyran, elle, veut trouver un nom et une lignée, en trahissant son père au passage, comme la Jessica du Marchand de Venise.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

La mise en scène de Salomé Broussky et le jeu des comédiens portent cette lutte à un point d‘incandescence des plus réjouissants. Sur la petite scène des Déchargeurs, se resserrent conflits et bras de fer et l’énergie ne faiblit jamais. Paul Claudel ne cherche pas à sauver ses personnages: cela permet aux acteurs de frapper fort et juste, de nous surprendre. Loumir (Marilou Aussiloux), douce et tendre ? Jamais : elle a la force «par delà le bien et le mal» de sa résolution. Louis (Etienne Galharague), brave jeune premier? Héritier passif,  devenan au besoin, roi du volte-face. Sichel (Sarah-Jane Sauvegrain), victime de la perversité de Turelure ? Jamais : elle sait encaisser, à tous les sens du terme, jusqu’à voir son plan accompli… Elle peut alors se permettre d’être sublime de désintéressement. Le plus attachant est bien entendu ce Toussaint Turelure. Lâche, cynique, calculateur, opportuniste avec génie et vertus du même acabit. Personne n’aura sa peau, sinon une bête crise cardiaque. Joué par Daniel Martin, une boule d’énergie, d’humour et d’intelligence qui est aussi Ali Habenichts, le père de Sichel…

La pièce est assez forte pour se passer de commentaires dramaturgiques. Dans la didascalie, Paul Claudel indique comme accessoires des livres répandus par terre, un portrait du Roi Louis-Philippe et un grand crucifix de bronze qui sera vendu au poids du métal. Ici abandonné en fond de scène et Salomé Broussky a eu la bonne idée de déborder un peu le cadre étroit du plateau en plaçant un banc de jardin et un fauteuil rustique pour figurer le trône du maître : les corps des acteurs et la boîte à jouer définissent l’espace mais nous faisons la grimace devant ces costumes de couleur vive, plus faits pour une grande scène. Vus de près, ils ne font pas sens et donneraient plutôt envie d’écouter le texte les yeux fermés ! Mais ce serait dommage vu l’engagement physique des interprètes…

Pour notre bonheur, Paul Claudel le diplomate nous a menés où il voulait, avec une vision historique de l’Europe fondée sur ces quatre personnages. Et Paul Claudel le catholique prend un malin plaisir à constater la perte de la spiritualité et le triomphe de l’argent. Une belle démonstration sans morale, cruelle, surprenante et forcément drôle.

Christine Friedel

Théâtre des Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs, Paris ( I er). T. : 01 42 36 00 50.

 


Archive pour 6 février, 2022

Le Canard à l’orange de William Douglas-Home, adaptation de Marc-Gilbert Sauvajon, mise en scène de Nicolas Briançon

Le Canard à l’orange de William Douglas-Home, adaptation de Marc-Gilbert Sauvajon, mise en scène de Nicolas Briançon

 Ce dramaturge anglais (1912-1992) a comme officier, participé à le seconde guerre entre 40 et 44 mais a été mis en prison pour avoir refusé de participer à la destruction du Havre. Il devient ensuite un auteur très populaire dans son pays avec une cinquantaine de pièces, entre autres Qu’est-ce que maman comprend à l’amour? (The Reluctant Debutante) (1955), Le mauvais soldat Smith (The Bad Soldier Smith) (1961), Ne coupez pas mes arbres (Lloyd George Knew My Father) (1972). Mais surtout ce Canard à l’orange (The Secretary Bird) (1967) qui a fait l’objet de nombreuses réalisations au Royaume-Uni mais aussi en France, celles de Nicolas Briançon qui fut récompensé avec deux Molières en 2019 comme acteur et comme metteur en scène de cette pièce.

Hugh Preston, un animateur-vedette de télévision est marié depuis quinze ans à Liz et ils ont deux jeunes enfants. Lui, bien connu pour avoir de nombreuses aventures, apprend un vendredi soir par sa secrétaire Patti Pat que sa femme a un amant. Au cours d’une partie d’échecs, entre de nombreux verres de whisky, Liz, très embarrassée, avoue à son mari que, oui, elle a un John dans sa vie et qu’elle elle part avec lui ce dimanche faire un beau voyage en Italie. Cela se passe dans un grand et salon cossu imaginé par Jean Haas. Canapé Chesterfield, bibliothèque avec livres d’art, fauteuils, table basse et fleurs un peu partout. Hugh qui tient à sa belle Liz, a établi en toute urgence une stratégie assez perverse pour la récupérer. Il téléphone donc sans aucun état d’âme à John Brownlow et l’invite à passer le week-end à la maison pour soi-disant régler en toute amitié, les problèmes du divorce qu’il semble admettre. Il propose même aussi à Liz de prendre tous les torts à sa charge. Et il a l’idée de se faire prendre en flagrant délit d’adultère avec Patti Pat, sa secrétaire qu’il appelle immédiatement pour lui confier un travail soi-disant aussi important qu’urgent ce week-end. Ce qu’amoureuse de lui, elle accepte tout de suite. Et débarque alors une magnifique jeune plante (Camille Lavabre qui a présenté la météo à Canal +), juste tolérée par Liz et aussitôt cordialement détestée par la redoutable gouvernante Madame Grey, l’excellente Sophie Artur qui, avant le spectacle, est passée devant le rideau pour mettre les choses au point: «Le portable: coupé ou en mode avion, pas de photos, ni d’enregistrements. Compris?  On verra. » Arrivera aussi John Brownlow, un grand et bel homme un peu réservé, plus très jeune (François Vinticelli). La mécanique proche de celle de Feydeau est alors prête à fonctionner. Très pervers, Hugh a toujours la réplique facile, maîtrise cette situation cherche à déstabiliser John à qui il répond quand il s’étonne de le voir boire du whisky à 9 h du matin : « Oui… Ben moi, je bois du whisky quand je veux, d’une part, et d’autre part, il est 9 h 20. » Les répliques fusent, parfois un peu faciles mais efficaces : «Mon vieux, l’homme est un animal pensant qui ne pense jamais à emporter sa brosse à dents.» ou «Son mari boit tellement, qu’elle est devenue alcoolique». «Ce doit être très humiliant pour une femme, d’être mariée à un cocu.» «Reprenez des glaçons, il faut en profiter, c’est la saison! »

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Et il y aura un dîner avec ce fameux canard à l’orange mais nous n’en verrons pas le moindre morceau et ensuite, tout se passera comme prévu. Hugh sait y faire… et le lendemain après le petit déjeuner, il fera les comptes. Oui, dit-il cyniquement à Liz, il a sans doute, même s’il reste un peu évasif, bien passé la nuit avec sa Patti Pat. Et la femme de chambre a pu le constater : ils étaient tous les deux dans le même lit. Muni d’un constat d’adultère en poche, il peut divorcer en plein accord avec Liz. Mais cela va sans doute un peu vite pour elle qui le reçoit mal. Quant au pauvre John, il reste comme engourdi par les humiliations qu’Hugh lui sert en rafales… Et banco pour Hugh, la belle Liz rompt avec cet amant miraculeux qu’elle trouve finalement peu séduisant. Et en plus, jalouse de la secrétaire, elle va retomber dans les bras de son mari. Vieux scénario déjà utilisé par Lope de Vega… il y a quatre siècles dans Le Chien du jardinier avec les amours de Diana, une grande dame inconstante. La boucle est bouclée. Et -c’est un peu téléphoné- John se chargera de mettre au train la belle secrétaire mais, bien sûr, ils repartiront tous les deux en voiture.

Petite cerise sur le gâteau de la vengeance, Hugh a piqué sans aucun scrupule à John les deux billets de train pour l’Italie et y emmènera Liz… Il y a ici du Marivaux et du Feydeau, saupoudré d’une bonne pincée d’humour anglais. Ce week-end un peu fou, mis en scène avec précision et finesse par Nicolas Briançon, est souvent à la limite de la caricature mais sans jamais glisser dans la vulgarité. Et il joue Hugh -qui est presque toujours sur le plateau- avec un plaisir évident. Il boule parfois son texte mais on sent qu’il a envie d’imposer ce personnage assez pervers pour arriver à mettre au point une telle stratégie. François Vincentelli, en costume à carreaux et nœud papillon, avec un léger accent belge, a tout d’un personnage ahuri de B.D. Avec une remarquable gestuelle, il glisse tout d’un coup sur le canapé, fronce les sourcils, ne comprend rien au guêpier où il s’est fourré et a bien du mal à résister aux humiliations que Hugh  lui inflige sans arrêt. Bref, cet amant de rêve pour Liz a sans douté été séduisant mais, à l’épreuve, il ne se révèle pas très malin, ce dont elle finit par s’apercevoir. Il en faut de l’intelligence à un acteur pour arriver à créer ce type de personnage aussi balourd ! Chapeau… Hélène Médigue (Liz) dans un rôle pas facile, est crédible même si on comprend mal que cette grande bourgeoise se soit laissée aussi longtemps berner par son mari. Ou s’est-elle résignée et pourquoi est-elle allée chercher un amant aussi ringard? C’est une faiblesse de la pièce. Mais Hélène Médigue réussit à rendre presque émouvante cette femme inconstante qui, à la fin, se réfugie dans les bras de son mari.

Mention spéciale à Camille Lavabre qui joue une Patti Pat très sexy en mini-minijupe noire cachant peu des jambes interminables. Cette belle arriviste a compris depuis longtemps les stratégies de séduction pour grimper dans la hiérarchie de la boîte de prod. Tout en faisant semblant de ne pas y toucher… Les cinq personnages (trois femmes et seulement deux hommes, ce qui est rare dans une distribution!) doivent beaucoup à l’excellence des costumes de Michel Dussarat qui a signé ceux des mises en scène de Jérôme Savary, notamment pour le Magic Circus puis entre autres de Cyrano de Bergerac et du poétique Chantecler. Il sait forcer le trait avec saveur mais sans abuser et bien entendu cela renforce le comique des personnages. Roland Barthes aurait apprécié cette accentuation, lui qui écrivait avec lucidité  en 1955 dans Les Maladies du costume de théâtre : « Le costume est sain quand il laisse l’œuvre libre de transmettre sa signification profonde, quand il ne l’encombre pas et permet en quelque sorte à l’acteur de vaquer sans poids parasite, à ses tâches essentielles. Ce que l’on peut du moins dire, c’est qu’un bon code vestimentaire, serviteur efficace du « gestes » de la pièce, exclut le naturalisme. » (…) Autre fonction positive du vêtement : il doit être une humanité, il doit privilégier la stature humaine de l’acteur, rendre sa corporéité sensible, nette et si possible déchirante. Le costume doit servir les proportions humaines et en quelque sorte sculpter l’acteur, faire sa silhouette naturelle, laisser imaginer que la forme du vêtement, si excentrique soit-elle par rapport à nous, est parfaitement consubstantielle à sa chair, à sa vie quotidienne; nous ne devons jamais sentir le corps humain bafoué par le déguisement. »

La pièce depuis le temps a fait ses preuves et nous pouvons vous garantir que, même s’il y a des invraisemblances, quelques longueurs et parfois un côté un peu années soixante (en fait nous ne saurons jamais sinon par le modèle du téléphone, l’époque où cela se passe) c’est souvent drôle. Et, par les temps qui courent, la salle apprécie et rit vraiment. Le théâtre public étant lui plutôt abonné aux thèmes d’une noirceur absolue en trois heures (à part de temps à autre un Labiche ou un Feydeau), vous pouvez changer de boutique et vous ne serez pas déçus: loin d’un boulevard vulgaire et banal, le spectacle est aussi du cousu main. Seul bémol : comme dans tous les théâtres privés, les bonnes places sont à quarante €… Allez, un petit dernier verre pour la route: «Mais je ne plaisante pas, je ne plaisante pas du tout. J’en ai peut-être l’air, parce que je descends d’une vieille famille écossaise qui a toujours réussi à vendre du désherbant pour du whisky millésimé, mais ça ne veut rien dire. »

 Philippe du Vignal

Théâtre de la Michodière, 4 bis rue de la Michodière, Paris (II ème). T. : 01 86 47 68 62.

 

 

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