Le Malade Imaginaire, comédie-ballet de Molière, musique de Marc-Antoine Charpentier, mise en scène de Vincent Tavernier, direction musicale d’Hervé Niquet et Nicolas André

Le Malade Imaginaire, comédie-ballet de Molière, musique de Marc-Antoine Charpentier, mise en scène de Vincent Tavernier, direction musicale d’Hervé Niquet et Nicolas André

Quatre centième anniversaire de sa naissance et si l’on cherchait à retrouver le «vrai» Molière ? En commençant par sa mort : oui, il jouait en 1673 au théâtre du Palais Royal la quatrième représentation du Malade Imaginaire quand il a été pris d’une terrible crise de toux. Et il a fallu le ramener chez lui mais pas à la vie, malgré tous les efforts de ses proches et médecins. Cela fait porter à la comédie, jouée la plupart du temps sans ballet ni musique, à l’exception de la farandole finale des médecins, un poids biographique et symbolique peut-être trop lourd. En tout cas, dans la veine actuelle du retour à l’authentique Molière, c’est une des raisons qui ont poussé la compagnie des Malins Plaisirs, celle de l’Éventail et le Concert Spirituel à relever le défi et à jouer cette comédie-ballet.

Nous avons une image assez nette des fêtes de Versailles. Tartuffe même, ce premier Tartuffe, ensuite censuré à la ville, était imbriqué dans Les Plaisirs de l’île enchantée avec musique, danse, feux d’artifice, jeux d’eau et théâtre à l’intention de Louis XIV et de sa Cour. Et selon l’Histoire, l’hôte élégant de Versailles préférait de loin les farces, aux grandes comédies. Le public du théâtre Graslin à Nantes puis ceux d’Angers Reims ,Tourcoing, Avignon et de la chaîne Culture box, ont la chance de se voir offrir les divertissements du Roi-Soleil…

©x

©x

Dans le beau décor de Claire Niquet -une petite ville en silhouettes- a lieu un carnaval coloré teinté de plaintes amoureuses. On attend l’aimée, et cela dure, jusqu’au moment où l’on comprend que l’aimée, c’est le roi, revenant vainqueur. Retentit l’hymne : Louis, Louis est le plus grand des rois que Roger Planchon, le directeur du T.N.P.  (1931-2009 ) avait utilisé dans son Georges Dandin. Jolie musique et costumes d’Erick Plaza Cochet bien coupés pour la danse, tirant vers des silhouettes du XVIII ème siècle, plus fines que les rhingraves d’époque… Les masques, chefs d’œuvre d’invention comme cette chèvre de raphia tissé ou cette huppe à crête rouge, sont fonctionnels pour laisser toute liberté aux danseurs et chanteurs. Et les ballets de Marie-Geneviève Massé, inspirés par les danses populaires, sont charmants mais ce prologue de trente bonnes minutes paraît long. N’aurions-nous plus la patience de Louis XIV, l’«auguste héros», d’ écouter cette longue célébration, si enrubannée soit-elle ?

©x

©x

La comédie proprement dite arrive mais la comédie-ballet n’est pas vraiment l’ancêtre de la comédie musicale: ballet, théâtre et divertissements musicaux alternent, se succèdent mais pas ensemble ou brièvement, au moment de la leçon de musique et sans fonction dramaturgique. Mais tout se réunit heureusement dans l’apothéose finale, avec l’intronisation d’Argan comme médecin. Là, musique et danse rejoignent vraiment le théâtre, comme dans  la turquerie du Bourgeois Gentilhomme.
Pour nous faire entrer dans cette comédie, deux châssis s’ouvrent comme dans la fameuse mise en scène (1936)  de Louis Jouvet pour L’Ecole des Femmes . Son décorateur Christian Bérard avait conçu un jardin dont les murs en angle se refermaient pour devenir une rue. Ici, les châssis s’ouvrent sur un intérieur avec ses indispensables portes et le fameux fauteuil, objet fétiche de Molière et de son Malade.

 

©x

©x

Mais ici à roulettes, ce fauteuil aide à la vivacité comique. Argan, amoureux de sa propre maladie (Pierre-Yves Cluzeau) veut marier sa fille Angélique  à un médecin et on lui en trouve un, Thomas Diafoirus, repoussant à souhait mais elle aime Cléante, lui, attirant à souhait. Et Béline, la seconde épouse, veut s’emparer du magot quand le maître de maison feint la mort pour éprouver sa fidélité… Béralde le frère raisonneur d’Argan  tire quelques ficelles, un notaire a pour unique fonction d’être ridicule, Angélique aime, pleure mais se soumet. Et la servante Toinette (Marie Loisel) esprit pratique comme la Dorine de Tartuffe, organise avec les moyens les plus fous, le sauvetage de la famille et la gigantesque mascarade finale. C’est bien joué, de façon assez classique, c’est-à-dire sans profondeur psychologique que Pierre-Yves Cluzeau trouve pourtant par moments. Son Argan a des éclairs de lucidité dans une vie de dupe consentante. Laurent Prévôt interprète Béralde, le frère d’Argan. Quentin-Maya Boyé et Benoît Dallongeville sont les Diafoirus, médecins père et fils, Jeanne Bonenfant est l’arrogante Béline, seconde femme d’Argan et Gabrielle Godin-Duthoit, Louison, la cadette de ce malade imaginaire.

La comédie-ballet passe-t-elle bien à la télévision? Oui et non. Les scènes de carnaval et de groupe sont filmées le plus souvent dans le cadre de scène, ce qui accentue l’aspect tableau et comédie. Et au plus près des acteurs, sans gros plan -inutiles puisqu’il n’y a pas de psychologie- mais parfois à mi-corps. Après l’Ouverture, le chef et les musiciens dans la fosse d’orchestre apparaissent furtivement sur l’écran mais le public jamais… Dommage et nous l’entendons seulement dans les rires qui paraissent lointains.
La réalisation d’Ibao Benedetti est sans reproche et il capte le spectacle avec la même qualité qui préside à toute la réalisation. Du beau travail partout. Mais encore une fois, nous ne sommes pas le Roi-Soleil et cette longue, très longue célébration (trois heures vingt) d’une victoire qui n’a laissé d’autres traces que catastrophiques, finit par être indigeste. Mais Molière est peut-être plus rebelle qu’on ne l’avait cru ? Qui sait s’il n’a pas fait exprès de noyer la gloire dans les fumées de l’encens ? Il sentait peut-être venir la mort… et pouvait donc se moquer des conséquences et disgrâces possibles…

Christine Friedel

Spectacle créé  le 22 janvier au Théâtre Graslin, à Nantes (Loire-Atlantique) et vue sur Culture Box (canal 14) le 6 février.
À revoir sur france.tv

Les 4 et 5  mars, Grand Théâtre d’Angers (Maine-et-Loire ). Les 18, 19 et 20  mars, Opéra de Reims (Marne).

Les 7 et 8  avril, Atelier lyrique de Tourcoing (Nord).

Les 18 et 19  juin, Opéra d’Avignon ( Vaucluse).

 


Archive pour février, 2022

Huis clos de Jean-Paul Sartre, mise en scène de Jean-Louis Benoit

Huis clos de Jean-Paul Sartre, mise en scène de Jean-Louis Benoit

 «L’enfer, c’est les autres. » De cette pièce inoxydable, les lecteurs auront au moins retenu ces mots de Garcin, l’un des trois personnages, ensemble pour l’éternité, sans miroir ni brosse à dents. Confrontés au jugement des autres, sous une lumière qui ne s’éteindra jamais. «Tous ces regards qui me mangent. (…) Pas besoin de gril, l’enfer, c’est les autres. », dit plus exactement ce journaliste brésilien, mort fusillé pour avoir déserté la guerre, soi-disant au nom du pacifisme.

Jean-Paul Sartre exprime ici un drame intime… Comme s’il y avait un peu de lui-même dans le seul personnage masculin de ce trio infernal. La pièce, écrite en 1943, une période trouble pour les intellectuels, traduirait-elle la mauvaise conscience de l’écrivain sous l’occupation allemande? Et ces deux femmes qu’ont-elles à se reprocher? Estelle, une jeune bourgeoise écervelée est une infanticide, morte d’une pneumonie. Inès, une  employée des postes homosexuelle, a été asphyxiée au gaz par la femme de son cousin qui, de chagrin, s’est jeté sous un tramway. La pièce a perdu son parfum scandaleux et semble même un peu datée.  Reste le pari théâtral que s’était donné Jean-Paul Sartre : mettre trois personnages sous tension permanente: « C’est là, dit-il, que m’est venue l’idée de les mettre en enfer et de les faire chacun, le bourreau des deux autres. » Il a un sens aigu des dialogues et des situations. Dans la mise en scène de Jean-Louis Benoit, cette confrontation entre Inès, Garcin et Estelle n’a rien perdu de son mordant,

La pièce avait déjà été mise en scène par Jean-Louis Benoit  il y a deux ans au Théâtre de l’Épée de Bois mais dans un espace trop vaste mal adapté à ce huis-clos (voir Le Théâtre du Blog). A l’Atelier, le décor assez banal mais conforme aux indications de l’auteur, traduit l’atmosphère étouffante de la pièce. Trois gros canapés de couleur différente, un guéridon avec dessus, un bronze académique; au fond, une porte qui ne se rouvrira qu’une fois, sans qu’aucun des trois n’osent la franchir.

Marianne Basler est une Inès virulente et lucide : un personnage mieux dessiné par l’auteur que celui d’Estelle, lui, plus stéréotypé. Ici interprété par Mathilde Charbonneaux qui va dans le sens de la caricature… Maxime d’Aboville donne à Garcin un côté veule et minable de séducteur à la petite semaine. Mais que nous raconte au juste ce Huis clos après deux ans d’une épidémie qui, de confinement en vaccination forcée, empiète sur notre liberté ? Nous reconnaissons-nous encore dans la phrase de Jean-Paul Sartre?  «L’enfer, c’est les autres» dit-il, a toujours été mal compris. On a cru que je voulais dire par là, que nos rapports avec les autres étaient toujours empoisonnés, que c’étaient toujours des rapports infernaux. » (…) « Je veux dire que, si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors, l’autre ne peut être que l’enfer. Pourquoi ? Parce que les autres sont au fond, ce qu’il y a de plus important en nous-mêmes. » 

 Jean-Louis Benoit réussit à mettre cette question en débat et nous offre un moment de théâtre conforme au projet de Jean-Paul Sartre. « Il s’amusait, dit-il, à puiser dans le vaudeville, à détourner les codes du théâtre de boulevard et regrettait que sa pièce fût interprétée trop souvent de manière sérieuse, trop respectueuse… »  « Si les archétypes de la virilité chez Garcin, de la mondanité chez Estelle, de l’homosexualité chez Inès, écrit Jean-Paul Sartre, sont mis en place dès le début, ils ne tardent pas à se briser, lorsque tombent les masques de chacun d’eux. Lorsque Garcin veut fuir cet Enfer et qu’il parvient à ouvrir la seule porte du lieu, au moment de la franchir, il ne fait plus un seul pas et reste là, avec les autres, c’est qu’il a compris que se détourner, c’est s’avouer vaincu.» Et si le salut, c’était les autres ? A méditer en ces temps d’individualisme triomphant…

 Mireille Davidovici

 Théâtre de l’Atelier, Place Charles Dullin, Paris ( IX ème). T. : 01 46 06 49 24.

 

Embrasse-moi sur ta tombe de Jean-Daniel Magnin d’après le scénario de Marym Khakipour, mise en scène de Jean-Daniel Magnin et Marym Khakipour

EMBRASSE-MOI-SUR-TA-TOMBE_070

Benjamin Wangermée, Hélène Viaux, René Turquois, Christine Murillo ©GiovanniCittadiniCesi_

Embrasse-moi sur ta tombe de Jean-Daniel Magnin d’après le scénario de Marym Khakipour, mise en scène de Jean-Daniel Magnin et Marym Khakipour

 Deux fables se croisent dans l’espace unique d’un modeste appartement où logent une mère et son fils, agent sécurité à l’aéroport licencié sans raison puis chassé par sa femme. Un recruteur véreux l’a persuadé de se faire exploser pour se venger et gagner le Paradis. L’histoire bifurque sur le couple mère-fils, avec une série de quiproquos qui vont empêcher cet acte terroriste. Dans cette relation familiale où l’absence du père s’en mêle, le drame prend le tour d’une comédie frisant l’absurde. Les auteurs prennent le parti risqué du rire, comme Jean-Daniel Magnin l’avait fait avec Dans un Canard (voir Le Théâtre du Blog). 

Ce texte à la tonalité burlesque offre aux acteurs une grande liberté de jeu. Christine Murillo, remarquable comme toujours, donne corps et âme avec humour à cette mère déjantée et le public a pour elle une irrésistible sympathie  Dans sa douce folie  -elle prend son fils pour le père de celui-ci- elle va innocemment contrecarrer les plans des poseurs de bombes. Le fils (René Turquois) a la mollesse d’un adolescent prolongé et le recruteur (Benjamin Wangermée) a des allures de petite frappe sans envergure. Une voisine des plus kitsch (Hélène Viaud) surgit à brûle-pourpoint pour mettre son grain de sel, espérant reconstruire sa vie avec ce fils au destin si proche du sien.  » Le thème, dit Maryam Khakipour, c’est l’amour, la crainte d’une mère qui voit son fils basculer vers le pire et l’échappée poétique qu’elle va trouver, pour dépasser son impuissance et l’aider ainsi à être enfin un homme. « 

 Rien de psychologique ici et les personnages sont proches de ceux de Strip-tease, la fameuse série documentaire belge: modestes et naïfs dans leur folie poétique. Il y a du comique populaire dans ces scènes qui s’entrelacent mais qui sont parfois mal raboutées. Auteur d’une quinzaine de pièces et d’un roman Le Jeu continue après ta mort, Jean-Daniel Magnin agence les dialogues avec brio. Mais l’espace de jeu à plusieurs niveaux conçu par Jane Joyet, même ouvert, semble gêner la circulation des comédiens et nuit à la fluidité de l’action. Et cela, malgré les vidéos non figuratives. Les metteurs en scène essayent de faire le lien entre les séquences, avec des échappées oniriques. Malgré quelques  trouvailles, certaines scènes restent esquissées. Mais une impeccable direction d’acteurs et de beaux moments d’écriture. Des précipités de vie comme le monologue de Christine Murillo frottant son linge, ou le voyage de la mère et du fils pour voir la maison de l’enfance et la tombe du père, donnent à ces gens ordinaires une vraie densité… Avec l’humour en prime.

 Mireille Davidovici

Jusqu’au 20 février, Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt Paris (VIII ème). T. : 01 44 95 98 00.

 

 

 

 

 

 

Les Héraclides d’Euripide, mise en scène de Kostas Papakonstantinou et Artemis Grymbla

Les Héraclides d’Euripide, traduction en grec moderne de Kostas Varnalis, mise en scène de Kostas Papakonstantinou et Artemis Grymbla 

Une tragédie écrite en 430 av. J.C. mais rarement jouée. Pourtant très actuelle, puisque fondée sur le thème de l’asile politique et sur l’inviolabilité du demandeur ou « suppliant »… Elle pose la question de savoir  en quoi consiste la liberté d’un pays et son attitude à l’égard de ceux qui attentent à son intégrité ou qui essaient de lui imposer des lois qui ne sont pas les siennes. 

©x

©x

Dans Les Héraclides, l’action en deux parties peu liées entre elles, semble, à plusieurs endroits, lacunaire et plate. Avec un chœur nombreux et des personnages principaux qui sembler sans grand intérêt  pour ceux qui doivent les interpréter. Eurysthée persécute les enfants d’Hercule après la mort de leur père  mais ils trouvent  asile à Athènes auprès du roi Démophon, fils de Thésée. Les Héraclides, conduits par le vieil Iolaos, l’ancien compagnon d’Hercule, se sont réfugiés au pied de l’autel de Zeus, à Marathon.
Un héraut d’Eurysthée vient les en arracher et Démophon prend leur défense. Le héraut se retire, en menaçant les Athéniens de la guerre, au nom d’Argos et de son roi. Un oracle prédit que, pour gagner la guerre, il faudra sacrifier une jeune et noble vierge. Macaria, une des filles d’Hercule accepte de se sacrifier. Les Athéniens gagnent la guerre et captivent Eurysthée qu’ils remettent entre les mains d’Alcmène, la mère d’Hercule, qui fait partie, elle aussi, des réfugiés. Contre les coutumes athéniennes qui respectent la vie des prisonniers de guerre, Alcmène ordonne pourtant la mort d’Eurysthée. 

Dans cette tragédie aux changements extrêmes et retournements subits, voire improbables, les vieux redeviennent jeunes, des jeunes perdent leur vie en se sacrifiant sur l’autel d’un dieu sanguinaire. Et des rois sont prêts, sous la pression des événements, à renier leurs promesses et à offenser les coutumes de leur pays qu’auparavant, ils défendaient passionnément. Et les ennemis se révèlent être, sinon des amis, du moins des gens plus utiles que des amis qui, eux pourtant favorisés, se montreront vite très malfaisants. Loin de toute xénophobie, Euripide attire notre attention sur la nature changeante des humains, plus que sur l’exil et l’immigration. 

Kostas Papakonstantinou et Artemis Grymbla  recréent le mythe lui-même de cette pièce violente avec un sens caustique. Ils veulent réveiller la conscience politique du public et donnent à ces Héraclides un sens compréhensible, en actualisant le texte et en créant des rapports dialectiques entre passé et présent.  Des pans de coton blanc représentent l’autel et sur le plateau, un seul accessoire: une branche… Cinq acteurs, eux aussi tout en blanc, jouent avec passion les huit personnages de cette tragédie. La musique, les paroles de la chanson, les fortes lumière font sens et renforcent la belle théâtralité de ce spectacle.  

 Nektarios-Georgios Konstantinidis 

 Théâtre Olvio, 7 rue Falaissias, Votanique, Athènes. T. : 0030 2103414118

Le Pain dur de Paul Claudel, mise en scène de Salomé Broussky

Le Pain dur de Paul Claudel, mise en scène de Salomé Broussky

 Où en sommes-nous avec l’Histoire ? Ici, après la Révolution française, les vieilles familles aristocratiques comme les Coûfontaine sont confrontées à la nouvelle bourgeoisie héritière de la Terreur, incarnée ici par Toussaint Turelure. Nous le retrouvons sous le règne du « roi bourgeois» Louis-Philippe et de son ministre Guizot, immortalisé par son simpliste et efficace : « Enrichissez-vous ». Voilà pour le temps de la fiction.
Paul Claudel écrit cette pièce à la veille de la Grande Guerre, pendant l’extraordinaire développement industriel et urbain de toute l’Europe. Ce qui nous mène tout droit à notre époque où les profits des très riches se sont accrus en ces temps de pandémie. Mettre en scène Le Pain dur aujourd’hui, c’est entrer de façon brutale dans la question de l’argent qui ne relève même plus de l’économie et de la guerre de «tous contre tous».

Chez Paul Claudel, aucune lutte des classes mais le combat de chacun contre chacun, avec alliances, renversements, immobilisation et circulation de l’argent. Louis, le fils que Toussaint Turelure a obtenu de Sygne de Coûfontaine. Il essaye de faire fortune grâce à la colonisation en Algérie : nous sommes censés être sous Louis-Philippe et la pièce a été écrite entre 1913 et 1915, donc après l’exposition coloniale de 1907. Turelure doit dix mille francs à sa fiancée, la comtesse Loumir qui veut sauver son pays, la Pologne : c’est-à-dire « nulle part » déjà au temps de Balzac, puis en 1896 quand Alfred Jarry écrit Ubu. Et ces dix mille francs, l’increvable Turelure les porte sur lui et ne les lâchera qu’en échange de la chair fraîche de Loumir… Après une fin due à une brutale crise cardiaque, sa fortune reviendra non à son fils Louis mais à Sichel, la belle maîtresse juive maltraitée… Chacun est seul, obsédé par ce qu’il croit être sa tâche et sa liberté : Turelure veut régner par l’argent, Loumir en a besoin pour sauver la Pologne, Louis, le fils, pour développer son entreprise agricole, Sichel, née Rachel et rebaptisée (!) ironiquement par son tyran, elle, veut trouver un nom et une lignée, en trahissant son père au passage, comme la Jessica du Marchand de Venise.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

La mise en scène de Salomé Broussky et le jeu des comédiens portent cette lutte à un point d‘incandescence des plus réjouissants. Sur la petite scène des Déchargeurs, se resserrent conflits et bras de fer et l’énergie ne faiblit jamais. Paul Claudel ne cherche pas à sauver ses personnages: cela permet aux acteurs de frapper fort et juste, de nous surprendre. Loumir (Marilou Aussiloux), douce et tendre ? Jamais : elle a la force «par delà le bien et le mal» de sa résolution. Louis (Etienne Galharague), brave jeune premier? Héritier passif,  devenan au besoin, roi du volte-face. Sichel (Sarah-Jane Sauvegrain), victime de la perversité de Turelure ? Jamais : elle sait encaisser, à tous les sens du terme, jusqu’à voir son plan accompli… Elle peut alors se permettre d’être sublime de désintéressement. Le plus attachant est bien entendu ce Toussaint Turelure. Lâche, cynique, calculateur, opportuniste avec génie et vertus du même acabit. Personne n’aura sa peau, sinon une bête crise cardiaque. Joué par Daniel Martin, une boule d’énergie, d’humour et d’intelligence qui est aussi Ali Habenichts, le père de Sichel…

La pièce est assez forte pour se passer de commentaires dramaturgiques. Dans la didascalie, Paul Claudel indique comme accessoires des livres répandus par terre, un portrait du Roi Louis-Philippe et un grand crucifix de bronze qui sera vendu au poids du métal. Ici abandonné en fond de scène et Salomé Broussky a eu la bonne idée de déborder un peu le cadre étroit du plateau en plaçant un banc de jardin et un fauteuil rustique pour figurer le trône du maître : les corps des acteurs et la boîte à jouer définissent l’espace mais nous faisons la grimace devant ces costumes de couleur vive, plus faits pour une grande scène. Vus de près, ils ne font pas sens et donneraient plutôt envie d’écouter le texte les yeux fermés ! Mais ce serait dommage vu l’engagement physique des interprètes…

Pour notre bonheur, Paul Claudel le diplomate nous a menés où il voulait, avec une vision historique de l’Europe fondée sur ces quatre personnages. Et Paul Claudel le catholique prend un malin plaisir à constater la perte de la spiritualité et le triomphe de l’argent. Une belle démonstration sans morale, cruelle, surprenante et forcément drôle.

Christine Friedel

Théâtre des Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs, Paris ( I er). T. : 01 42 36 00 50.

 

Le Canard à l’orange de William Douglas-Home, adaptation de Marc-Gilbert Sauvajon, mise en scène de Nicolas Briançon

Le Canard à l’orange de William Douglas-Home, adaptation de Marc-Gilbert Sauvajon, mise en scène de Nicolas Briançon

 Ce dramaturge anglais (1912-1992) a comme officier, participé à le seconde guerre entre 40 et 44 mais a été mis en prison pour avoir refusé de participer à la destruction du Havre. Il devient ensuite un auteur très populaire dans son pays avec une cinquantaine de pièces, entre autres Qu’est-ce que maman comprend à l’amour? (The Reluctant Debutante) (1955), Le mauvais soldat Smith (The Bad Soldier Smith) (1961), Ne coupez pas mes arbres (Lloyd George Knew My Father) (1972). Mais surtout ce Canard à l’orange (The Secretary Bird) (1967) qui a fait l’objet de nombreuses réalisations au Royaume-Uni mais aussi en France, celles de Nicolas Briançon qui fut récompensé avec deux Molières en 2019 comme acteur et comme metteur en scène de cette pièce.

Hugh Preston, un animateur-vedette de télévision est marié depuis quinze ans à Liz et ils ont deux jeunes enfants. Lui, bien connu pour avoir de nombreuses aventures, apprend un vendredi soir par sa secrétaire Patti Pat que sa femme a un amant. Au cours d’une partie d’échecs, entre de nombreux verres de whisky, Liz, très embarrassée, avoue à son mari que, oui, elle a un John dans sa vie et qu’elle elle part avec lui ce dimanche faire un beau voyage en Italie. Cela se passe dans un grand et salon cossu imaginé par Jean Haas. Canapé Chesterfield, bibliothèque avec livres d’art, fauteuils, table basse et fleurs un peu partout. Hugh qui tient à sa belle Liz, a établi en toute urgence une stratégie assez perverse pour la récupérer. Il téléphone donc sans aucun état d’âme à John Brownlow et l’invite à passer le week-end à la maison pour soi-disant régler en toute amitié, les problèmes du divorce qu’il semble admettre. Il propose même aussi à Liz de prendre tous les torts à sa charge. Et il a l’idée de se faire prendre en flagrant délit d’adultère avec Patti Pat, sa secrétaire qu’il appelle immédiatement pour lui confier un travail soi-disant aussi important qu’urgent ce week-end. Ce qu’amoureuse de lui, elle accepte tout de suite. Et débarque alors une magnifique jeune plante (Camille Lavabre qui a présenté la météo à Canal +), juste tolérée par Liz et aussitôt cordialement détestée par la redoutable gouvernante Madame Grey, l’excellente Sophie Artur qui, avant le spectacle, est passée devant le rideau pour mettre les choses au point: «Le portable: coupé ou en mode avion, pas de photos, ni d’enregistrements. Compris?  On verra. » Arrivera aussi John Brownlow, un grand et bel homme un peu réservé, plus très jeune (François Vinticelli). La mécanique proche de celle de Feydeau est alors prête à fonctionner. Très pervers, Hugh a toujours la réplique facile, maîtrise cette situation cherche à déstabiliser John à qui il répond quand il s’étonne de le voir boire du whisky à 9 h du matin : « Oui… Ben moi, je bois du whisky quand je veux, d’une part, et d’autre part, il est 9 h 20. » Les répliques fusent, parfois un peu faciles mais efficaces : «Mon vieux, l’homme est un animal pensant qui ne pense jamais à emporter sa brosse à dents.» ou «Son mari boit tellement, qu’elle est devenue alcoolique». «Ce doit être très humiliant pour une femme, d’être mariée à un cocu.» «Reprenez des glaçons, il faut en profiter, c’est la saison! »

©x

©x

Et il y aura un dîner avec ce fameux canard à l’orange mais nous n’en verrons pas le moindre morceau et ensuite, tout se passera comme prévu. Hugh sait y faire… et le lendemain après le petit déjeuner, il fera les comptes. Oui, dit-il cyniquement à Liz, il a sans doute, même s’il reste un peu évasif, bien passé la nuit avec sa Patti Pat. Et la femme de chambre a pu le constater : ils étaient tous les deux dans le même lit. Muni d’un constat d’adultère en poche, il peut divorcer en plein accord avec Liz. Mais cela va sans doute un peu vite pour elle qui le reçoit mal. Quant au pauvre John, il reste comme engourdi par les humiliations qu’Hugh lui sert en rafales… Et banco pour Hugh, la belle Liz rompt avec cet amant miraculeux qu’elle trouve finalement peu séduisant. Et en plus, jalouse de la secrétaire, elle va retomber dans les bras de son mari. Vieux scénario déjà utilisé par Lope de Vega… il y a quatre siècles dans Le Chien du jardinier avec les amours de Diana, une grande dame inconstante. La boucle est bouclée. Et -c’est un peu téléphoné- John se chargera de mettre au train la belle secrétaire mais, bien sûr, ils repartiront tous les deux en voiture.

Petite cerise sur le gâteau de la vengeance, Hugh a piqué sans aucun scrupule à John les deux billets de train pour l’Italie et y emmènera Liz… Il y a ici du Marivaux et du Feydeau, saupoudré d’une bonne pincée d’humour anglais. Ce week-end un peu fou, mis en scène avec précision et finesse par Nicolas Briançon, est souvent à la limite de la caricature mais sans jamais glisser dans la vulgarité. Et il joue Hugh -qui est presque toujours sur le plateau- avec un plaisir évident. Il boule parfois son texte mais on sent qu’il a envie d’imposer ce personnage assez pervers pour arriver à mettre au point une telle stratégie. François Vincentelli, en costume à carreaux et nœud papillon, avec un léger accent belge, a tout d’un personnage ahuri de B.D. Avec une remarquable gestuelle, il glisse tout d’un coup sur le canapé, fronce les sourcils, ne comprend rien au guêpier où il s’est fourré et a bien du mal à résister aux humiliations que Hugh  lui inflige sans arrêt. Bref, cet amant de rêve pour Liz a sans douté été séduisant mais, à l’épreuve, il ne se révèle pas très malin, ce dont elle finit par s’apercevoir. Il en faut de l’intelligence à un acteur pour arriver à créer ce type de personnage aussi balourd ! Chapeau… Hélène Médigue (Liz) dans un rôle pas facile, est crédible même si on comprend mal que cette grande bourgeoise se soit laissée aussi longtemps berner par son mari. Ou s’est-elle résignée et pourquoi est-elle allée chercher un amant aussi ringard? C’est une faiblesse de la pièce. Mais Hélène Médigue réussit à rendre presque émouvante cette femme inconstante qui, à la fin, se réfugie dans les bras de son mari.

Mention spéciale à Camille Lavabre qui joue une Patti Pat très sexy en mini-minijupe noire cachant peu des jambes interminables. Cette belle arriviste a compris depuis longtemps les stratégies de séduction pour grimper dans la hiérarchie de la boîte de prod. Tout en faisant semblant de ne pas y toucher… Les cinq personnages (trois femmes et seulement deux hommes, ce qui est rare dans une distribution!) doivent beaucoup à l’excellence des costumes de Michel Dussarat qui a signé ceux des mises en scène de Jérôme Savary, notamment pour le Magic Circus puis entre autres de Cyrano de Bergerac et du poétique Chantecler. Il sait forcer le trait avec saveur mais sans abuser et bien entendu cela renforce le comique des personnages. Roland Barthes aurait apprécié cette accentuation, lui qui écrivait avec lucidité  en 1955 dans Les Maladies du costume de théâtre : « Le costume est sain quand il laisse l’œuvre libre de transmettre sa signification profonde, quand il ne l’encombre pas et permet en quelque sorte à l’acteur de vaquer sans poids parasite, à ses tâches essentielles. Ce que l’on peut du moins dire, c’est qu’un bon code vestimentaire, serviteur efficace du « gestes » de la pièce, exclut le naturalisme. » (…) Autre fonction positive du vêtement : il doit être une humanité, il doit privilégier la stature humaine de l’acteur, rendre sa corporéité sensible, nette et si possible déchirante. Le costume doit servir les proportions humaines et en quelque sorte sculpter l’acteur, faire sa silhouette naturelle, laisser imaginer que la forme du vêtement, si excentrique soit-elle par rapport à nous, est parfaitement consubstantielle à sa chair, à sa vie quotidienne; nous ne devons jamais sentir le corps humain bafoué par le déguisement. »

La pièce depuis le temps a fait ses preuves et nous pouvons vous garantir que, même s’il y a des invraisemblances, quelques longueurs et parfois un côté un peu années soixante (en fait nous ne saurons jamais sinon par le modèle du téléphone, l’époque où cela se passe) c’est souvent drôle. Et, par les temps qui courent, la salle apprécie et rit vraiment. Le théâtre public étant lui plutôt abonné aux thèmes d’une noirceur absolue en trois heures (à part de temps à autre un Labiche ou un Feydeau), vous pouvez changer de boutique et vous ne serez pas déçus: loin d’un boulevard vulgaire et banal, le spectacle est aussi du cousu main. Seul bémol : comme dans tous les théâtres privés, les bonnes places sont à quarante €… Allez, un petit dernier verre pour la route: «Mais je ne plaisante pas, je ne plaisante pas du tout. J’en ai peut-être l’air, parce que je descends d’une vieille famille écossaise qui a toujours réussi à vendre du désherbant pour du whisky millésimé, mais ça ne veut rien dire. »

 Philippe du Vignal

Théâtre de la Michodière, 4 bis rue de la Michodière, Paris (II ème). T. : 01 86 47 68 62.

 

 

Andando Lorca 1936, textes de Federico Garcia Lorca, traduction, adaptation et mise en scène de Daniel San Pedro, composition et direction musicale de Pascal Sangla

Andando Lorca 1936, textes de Federico Garcia Lorca, traduction, adaptation et mise en scène de Daniel San Pedro, composition et direction musicale de Pascal Sangla

©x

©x

C’est une sorte de concert-récital-oratorio théâtralisé avec des comédiennes expérimentées qui savent aussi chanter, Aymeline Alix, Audrey Bonnet, Camélia Jordana, Estelle Meyer et Johanna Nizard,accompagnées par Pascal Sangla au piano, par Liv Heym au violon et à la guitare, au luth, aux percussions et à la contrebasse par M’Hamed El Mendjra. Des interprètes qui jouent parfois en solo. « La musique, dit le metteur en scène, était si importante pour Lorca qui faillit devenir pianiste concertiste et qui était passionné de musique populaire,  de flamenco et gospel. Ce qui permet l’accès le plus direct à sa poésie et à son univers, que l’on soit néophyte ou spectateur averti. » ( sic)

Daniel San Pedro a imaginé qu’à la mort de Bernarda Alba, le personnage éponyme de la pièce sans doute la plus connue du dramaturge,  sont réunies autour du cercueil de leur mère. En fonde scène une dizaines de cierges allumés. De la salle, arrivent deux hommes portant un gigantesque encensoir qu’ils vont suspendre au-dessus de la scène et qui va se balancer en envoyant de l’encens. Curieuse idée mais bon… Ces jeunes femmes sont censées faire ressurgir grâce au chant et à la parole toute la poésie du grand poète assassiné en 1936 -il avait seulement trente-huit ans- avant que son pays ne tombe dans une guerre civile effroyable avec un cortège de morts et d’exilés dans les conditions le plus souvent effroyables. Et l’Espagne va se retrouver broyée par une tragédie qui atteindra chaque famille avant de retrouver la liberté à la mort de Franco… Une tragédie qui va toucher aussi l’Europe.  » J’aimerais entendre, disait Lorca, le bruit de chaînes de tous les navires qui lèvent l’ancre sur toutes les mers. «           

 

©x

©x

Cela aurait pu être une évocation poétique mais malheureusement le travail de mise en scène est très décevant : scénographie brouillonne avec d’abord cet immense  encensoir, une toile transparente ornée de grandes feuilles d’arbres un cercueil à roulettes qui deviendra ensuite  canapé. Et aussi un grand coffre servant d’armoire éclairée par de petites ampoules où se tient assise à la fin, une des actrices. Côté dramaturgie, ce n’est guère mieux avec plusieurs fausses fins. Avec, encore une fois, des douches de fumigènes généreusement dispensés au public, comme si le masque obligatoire ne suffisait pas… Il y a une mauvaise direction des actrices; à cause d’une très mauvaise balance entre texte et musique, elle n’arrivent pas à se faire bien entendre que rarement. Daniel San Pedro a cru bon de les équiper comme les musiciens de micros H F. Résultat: le texte nous arrive incompréhensible ou presque et nous finissons par décrocher. Et ce spectacle qui distille déjà un certain ennui, n’en finit pas de finir. Quelques spectateurs ont quitté la partie et les autres ont applaudi mollement…

On se demande comment les acteurs de Peter Brook se faisaient si bien entendre dans cette même petite salle. Ah ! La Cerisaie avec Michel Piccoli, Natacha Parry, Andrzej Seweryn, Anne Consigny… Nous nous mettons à rêver de ces mêmes actrices, juste soutenues par un air de luth ou de guitare,  et disant simplement, sans aucun micro, sur un plateau vide, les merveilleux poèmes du grand écrivain. Vous aurez compris que vous pouvez relire chez vous tranquillement Federico Garcia Lorca dans La Pléiade ou si possible en édition bilingue…

Philippe du Vignal

Jusqu’au 14 février, Théâtre des Bouffes du Nord,  37 bis boulevard de la Chapelle, Paris (X ème). T. : 01 46 07 34 50. 

 

 

La Mouette d’Anton Tchekhov,traduction de Françoise Morvan et André Markowicz, mise en scène de Paul Desveaux

La Mouette d’Anton Tchekhov, traduction de Françoise Morvan et André Markowicz, mise en scène de Paul Desveaux 

Créé en 1896 sans succès à Saint-Pétersbourg puis accueillie triomphalement à Moscou deux plus tard dans  la mise en scène de Constantin Stanislavski et Vladimir Nemirovitch-Dantchenko, la pièce a ensuite a été jouée dans le monde entier et montée en France, il y a juste un siècle par Georges Pitoëff à la Comédie des Champs-Elysées. Puis jouée chez nous, pratiquement chaque année; la dernière mise en scène truffée de vidéos -assez décevante- (voir Le Théâtre du Blog) était  celle de Cyril Teste l’an passé. Des Mouette, nous en avons vu voler un dizaine mais jamais avec une distribution comprenant acteurs confirmés et très jeunes comédiens; cela valait donc  le coup d’ aller jusqu’à Asnières-sur Seine…

 

© Schneegans

© Schneegans

Un des meilleurs scénarios du théâtre moderne, même si au début, le public a un peu de mal à savoir qui est qui dans ces nombreux personnages. Comme toujours chez Tchekhov, cela se passe à la campagn. Ici, chez Sorine, un haut fonctionnaire retraité à la santé chancelante. Sa sœur, la célèbre actrice Irina Arkadina, assez contente d’elle, arrive pour quelques jours avec son amant Trigorine, un écrivain à succès et lui aussi, un peu suffisant. Konstantin, le fils d’Arkadina, a écrit une petite pièce qu’il va jouer dans le jardin avec Nina, une très jeune fille qui rêve d’être comédienne et qu’il aime. Mais l’actrice réputée  trouve le texte sans intérêt et le dit très maladroitement à son fils qui est furieux. Question de générations… Mais quand une mère  s’adresse à son fils, autant qu’elle le fasse avec des pincettes. Medviedenko, un brave instituteur, lui,  aime Macha, la fille de Chamraïev l’intendant de la propriété mais elle aime Konstantin. Quant au bon vieux docteur Dorn, il veille sur la santé défaillante de Sorine et sur celle des autres…

Quelques jours plus tard, Arkadina se dispute avec Chamraïev et veut partir. Konstantin offre curieusement à Nina une mouette qu’il a tuée Et elle a évidemment horreur de ce cadeau. Konstantin voit, très jaloux et non sans raison Trigorine flirter avec Nina, qui elle est très séduite par cet écrivain qui sait rester modeste. Elle veut absolument, elle devenir actrice, même si elle sait que cela ne va pas être facile. Mais Arkadina et Trigorine vont partir. Arrive Konstantin avec un bandage sur la tête : il a voulu se suicider. Nina l’amoureuse, offre à l’écrivain un petit médaillon où est gravée une phrase de lui : « Si vous avez jamais besoin de ma vie, venez et prenez-la. » Sorine affaibli dort sur un divan. Konstantin demande à sa mère de changer son pansement et s’attaque à Trigorine. Violente dispute entre eux. Trigorine demande à Arkadina, s’ils peuvent rester à la propriété. L’actrice comprend alors l’attirance de son amant pour Nina mais repartira avec elle à Moscou. Nina, bouleversée, dit adieu à Trigorine mais lui dit qu’elle aussi va aller à Moscou pour  être actrice : les dés sont jetés et les amoureux se reverront…

© Schneegans

© Schneegans

C’est le long hiver russe et deux ans ont passé. Konstantin écrit des pièces et commence à être reconnu. On apprend que Macha, par dépit, a épousé Medviedenko et qu’ils ont eu un enfant, même si elle est restée amoureuse de Konstantin. Nina et Trigorine, eux, ont vécu un temps ensemble à Moscou mais leur bébé est mort. Trigorine a fini par quitter Nina et a retrouvé Arkadina. Quant à Nina, elle n’a pas fait la carrière dont elle rêvait et joue seulement dans une petite troupe et en province… Pas à Moscou.. Sorine, lui, s’affaiblit et Arkadina revient pour le voir. Ils font tous un loto, sauf Konstantin qui préfère écrire. Soudain, Nina qui est arrivée dan le village  arrive et lui dit qu’elle est bien une actrice… Il lui demande de rester. Elle, désemparée s’en va. Konstantin déchire alors le texte qu’il écrit, la partie de loto reprend mais on entend un coup de feu. Dorn va voir puis revient et dit, beau mensonge comme seuls savent en faire les médecins, que simplement un flacon d’éther a éclaté. Il demande à Trigorine de faire sortir Arkadina : Konstantin vient de se tuer…

Medviedenko aime Macha, qui aime Konstantin, qui aime Nina, qui aime Trigorine dont Arkadina est passionnée. Et le docteur Dorn que Paulina aime, est amoureux d’Arkadina. Mais aucun de ces personnages n’est vraiment heureux, comme s’ils cherchaient en vain à trouver le grand amour de leur vie. Seuls paraissent plus lucides Trigorine et peut-être le docteur Zorn… Il y a de la comédie dans l’air mais aussi et finalement,  la mort est au rendez-vous… C’est un des aspects que l’on oublie souvent:  une mouette tuée , la mot d’un bébé fréquente à l’époque, le suicide de Konstantin et la fin prochaine de Trigorine. Bref, la mort plane à tous les âges : quelques mois, deux dizaines d’années ou plus de soixante, que l’on soit un oiseau ou un humain. Mais dans cette pièce si riche, Tchekhov parle aussi des artistes et des écrivains, » « tous deux dans le tourbillon » (…) Jadis j’étais heureuse comme une enfant, je chantais le matin en me réveillant, je vous aimais, je rêvais de gloire et maintenant ? (…) Et tout ici est aussi affaire de générations : on est toujours le vieil homme de théâtre ou la vieille actrice de quelqu’un, comme dans la vie. La vie est brutale, dit, à la toute fin de la pièce, Nina à Konstantin. Et le grand dramaturge russe aborde aussi le thème du théâtre dans le théâtre, avec des extraits de la pièce de Constantin, et Arkadina est très souvent dans la vie comme sur une scène, toujours exubérante et en représentation.

Il fallait rappeler les enjeux de cette pièce que Paul Desvaux a bien compris et comme il le dit, c’est peut-être ce qui fait marcher le monde et les conflits semblent insolubles entre générations, c’est aussi un des thèmes de cette pièce si riche. Sur le plateau, quelques arbres en pot pour figurer le jardin de la propriété. Pas très beaux (sans doute de la récup) mais qu’importe, une table et quelques chaises blanches de jardin ; puis le salon de la grande demeure, habilement figuré par quelques portes-fenêtres et une grande table bricolée assez laide, (mais là aussi, qu’importe). Compte ici le tissage, -comment dire cela autrement- entre acteurs confirmés comme René Loyon  tout à fait remarquable dans le rôle du vieux Trigorine, Léonore Chaix (Arkadina) et Igor Skreblin ( Sorine) et les jeunes acteurs du Studio Esca dont, avec Tatiana Breidi, Paul Desveaux est le directeur. Ils jouent tous les autres rôles, même s’ils n’en ont pas toujours l’âge. Et cela fonctionne plutôt bien, même si au soir de cette première, les chose sont encore fragiles. Simon Cohen semble avoir quelque mal à garder son personnage et semble peu affecté par le coup de feu qu’il s’est tiré dans le front. Là, il a quelque chose à revoir. Héloïse Werther, très juste en Irina dans les trois premiers actes est  moins convaincante au IV ème, quand elle retrouve Konstantin après deux ans…

Paul Desveaux a réalisé un travail très honnête, sans esbroufe et sans poncifs ou vieux trucs à la mode… ouf ! cela fait du bien ! Ici, pas d’ajouts, vidéos, voix et musique amplifiées, fumigènes dont nous avons notre ration quotidienne ou presque (sauf le petit éclair de souffre inhérent à la pièce) . Et bien éclairé  par Laurent Schneegans. Le metteur en scène a imposé une excellente diction chez tous les acteurs y compris les jeunes.  Cela change de bien des spectacles actuels dont Le Tartuffe d’Yves Beaunesne ( voir Le Théâtre du Blog) Et ici nous entendons ce texte magnifique comme rarement. Des bémols ? Oui, il ya quelques ruptures de rythme quand il y a changement d’accessoires et Paul Desveaux nous a semblé moins à l’aise dans le IV ème acte: nous nous n’y ressentons pas l’écoulement du temps toujours difficile à traiter au théâtre. Et il n’a pas vraiment respecté les didascalies ni tout à fait le texte. Bref, cette mise en scène et surtout la fin a encore besoin d’être encore affinée et rodée mais la substantifique moelle de la pièce est bien là, grâce aussi à la belle traduction de Françoise Morvan et André Markowicz. Et il y a ici une vérité des êtres et des situations comme le voulait l’incomparable Anton Tchekhov qui insistait pour que l’on respecte ses didascalies. Roger Grenier, un de ses traducteurs, nous dit que Lika, une collègue de lycée et amie de la sœur d’Anton Tchekhov dont elle était très amoureuse, choisira aussi par désespoir   de vivre avec Potapenko, un écrivain dont elle eut un enfant. Mais cela se passa trois ans après que Tchekhov eut écrit La Mouette

Note à bonnets: serait-il possible pour faire plaisir aussi à Anton Tchekhov, déjà grand défenseur de la Nature, que le dossier de presse soit exempt de couverture et reliure en plastique et imprimé recto-verso? Ce serait aussi un bon exemple pédagogique…

Philippe du Vignal

 Jusqu’au 20 février, Studio-ESCA, 3 Rue Edmond Fantin, Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine). T. : 01 47 90 95 33.
Métro Gabriel Péri: relativement simple mais attention mieux vaut avoir un plan, la rue Edmond Fantin est tout près de l’Hôtel de ville… 

Ballets européens au XXI ème siècle

Ballets européens au XXI ème siècle à Mulhouse

 A l’occasion de la reprise de Kamuyot d’Ohad Naharin à Mulhouse (voir Le Théâtre du Blog), Bruno Bouché, directeur artistique du Ballet de l’Opéra national du Rhin et Benoît André qui dirige la Filature, inauguraient une collaboration entre ce Ballet et cette Scène Nationale, hébergés sous le même toit. Gardant en mémoire les soirées à Chaillot-Thé́âtre National de la Danse en 2015 pour célébrer les trente ans des Centres Chorégraphiques Nationaux, ils ont programmé de grandes troupes européennes. Avec les Ballets de Lorraine à Nancy, du Capitole à Toulouse, ceux des Opéras nationaux du Rhin, de Bordeaux, Paris, Lyon, Marseille (La Horde), le Malandain Ballet à Biarritz, le Ballet Preljocaj, le Hessisches Staatballett et le Ballett Theater de Bâle.

Trois soirées pour découvrir des esthétiques. « En France, nous sommes les parents pauvres en cette matière, dit Bruno Bouché. Nous avons peu de livrets et il faudrait que la danse s’ouvre sur un répertoire plus vaste. Quels chemins pour une compagnie de trente-deux danseurs à la formation académique, en dehors de la trop évidente «autoroute néo-classique ? » Le programme de cette troisième soirée répond à cette question avec des créations contrastées, celle du Ballet Theater Basel étant la plus contemporaine.

Celestial, chorégraphie de Garrett Smith, musiques d’Antonio Vivaldi et Thomas Tallis, Ballet de l’Opéra national de Bordeaux 

Celestial (c) (3)

Celestial © Yohan Terrazza

Six danseuses et sept danseurs s’élancent, aériens, en tenue blanche vaporeuse. Leur gestuelle classique se fond dans les mélodies baroques;portés et figures s’échangent au masculin et au féminin, bousculant les codes de genre et inversant les rôles. La présence des hommes s’affirme dans toute une séquence, en douceur, à l’image de cette troupe, l’une des plus anciennes de France née sous Louis XlV, qui a progressivement ouvert son héritage classique à la modernité, surtout depuis qu’Eric Quilleré la dirige.

Bliss, chorégraphie de Johan Inger, musique de Keith Jarrett,  Ballett Theater Basel 

(4)

Bliss (c) Ingo Hoehn

 Cette pièce décalée de trente minutes révèle le sens narratif de ce chorégraphe suédois, passé par le Nederlands Dans Theater. Il fut directeur artistique du Ballet Cullberg où il a créé plusieurs spectacles et avait déjà, à Bâle, réalisé un Peer Gynt remarqué. Bliss commence, salle éclairée, par un long silence, avant que s’insinue le fameux Concert pour piano de Köln. Deux hommes surgissent l’un après l’autre sur l’immense plateau, semblant perdus. Nous les retrouverons au cours des chassés-croisés entre les sept danseuses et huit danseurs qui vont développer librement leur style, dans un parcours où alternent duos, trios et scènes collectives avec courses et rondes. Des sautillements d’allégresse ponctuent les enchaînements.

Cette compagnie mêle classique, contemporain et gestuelle hip hop. Les corps de ses interprètes n’obéissent pas aux canons classiques et l’ensemble a une personnalité particulière. Dirigé par Richard Wherlock depuis vingt ans, la compagnie bâloise rencontre un énorme succès en Suisse et à l’étranger avec des œuvres narratives ou abstraites de son répertoire de danse contemporaine Et ici, nous comprenons pourquoi.

Fireflies, extraits d’une chorégraphie de Bruno Bouché, musiques de Johan Johnnsson et de Gorillaz, Ballet l’Opéra national du Rhin

Ballets européens au XXI ème siècle dans Danse fireflies-c-agathe-poupeney-6-300x206

Fireflies / © Bruno Bouché

La troupe réunit à Mulhouse trente-deux danseurs permanents de formation académique, venus du monde entier. Son directeur artistique présente deux extraits de sa pièce de 2017. Un trio : A Song for Europa, titre de cette courte compositionoù, derrière une musique planante, la voix d’une lointaine radio lit des chiffres et messages codés. Cette partition fantomatique fait écho aux figures précises, sculptées par les danseurs Jesse Lyon et Ryo Shimizu et leur partenaire, Susie Buisson. Après ce moment intime, toute la troupe en juste-au-corps moirés envahit le plateau fougueusement. Une énergie brute qui se disperse et se recompose, vibrionnante et insaisissable, comme les insectes de feu évoqués par la musique du groupe anglais Gorillaz. Et nous aurions eu envie d’en voir plus que sept minutes….

Le Ballet de l’Opéra national de Paris, dirigé depuis 2016 par Aurélie Dupont, présente un programme éclectique, à l’image de ce berceau de la danse classique. Issue de l’Académie royale de danse fondée en 1661 par le Roi-Soleil, devenue Académie royale de musique en 1672 (nom initial de l’Opéra de Paris), ce fut la première troupe professionnelle d’Europe avec cent-cinquante quatre danseurs venus en majorité de son Ecole. Moyenne d’âge : vingt-cinq ans, donc l’une des plus jeunes compagnies. Ce programme  avec trois pièces révèle la grande maîtrise de ses artistes et leur adaptation aux codes développés par différents chorégraphes.

- OnP (1)

3 Gnossiennes (c) Svetlana Loboff

Le danseur et chorégraphe néerlandais de quatre vingt-dix ans a composé cette pièce de dix minutes en 1982. Elle a le charme du classicisme à l’état pur, dépouillé et minutieux comme la musique de Satie, interprétée par la pianiste Ryoko Hisayama. La danseuse-étoile Ludmila Pagliero fait des étincelles dans les portés délicats de Florian Magnenet.

And… Carolyn chorégraphie d’Alan Lucien Øyen, musique de Thomas Newman

 Un duo créé en 2008 par le Ballet national de Norvège sur une partition composée pour American Beauty, un film d’Alan Ball (1999). Sur cette bande-son qui inclut les bruitages, le cinéaste avec une voix feutrée et émue, dit la beauté du monde. Clémence Gross et Andrea Sarri ont repris cette chorégraphie il y a quatre ans avec le Ballet de l’Opéra de Paris. La danseuse, en robe blanche et chaussettes rouges, évolue gracieusement, comme une image qui serait projetée en fond de scène. Ses gestes amples des bras et jambes, se répètent avec une grande simplicité. Puis son partenaire la rejoint pour un pas de deux, romantique et sentimental. Un petit bijou de dix minutes…

 The Vertiginous Thrill of Exactitude , chorégraphie de William Forsythe, musique de Franz Schubert

 Ce pas de cinq créé en 2004 sur le mouvement final de la Symphonie n°9, garde les signes extérieurs de la danse classique : tutus, pointes, portés virtuoses, rapport homme/femme traditionnel… Mais le chorégraphe américain réduit la grammaire académique à l’essentiel en quinze minutes et met en valeur la technique de ses interprètes. Avec des costumes colorés et stylisés à l’excès : tutus acidulés, plats comme des galettes pour les trois danseuses et juste-au-corps rouge cramoisis pour les deux danseurs.
Un ballet qui décline les codes du genre avec une rigueur vertigineuse et envoûtante. Les solos s’enchâssent dans les pas de deux ou les trios. Et des figures isolées naissent des mouvements d’ensemble. Les enchaînements classiques, ici détournés, insufflent à cette pièce une énergie nouvelle.

 Mireille Davidovici

 Spectacles présentés les 23, 26 et 29 janvier, La Filature.20 allée Nathan Katz, Mulhouse (Haut-Rhin).

 

 

.

 

 

 

Festival Trente Trente : dix-neuvième édition

Festival Trente Trente : dix-neuvième édition

©x

©x

Initiée et dirigée par le metteur en scène Jean-Luc Terrade depuis 2004, cette programmation de formes de quarante minutes maximum est consacrée à la création. Avec chaque année, à Bordeaux-Métropole et en région Nouvelle-Aquitaine, des spectacles à la fois locaux, nationaux mais aussi étrangers. Ici, l’accent est mis sur le travail corporel, la danse, la musique, les marionnettes, la performance, le théâtre, le cirque et des installations d’arts plastiques. Et aussi des ateliers ouverts aux amateurs de danse ou performance, et quelques résidences d’artistes invités.

Cela se passe en plein centre ville, notamment dans deux anciens beaux lieux remis à neuf: le marché de Lerme en verre, fonte et zinc comme la halle des Chartrons réalisés en 1866 par l’architecte Charles Burguet. Mais aussi à l’Agora, à l’hôtel Ragueneau et cette année et pour la première fois à la Bakery Art Gallery dans le quartier Saint-Michel. Et au Bouscat, une commune limitrophe, à l’Atelier des Marches, un ancien chais qui, en temps ordinaire, est l’espace de travail de la compagnie Jean-Luc Terrade. Mais aussi au T4S à Gradignan ou à la Manufacture-C.D.C.N. à Bordeaux.

«Je veux, dit-il, découvrir et faire découvrir des artistes dans des lieux où il y a un rapport autre que frontal, donc avec une intimité plus grande et sans filtre entre scène et public. Ce que demandent souvent les artistes. Fil rouge cette année: le rapport au corps, que cela passe par le geste ou la voix. Allant de l’intime à, in fine, à l’universel. Ce thème a d’autant plus de sens après la crise sanitaire qui a éloigné les corps entre eux. Et, comme chaque année, 80% de solos ou duos. Une façon de se mettre à nu, comme chez Volmir Cordeiro, Steven Michel, François Chaignaud… Cet intime-là, difficile à obtenir, m’intéresse beaucoup. D’autant plus, encore une fois, après le confinement. »

Nous n’avons pu qu’assister qu’à un tiers des spectacles dont quatorze créations, étapes de travail et avant premières,et j’ai voulu mettre en lumière les talents locaux (près de la moitié de la programmation). Il est essentiel de s’engager et de soutenir nos artistes en Nouvelle-Aquitaine comme ceux particulièrement intéressants de Sophie Dalès, de Sthyk Balossa que je suis depuis plusieurs années ou le duo Éric Charron et Annabelle Chambon qui présente sa nouvelle création. Alexandre Fandard crée Comme un Symbole, un solo et la danseuse Leila Ka présente Se faire la belle, le dernier volet de son triptyque de danse. J’aime inviter un grand nombre d’artistes au début de leur parcours pour être découverts par des programmateurs. Ce fut le cas par exemple pour Claudio Stellato. Et le Sola Gratia de Yacine Sif El Islam porte une parole très forte. Et Nicolas Meusnier qui travaille à partir de sa famille, sa vie… mais avec un acte artistique qui ouvre sur le monde, comme Yacine Sif El Islam. Et Nadia Larina, une chorégraphe russe qui vit à Bordeaux, avec … Et tous les ans, nous travaillons avec l’Agora de Boulazac et cette année deux spectacles et deux présentations de travaux. Et tous les deux ans Un Chapiteau en Hiver à Bègles, avec deux soirées musicales Derviche de Bab Assalam et Sylvain Julien, un duo de musiques syriennes accompagné d’un artiste circassien, suivi de La sainte face à la tête viande, une commande que nous avons faite à Olivier de Sagazan et Arnaud Nano Méthivier.

Nous n’avons pu voir qu’un tiers de ces formes atypiques, singulières, voire  dérangeantes comme le dit justement Jean-Luc Terrade : « Si l’on garde trop de codes, nous n’irons pas chercher ailleurs une parole différente. Avec la performance et l’art alternatif, les gens sont obligés de lâcher prise. » Le public, chose rare, est assez différent d’âge, souvent jeune,  à la différence du festival d’Avignon. Avec des intérêts divers et sans préjugés, que ce soit pour la danse, la performance ou un solo de théâtre. Dans la mouvance de feu Sigma où Roger Lafosse, dans les années soixante, invitait de presque inconnus comme excusez du peu, Les Pink Floyd, le Magic Circus de Jérôme Savary, Lucinda Childs, Le Living Theatre… Et Jean-Luc Terrade a raison de vouloir continuer à «interroger le monde, le rôle de l’art ». Avec des tarifs accessibles, un point commun avec Sigma, ce qui devient rare surtout à Paris ou dans les grands festivals. Et une sorte de complicité tacite entre public et artistes. Cela fait l’originalité et la force de ce festival au cœur du doux hiver bordelais….

Troisième Nature de  Florencia Demestri et Samuel Lefeuvre

©x

©x

Une création de vingt-cinq minutes dans l’ancien marché couvert rond entièrement rénové avec un beau toit surmonté d’une verrière. Sur un tapis rond et noir, un rocher à la surface en inox, donc à la fois minéral et issu des dernières trouvailles en technologie des matières industrielles. Une installation comme on dit, toit à fait immobile et agréable à regarder. Mais qui ne va pas tarder à s’animer et à prendre des formes sculpturales tout à fait étonnantes. Téléguidées? Pourquoi pas? Mais non, il s’agit sans doute d’un corps qui devient une sorte de forme en mouvement permanent. Un corps -encore plus étonnant- qui va se dédoubler. Florencia Demestri et Samuel Lefeuvre dans un grand silence suggèrent alors une insensible progression et donc une autre perception temporelle, loin de toute manipulation informatique. Une pure beauté dans ce qui serait une gestuelle de la matière, comment dire les choses autrement? Un signe qui ne trompe pas les enfants regardaient avec fascination cette performance réglée au millimètre. Les danseurs enlèvent doucement leur carapace et répètent comme à vue, pendant quelques minutes certains des mouvements réalisés. Peut-être le seul trop de cette belle installation/performance d’une vingtaine de minutes. Mais sinon quelle beauté…

Epurrs360, chorégraphie de Fabrice Lambert en collaboration avec Wilfried Blé et Alexandre Moreau.

©x

©x

Fabrice Lambert a été danseur chez Rachid Ouramdane, Emmanuelle Huynh, Hervé Robes, Catherine Diverrès… Il dirige l’Expérience Harmaat depuis 1996, un lieu de croisements artistiques, avec la création de plus de vingt spectacles à ce jour… Krump est  un acronyme de Kingdom Radically Uplifted Mighty Praise : kingdom : royaume ; radically: radicalement; uplifted: levé, élevé, soulevé; mighty: puissant et praise: éloge. Pour ceux qui ne sont pas de la paroisse, une danse née il y a vingt ans dans les quartiers pauvres de Los Angeles, avec une gestuelle rapide et précise. Wilfried Blé et Alexandre Moreau ont dansé, mise en scène de Clément Cogitore dans Les Indes Galantes et chorégraphie de Bintou Dembélé. Aucune violence mais une gestuelle intense et ludique, d’une rare précision. Une leçon d’initiation pour ceux comme nous qui n’y connaissaient rien par deux artistes en vingt-cinq minutes. Et, malgré ce qui nous semblé être quelques répétitions, cela est très vite passé…

Heartbreaker(s) de Nicolas Meusnier

©x

©x

Cet artiste bordelais est à la fois acteur, chanteur mais aussi danseur et artiste, influencé à la  par l’opéra et… les émissions de télévision. Il crée, à partir d’éléments intimes des fictions: performance théâtrales comme Garçon, Ravage, Démon, écrit des livres comme Bâtard Nuit noire ou des films Merci, Porte, Parcours et des œuvres plastiques: Collier, Fortune/Lounge,Soir. Il a aussi présenté cette année à Trente Trente aussi Sitcom, un solo de 2019, que nous n’avons pu voir, sur le thème d’une saga familiale qu’il reprend dans ceui-ci. Avec un seul personnage principal. Cela se passe dans une de ces grandes salles d’hôtel faite pour les réunions d’entreprise. Figuré ici par un cercle de chaises pliables. Les participants abordent les questions comme la relation amoureuse/et ou sexuelle mais aussi l’effondrement sentimental quand les choses tournent mal. Avec des tours de chant, seule façon de lutter pour garder son identité. Un solo bien réalisé mais qui ne nous a pas entièrement convaincu…

Comme un symbole d’Alexandre Fandard

Ce peintre, danseur et chorégraphe bordelais reprend dans ce solo joué récemment à la Villette à Paris, un personnage qui a été le thème de nombreux spectacles. Celui stéréotypé d’un jeune homme -plus rarement un jeune femme- de banlieue. Comme Ladji Diallo, notamment qui, lui « a repris l’art du conte de ses ancêtres et à vingt-et-un ans, a ressenti le besoin de nourrir ses racines, restées quelque part au Mali, le long du fleuve Niger, pour m’épanouir dans un pays qui est le mien, la France, sur une terre qui n’est pas la mienne. Cette quête d’identité me guide dans les profondeurs de l’Afrique, où l’art et le sacré sont intimement liés. »

©x

©x

Ici, Alexandre Fandard veut réhabiliter cette figure du jeune de banlieue relégué dans les H.L.M. à la périphérie de grandes métropoles comme Paris, Bordeaux, Lyon, Lille, Toulouse, Strasbourg… Et vu souvent comme une racaille. Alors qu’il est bien français, il continue à être ressenti comme un éternel étranger, voire un terroriste potentiel. Il a une bonne maîtrise de l’espace scénique mais aussi du geste pictural et de la danse,  ce qui fait naître de belles images. En quinze minutes, cet artiste dénonce  avec force  les stéréotypes et mensonge que débite un certain candidat à la Présidentielle…  «J’ai tendance, dit-il, à imaginer la scène comme une toile blanche et composer alors sur la scène le son la danse et le corps (…) Et, si nous avons bien compris la démarche d’Alexandre Fandard, il évite le rapport frontal avec le public qui est souvent, qu’on le veuille ou non, un rapport de force Et il essaye de nous immerger dans une image ou un objet poétique par le biais d’une parole. Pari tenu et cet essai pour faire parler le corps fonctionne plutôt bien.

Sola Gratia de Yacine Sif El Islam

©x

©x

Sola gratia-, un beau titre avec ces mots latins signifiant «par la grâce seule» c’est-à-dire par la seule volonté de Dieu pour sauver les âmes. Cet artiste bordelais d’origine maghrébine, vedette incontesté de ce festival, a créé ce solo théâtral d’une quarantaine de minutes tout à fait remarquable. A partir d’une mésaventure personnelle: cela s’est passé près de la gare Saint-Jean à Bordeaux, le 3 septembre 2020, donc récemment.A 1h 30 du matin, ans la rue, un homme crie : Sales pédés à Yacine Sif El Islam et à son compagnon Benjamin. Puis, avec un couteau, il lui fend gravement la joue et blesse Benjamin à l’épaule. Suivra une bagarre interrompue par des habitants du quartier… Les agresseurs ont pris la fuite et ne seront jamais retrouvés. Grave traumatisme pour ces jeunes gens… Yacine, trente ans, se met alors à écrire pour essayer d’exorciser sur un plateau de théâtre leur souffrance, cette injustice profonde et cette agression raciste comme il n’existe que trop dans la douce France actuelle. « Il y a eu ensuite, dit-il, la déposition au commissariat dans une situation ubuesque. Je l’ai ressentie comme une deuxième agression. Nous nous retrouvions accusés.» Et le spectacle commence par cette déposition, peu flatteuse pour les flics bordelais! Et l’acteur metteur en scène ne mâche pas ses mots : “Nous étions trop pédé pour nos agresseurs, trop rebeu pour la police”. (…) «J’ai eu trois-quatre expériences avec la police. Je n’avais rien à me reprocher et, à chaque fois, ça s’est mal passé. » Une expérience vécue d’agression homophobe, de racisme et violence mais pas que… Et pour Yacine Sif El Islam, cela remonte à tout ce qu’il a subi plus jeune. «Le spectacle part de l’agression que nous avons vécue pour parler d’autres violences, que ce soit la violence conjugale ou le viol. La violence a jalonné mon parcours (…) qu’elle soit sexuelle ou policière. J’ai besoin de témoigner de ça. J’ai besoin de partager la peine, dire le mal et crier l’injustice. » Les mots sont ici empreints d’une rare colère… « salvatrice pour être lavé des choses. Je ne comprends pas pourquoi on laisse la France se faire gangrener par la haine.» Et l’acteur-metteur en scène veut qu’avec ce spectacle politique au meilleur sens du terme, «les gens regardent en face et comprennent. Ils ne savent pas ce que c’est que d’avoir le corps que j’ai : racisé avec un métissage, homosexuel et qui vient d’une famille pauvre. »

Sur un grand plateau blanc, une chaise, une table avec les feuillets du texte, une grande toile tendue où Benjamin son compagnon, brode lentement un texte sur Bordeaux. Dans le fond, la batterie et la guitare de Benjamin Ducrocq, compositeur et interprète de la musique accompagnant ce court spectacle. Le public dans un silence total, écoute le texte bien joué par son auteur et nous sommes comme tétanisés par ce texte violent, écrit dans une superbe langue. Et tout à fait salutaire à quelques semaines de l’élection présidentielle. Pour le moment, aucune réaction de la police de Bordeaux, mise en cause  dans ce spectacle…

Mais comment en est-on arrivé là dans cette merveilleuse ville de grande culture dont Montaigne fut le maire, et dont un autre maire, Alain Juppé fit tout, et avec succès, pour la rénover et lui donner l’image incomparable d’une cité où il fait bon vivre, entre ressortissants de très nombreux pays, notamment africains… Il est indispensable que ce court récit sous une forme ou sous une autre, puisse être joué partout en France. Yacine Sif El Islam, acteur et homme de théâtre, mène avec Sola Gratia, une réflexion à la fois existentielle et politique d’une grande qualité d’écriture. Jean-Luc Terrade qui l’avait déjà accueilli au festival Trente Trente avec Actéon aux Beaux-arts de Bordeaux, a bien eu raison de l’avoir encore invité. Cette manifestation annuelle avec des rencontres et une programmation hors-normes de formes courtes, mérite d’être mieux connue; c’est l’une des rares en France à associer la création contemporaine, au croisement du spectacle et des arts plastiques.

Philippe du Vignal

Spectacles vus le 22 janvier; le festival Trente Trente commencé le 18 janvier se poursuit jusqu’au 10 février.

 

 

12345

DAROU L ISLAM |
ENSEMBLE ET DROIT |
Faut-il considérer internet... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Le blogue a Voliere
| Cévennes : Chantiers 2013
| Centenaire de l'Ecole Privé...