Une mort dans la famille, texte et mise en scène d’Alexander Zeldin
Une Mort dans la famille, texte et mise en scène d’Alexander Zeldin
En deux grosses années de pandémie, nous avons été assommés de chiffres. Tant et tant de morts que certains n’y croient pas : affabulations, mensonges d’État… Alexander Zeldin, lui, y a pensé. Mille morts, c’est mille fois, un mort. Il s’est souvenu de sa propre adolescence, pas facile et c’est peu dire.
Son père mort d’une «longue maladie», sa grand-mère partie «dans cet endroit là» – on ne nomme pas les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes… Elle n’y vécut pas longtemps. Et la mère d’Alexander Zeldin perpétuellement au bord du craquage, il y avait là, entre déni et pudeur (faut-il vraiment accompagner mamie aux toilettes ?- de quoi péter les plombs…
C’est la première scène dans cette dramaturgie rigoureuse d’un E.P.H.A.D. Pour la grand-mère, le déchirement quand on lui : «Tu ne peux pas rester ici », c’est à dire à la maison. Ensuite, les étapes se suivront selon le même rituel: accueil, adaptation, repas, jeux et animations. L’intrusion d’un homme qui ne sait plus où il est, la chute d’une vieille femme, heureusement sur le tapis…
On ne relève même pas que ces étapes sont identiques à celle de l’entrée des très petits enfants en crèche. Mêmes serviettes-bavoirs à table, même bienveillance attendrie, mêmes changes parfois trop longtemps attendus. Les pensionnaires protestent mais modestement, résignés à être diminués. Et résignés aussi aux visites de la famille peuplées de gêne, frustrations, paroles consolatrices et malentendus. Sans compter la question de l’argent, lourde pour les familles et objet d’angoisse pour l’aïeul relégué.
Alexander Zeldin développe rigoureusement ces parcours vers la fin de vie. L’écriture de la pièce est inséparable des comédiens qu’il a réunis, grands professionnels et amateurs très engagés. Tous bien entendu payés, (les amateurs jouant en alternance).
Marie-Christine Barrault donne à la grand-mère son beau visage de vieille dame «qui a renoncé », comme elle le dit. Traduisons : à être jeune et sexy.
Thierry Bosc incarne un Monsieur Lambert un peu perdu, tendre et capable soudain de retrouver Quand j’entends siffler le train autrefois chantée par Richard Antony, Nicole Dogué est Josiane Palcy, une aide-soignante expérimentée et bienveillante, parfois secouée par de lourds imprévus.
Annie Mercier est Simone, sexy pour toujours, un peu barrée, avec surtout l’envie de «se « barrer » Un concentré de vitalité et de révolte que les autres ont perdues, ou refoulées. Elle qui met en permanence du théâtre dans le calme bien contrôlé de l’institution. Et Karidja Touré, auxiliaire de vie y met, elle, la jeunesse.
Avec aussi en alternance Dominique de Lapparent, Michèle Kerneis, Françoise Rémont, Nita Alonso, Francine Champion, Flores Cardo, Marius Yelolo, et les enfants, eux aussi en alternance: Aliocha Delmotte, Mona, Hadrien Heaulmé et Ferdinand Redouloux
L’auteur et metteur en scène est fidèle à sa méthode : observer une communauté qu’on ne veut pas voir : refuges pour S.D.F., centres sociaux comme dans Love aussi aux Ateliers Berthier (voir Le Théâtre du Blog), regarder ces personnes pour les rendre enfin visibles. Cela implique l’effacement –non la suppression totale- de la frontière entre eux et nous (rien à voir avec l’irruption de comédiens tonitruants dans la salle) : les fauteuils des premier rangs sont les mêmes que ceux de cet E.P.H.A.D.. Un rapprochement sans artifice disant seulement : rapprochez-vous de ces êtres, de cette réalité.
Le temps, la durée, ont aussi cette fonction. Il faut voir le geste lent, méthodique de l’aide-soignante faisant la toilette de la grand-mère mourante, la patience immobile de la comédienne dénudée jusqu’à mi-corps, faisant passer son personnage au-delà des pudeurs attachées à la vie.
Il faut entendre le souffle retenu du public à ce moment-là, si chargé de la fragilité de la vie. Nous devons quelquefois tendre l’oreille mais nous nous disons que c’est la moindre des choses. On pourra trouver répétitifs les craquages de la mère (Catherine Vinatier) et de l’adolescent, et puis on se dit que c’est la vraie vie, et qu’il y a eu tout un travail, minutieux, obstiné pour nous donner à voir cette vie dans sa vérité.
Sans se priver parfois des moyens les plus archaïques du théâtre : les morts (on devrait dire ici les mortes) s’en vont , comme on dit, et le théâtre les fait partir. La famille est encore penchée sur le lit et l’actrice n’y est plus mais passe en silence, le regard dans l’au-delà, dans une frontière poreuse entre scène et salle
Tout le travail théâtral est imprégné de ce respect : Natasha Jenkins a réalisé une scénographie exacte au bouton d’ascenseur près, avec sur une tournette : la salle à manger commune et une chambre de l’E.P.H.A.D. et l’appartement familial… Nous ne dirons pas «sans coup férir», car à chaque noir, une musique d’orage ou de canon, frappe avec violence, venant pulvériser les efforts consensuels d’ordre et d’apaisement de l’institution.
Sans dénoncer, sans aller chercher du côté du scandale et en poursuivant le défi -on n’ose pas dire une mission- qu’il s’est fixé, Alexandre Zeldin nous entraîne à regarder comment les vieux, des individus, des personnes un peu perdues surnagent dans une communauté non choisie. Avec entre eux, des moments d’amour véritable, agacement et tout simplement d’envie de vivre jusqu’au bout, jusqu’à accepter de partir. Et cela nous touche beaucoup.
Christine Friedel
Nous avons assisté à cette représentation avec Christine. Et elle a tout dit. Pour avoir longtemps fréquenté un E.P.H.AD., nous pouvons confirmer que le moindre détail est exact. Y compris la douceur des aides-soignantes et le grand silence, très impressionnant, surtout pendant les repas en commun. Un silence qui a sans doute à voir avec une certaine immobilité du temps…
Ce spectacle, dont la mise en scène est impeccablement réalisée est dur et fait froid dans le dos mais reste supportable, grâce à cette vie qui subsiste, même au ralenti et qu’Alexander Zeldin a su peindre avec efficacité. Mais nous avons l’impression qu’il a été encore été plus loin, et donc plus fort, dans l’hyperréalisme, que dans ses spectacles précédents. Et à y réfléchir, le fait qu’il n’y ait pas d’intrigue ou si peu, rend cette vie spéciale encore plus visible. Mention spéciale à Natasha Jenkins pour sa remarquable scénographie et à l’équipe de techniciens qui manipulent ces nombreux éléments de décor.
Ph. du V.
Jusqu’au 20 février, Odéon-Théâtre de l’Europe, Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès donnant sur le Boulevard Berthier, Paris (XVII ème). T. : 01 44 85 40 40.