Valentine Tessier ou la Passion du théâtre, par Philippe Catoire
Valentine Tessier ou La Passion du théâtre par Philippe Catoire
Qui se souvient encore d’elle? Le théâtre est injuste pour ses grands serviteurs. Une jeune apprentie-comédienne appuyée sur un pilier à Chaillot à qui nous disions que c’était la place favorite d’Antoine Vitez quand il en était le directeur et y enseignait… nous dit: mais qui est donc Antoine Vitez ? Il était mort depuis quelques années seulement! Et un jeune homme, fils d’amis cultivés, qui était au festival d’Avignon, avouait ne pas savoir du tout qui était ce Jean Vilar dont on voyait le nom un peu partout…
Valentine Tessier, elle, aura vécu la plus grande partie du XX ème siècle (1892-1981). Après avoir échoué au concours d’entrée du Conservatoire National, elle réussit à commencer encore très jeune au Vieux-Colombier auprès de Jacques Copeau, Louis Jouvet, Charles Dullin puis à travailler ensuite avec Michel Simon, Lucien Guitry. Bref, tous grands acteurs et/ou metteurs en scène animateurs qui ont posé les bases du théâtre contemporain et maintenant presque inconnus du public. Alors que la place Saint-Sulpice était noire de monde pour l’enterrement de Louis Jouvet, un matin d’août 51…
Dans cette petite salle voûtée du théâtre Essaïon, Philippe Catoire, assis dans un fauteuil en osier, raconte en une heure et quelque, la découverte du théâtre par la jeune actrice et ce que fut la vie du théâtre à cette époque si proche et à la fois si lointaine. Il a repris l’essentiel d’un entretien à la télévision en 1973 donc soixante ans plus tard et elle se confiait : «Nous habitions avec mes parents le même quartier et j’ai lu dans Comœdia, un journal du théâtre, qu’un jeune théâtre venait de se fonder rue du Vieux-Colombier avec Jacques Copeau. Je ne savais pas qui c’était à ce moment-là. J’ai dit à mon père « Il faut aller, il faut aller le voir.» et nous sommes allés. Ça été un autre coup de foudre, parce que là j’ai trouvé ce que j’ignorais. Parce que les autres théâtres, c’était le théâtre des boulevards qui était très… ce qu’il est toujours maintenant d’ailleurs, ou la Comédie-Française avec toutes ses traditions. Mais là, sur cette petite scène sans rampe, sans décor, uniquement avec des espèces de grands rideaux qu’on appelle des pendrions, qui faisaient un fond, quelques meubles et des éclairages indirects, Copeau avait déjà découvert cela, des éclairages qui venaient de la salle et des coulisses et qui formaient l’atmosphère du, des, de la pièce qu’ils jouaient, des comédiens inconnus, il y avait Jouvet, Dullin, Copeau, Romain Bouquet, Roger Karl, mais à ce moment-là, moi, je ne les connaissais pas, et j’ai pas eu l’impression de comédiens, il n’y avait pas de déformation, ils étaient jeunes et avec une espèce d’authenticité et de pureté d’ailleurs. Alors j’ai été profondément touchée. En sortant de là j’ai dit à mon père : « Moi c’est là, c’est là où je veux aller travailler, c’est pas ailleurs »
Une conférence non, ni un monologue en forme d’hommage mais une célébration du théâtre par le biais d’un parlé-écrit d’une brillante comédienne. Philippe Catoire, tout en blanc avec une écharpe légèrement colorée, ne veut pas être Valentine mais se fait son porte-parole et celui de toute une époque… il y a déjà un siècle. « C’était une entreprise insensée, la première saison s’est écoulée à peu près tolérable, la seconde fut inhumaine : vingt-cinq spectacles en vingt-cinq semaine sans relâche » disait l’actrice à propos du Vieux-Colombier, une expérience exceptionnelle pour elle » (…) (…) Copeau ce n’était pas un homme d’affaires, c’tait un apôtre, n’est-ce pas, c’est autre chosse » « Jouvet nous a quitté en 22 et pour Copeau, cela a été un drame. Et elle cite aussi Jacques Copeau: « Une vraie mise en scène ne doit pas se voir ».
Et habilement, Philippe Catoire joue/dit aussi quelques courts extraits des Frères Karamazov de Dostoievski, de Knock de Jules Romains : « Songez que pour tout ce monde, elles sont la voix de mes ordonnances, que dans quelques instants il va sonner dix heures, que pour tous mes malades, dix heures c’est la deuxième prise de température rectale, et que dans quelques instants deux-cent cinquante thermomètres vont pénétrer à la fois.» ou de Jean de la lune de Marcel Achard, tous mis en scène par Jacques Copeau. L’acteur imite un peu comme en un clin d’œil malicieux mais sans forcer les voix, de Louis Jouvet , puis de Michel Simon.
Mais il resitue aussi la vie des Français sous l’occupation avec ces phrases de Valentine Tessier. En 43 justement quand j’ai repris Duo de Colette et Paul Géraldy, au Théâtre des Ambassadeurs avec Marcel André, nous jouions, mais souvent nous étions obligés d’interrompre la représentation parce qu’il y avait une alerte. Dès qu’on entendait une alerte, nous restions en scène, on éteignait toutes les lumières et le public restait ou ne restait pas, mais nous on restait. Dès que l’alerte était terminée, alors les lumières s’allumaient et nous recommencions, enfin tout ça, c’était très pénible. »
Et Philippe Catoire/Valentine raconte les méthodes de récup alors en cours. Instructif! :«Alors Louis Jouvet a réussi à créer La Folle de Chaillot à l’Athénée, mais dans des conditions très difficiles, parce que, et c’était ce qu’il y avait de merveilleux et de fou chez lui, il y avait, je ne sais plus exactement, mais il y avait quarante comédiens, deux décors ça veut dire cinquante costumes, et il y avait une grande pauvreté en France à ce moment-là.
Alors il a fait appel à la population à travers Le Figaro, il a dit « Si vous avez des vieilles nippes, des vieilles robes, des aigrettes, pour habiller la Folle de Chaillot et les Folles, envoyez-les moi ». Et c’est comme ça que Christian Bérard a pu fabriquer le costume admirable de l’admirable Marguerite Moreno dans le rôle de la Folle de Chaillot. »
Et l’actrice se souvient de cette chose impensable aujourd’hui : «Jouvet est entré, s’est dirigé vers le Ministre et, portant la main à sa poche intérieure, il a sorti une enveloppe qu’il lui a remise : «Voici, Monsieur le Ministre, ce que je vous devais ». Je crois que c’est peut-être le seul exemple d’une subvention qui ait été remboursée.» Et nous nous souvenons aussi de cette histoire incroyable aujourd’hui de Gaston Baty et Charles Dullin, membres du fameux Cartel réunissant aussi Louis Jouvet et Georges Pitoeff.«Ecoute, Charles, lui avait dit Gaston, ma saison a été bonne et, si tu as besoin d’argent, je peux t’en prêter. » Autres temps, autres mœurs…
Philippe Catoire évoque aussi la suite de la carrière de Valentine Tessier qui aura traversé le siècle, à la fois au théâtre et au cinéma. A l’Atelier, en 55 soit quatre ans après la disparition de Louis Jouvet, elle joua le personnage d’Arkadina dans La Mouette de Tchekhov, mise en scène par André Barsacq. «Je n’avais pas joué La Mouette auparavant, parce que ça ne s’était pas trouvé, parce qu’on ne me l’avait pas demandé. Et elle rappelle que Jacques Copeau n’avait pas monté de Tchekhov, ni ensuite Jouvet : c’était peut-être un peu le domaine de Georges Pitoëff qui l’avait introduit en France…
Un petit spectacle à l’écriture et à la diction ciselées, mais formidable par sa vérité et son humilité et qui, malgré les nombreuses références à des artistes tous disparus, est très vivant. C’est aussi cela la magie du théâtre. Cette petite cave aux belles pierres de taille mais aux sièges très étroits, n’est pas idéale, même pour un seul acteur mais on peut espérer que le spectacle à la fois plein d’humour et d’émotion (garanti sans vidéos ni micro H F ni fumigène!) sera accueilli sur un vrai plateau. Tiens, celui du petit Hébertot, de La Scala. Ou de la petite salle chez Cardin : allo, Emmanuel Demarcy-Motta? Cette grande leçon de théâtre par Philippe Catoire le mérite amplement…
En attendant, après votre sieste dominicale, allez-y, vous passerez un très bon moment. Mais arrivez tôt, pour ne pas vous retrouver sur le côté ou presque, derrière un pilier.
Philippe du Vignal
Théâtre Essaïon, 6 Rue Pierre-au-Lard, Paris (IV ème), jusqu’au 10 avril. Attention : seulement le dimanche à 17 h 30. T. : 01 42 78 46 42.