Brazza-Ouidah-Saint-Denis, texte et mise en scène d’Alice Carré
Brazza-Ouidah-Saint-Denis, texte et mise en scène d’Alice Carré
Une bien triste histoire, celle des tirailleurs, tous appelés sénégalais, même s’ils étaient originaires d’Oubangui-Chari (devenue République Centrafricaine), de Brazzaville (Congo), de Libreville (Gabon) ou de Porto-Novo (Dahomey devenu Bénin)…Le texte s’inspire de matériaux d’archives, témoignages d’anciens combattants, de leurs enfants et petits-enfants à qui l’histoire a été transmise mais en en partie seulement. A Thiaroye, des troupes coloniales et gendarmes français ont tiré sur eux quand ils manifestaient pour le paiement de leurs indemnités et le versement du pécule qui leur avait été absolument promis par un général tout aussi français. Un « événement » pas très glorieux et soigneusement caché par l’armée et les gouvernements successifs. Avec sans doute, une centaine de morts. François Hollande, le premier a évoqué, lui, au moins soixante-dix morts et déclara vouloir «réparer une injustice et saluer la mémoire d’hommes qui portaient l’uniforme français et sur lesquels les Français avaient retourné leurs fusils. »
Entre septembre 39 et juin 40, ce sont environ plus de 200.000 africains qui ont été envoyés en métropole, puis encore 53.000 après 40. Et de Gaulle fit de Brazzaville, la capitale de la France libre. « Il s’agit, dit Alice Carré, de questionner et de déconstruire les mythes de la guerre, celui notamment d’une résistance franco-française qui n’aurait existé que dans les maquis et qui a oublié les résistants de l’ombre. L’auteure s’est inspirée de l’histoire d’Armelle Abibou, dont le grand-père a été fait prisonnier puis a été considéré comme un des meneurs de la révolte de Thiaroye près de Dakar..
Melika, une jeune femme française d’origine béninoise, découvre un jour que son grand- père était engagé volontaire mais elle n’en a jamais rien su. Et Luz, à l’occasion de recherches sur Brazzaville, capitale de la France Libre, découvre progressivement les implications de sa propre famille dans les conflits. Cette jeune femme à l’occasion de ces recherches, va découvrir que sa famille a été impliquée dans la seconde guerre mondiale avec des zones d’ombre.
Alice Carré s’est inspirée de matériaux historiques bien réels et a même bénéficié de rencontres avec Armelle et Yves Abibou, et d’anciens combattants comme M. Malonga Mungabio et M. Balasso. Mais elle a choisi avec raison de ne pas faire de cette lamentable histoire, un théâtre documentaire. En opérant une sorte de tissage, elle essaye de dire les violences et humiliations subies entre différents lieux. Comme dans cette belle scène, avec le procès d’un des vite présumés coupables de la révolte de Thiaroye…
Sur le plateau, une scénographie très réussie de Charlotte Gauthier Van Tour- faite de simples de châssis tendus de lais de papiers brun- offre une habile démultiplication des espaces et un écran à des ombres chinoises. Le texte d’Alice Carré, dans sa simplicité et son refus d’illustration, est convaincant et ce travail sur la mémoire, cette quête exigeante sur des faits historiques recherchés en Afrique comme en France par les petits-enfants, voire les arrière-petits enfants d’hommes disparus depuis longtemps, est particulièrement émouvante. Surtout quand les choses n’apparaissent pas aussi claires qu’on le croyait. Une guerre broie des familles -on l’oublie trop souvent- pendant plusieurs décennies. Avec des histoires souvent dissimulées comme celles qui nous touchaient encore enfants dans une petite ville de banlieue parisienne.
Le mari d’une jeune femme pas bien riche et mère d’une petite fille, avait été porté disparu en Allemagne. Et pour que cette présumée veuve de guerre puisse toucher une pension, elle devait être capable d’apporter la preuve de sa morts. Plusieurs années après le conflit, un habitant de cette ville séjournant en Allemagne reconnut formellement dans la rue cet homme disparu… Mais nous n’avons jamais su la fin de cette histoire. Ou cette autre famille dont un fils était un violent collabo notoire dont le frère engagé volontaire fut lui tué au combat aussi en Allemagne…
La mémoire, les traumatismes engendrés par les soldats comme par leur famille mais aussi l’oubli volontaire de certains faits poursuivent ceux qui ont vécu la guerre bien longtemps après… C’est de tout cela que parle Alice Carré avec une grande justesse et sans tomber dans un mauvais réalisme. Ni comme c’est très tendance aujourd’hui dans des vidéos approximatives et ou jets de fumigènes à gogo…
Mais, peut-être à cause de coupes, le récit a tendance à partir un peu dans tous les sens. Elle aurait du faire des choix dans les thématiques portant sur la mémoire de cette guerre récente mais déjà ancienne pour beaucoup avec toutes les évocations de la violence, du courage et des souffrances au quotidien de ceux qui devaient subir le grand froid, inconnu dans leur pays. Et ne pas s’égarer dans les multiples avatars de cette guerre comme, entre autres, l’implication de sociétés minières pétrolières occidentales dans la vie de nombreux pays africains. Aimer, c’est choisir et est aussi valable pour l’écrire théâtrale: cette pièce intéressante aurait grand besoin d’être mieux structurée.
Côté direction d’acteurs, pour cette seconde mise en scène, Alice Carré s’en sort bien, notamment pour tout ce qui est gestuel. Et elle a su choisir ses acteurs. Loup Balthazar, Marjorie Hertzog, Josué Ndofusu, Kaïnana Ramadani, Basile Yawanke, justes et solides, ont une belle présence même si certains ont une tendance à surjouer un peu. Mais Eliott Lerner lui, a une diction des plus approximatives, ce qui enlève toute crédibilité à ses personnages et là, il y a encore du travail pour la metteuse en scène. Ce spectacle mériterait d’être affiné mais Alice Carré prouve ici qu’elle a largement les moyens de ses ambitions…
Philippe du Vignal
Jusqu’au 20 février, Théâtre de l’Echangeur, 59 avenue du Général de Gaulle, Bagnolet (Seine-Saint-Denis). T. : 01 43 62 71 20.
A.T.P. de Villefranche-de-Rouergue (Aveyron) et festival d’Avignon off 2023.