Entre Chien et loup de Christiane Jatahy d’après Dogville de Lars von Trier

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Entre Chien et loup de Christiane Jatahy, d’après Dogville, un film de Lars von Trier

Une histoire humaine et animale, autant entre araignée et mouche, qu’entre chien et loup. Mais on le sait, l’homme est un loup pour l’homme, et l’heure « entre chien et loup », incertaine. Le film montrait la compassion d’une petite communauté villageoise à l’égard d’une fugitive -en faute sûrement, mais digne de pitié – qui se muait peu à peu en méfiance et persécution. Après l’avoir humiliée et réduite en esclavage, le village finissait par livrer l’indésirable à ceux qui la recherchaient. D’où sa vengeance… Lars von Trier a osé filmé cette histoire avec une star, Nicole Kidman, sur un plateau de théâtre et sans autre représentation du village qu’un simple tracé au sol, et en ne mettant en scène que les comportements, individuels et collectifs.

Christiane Jatahy développe ce même mouvement: de l’accueil à l’esclavage, de l’esclavage à l’exclusion. Elle prend son temps dans ce qui ressemble d’abord à une longue séance de dynamique de groupe conduite par Tom, le cinéaste de la bande. Chacun cherche très concrètement à déterminer sa place dans ce groupe humain, oscillant entre le fonctionnement d’une micro-démocratie et celui d’une secte, sans gourou mais avec ses lois non écrites et d’autant plus impératives. Oui, on vote avec générosité pour accueillir Graça (Grace, dans le film) et oui, elle est prête à aider tout un chacun. Mais cela ne va jamais et la jette dans l’engrenage du malaise et de la maladresse. Et elle devra le payer, à tous les sens du terme. Les femmes la mettent à l’épreuve, comme ces adolescentes harcelant celle qu’elles ont choisi comme tête de turc, l’enfant même la tyrannise. Les hommes abusent d’elle et le plus grand abuseur est celui qui dit l’aimer, fragilisant ses défenses. Graça a-t-elle vraiment commis un crime ? Peu importe : les téléphones portables diffusant la rumeur à vitesse éclair ont pris la place des affiches : Wanted, pointant du doigt les hors-la-loi. Arriverons-nous à la vengeance, dans la logique du western ou du roman noir ?

 La metteuse en scène a donné un autre sens au spectacle. Pour elle qui travaille sur le double jeu théâtre-cinéma, Dogville s’imposait. « Comme si les personnages ouvraient la porte du film et sautaient sur le plateau de chaque théâtre où a lieu la représentation, pour s’adresser au vrai public. » L’intervention de la vidéo et du cinéma au théâtre remonte même assez loin, à Tennessee Williams dans La Ménagerie de verre (1944), comme le metteur en scène Jacques Nichet nous l’avait rappelé au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers en 2009. Elle a placé la question et la pratique de ces échanges au centre de son travail et de sa réflexion, et non comme un des éléments possibles ou commodes de la représentation. Ce faisant, elle se place « entre chien et loup », l’image renvoyant au jeu direct, ce qui introduit ici le doute, ou au moins un questionnement sur le degré de fiction et de réalité . De même, elle insiste pour que les comédiens aient conscience de leur place, à l’intersection de leur personnage et de leur personne. « Ils ne sont pas neutres sur, scène, ils ont une responsabilité. Ainsi, ce ne sont pas des comédiens en train de sortir du jeu, mais des personnages en train d’essayer de sortir de l’histoire de leur vie. Cela rend les choses d’autant plus difficiles, violentes et douloureuses, mais aussi plus proches: il s’agit d’une certaine manière de jouer sur ce qu’on est profondément en tant qu’humanité. » Elle prend le pari de mettre en avant ce que le théâtre vivant ose rarement : arrêter la pièce, se demander « et si on changeait ?». Ce qui se déroule n’est pas inéluctable, et le comédien est maître de sa décision, de cette transgression des lois de la représentation. Cela rend le spectacle à la fois plus fragile et plus fort.

Julia Bernat, l’intruse,  » l’araignée qui se débat dans sa propre toile », est pour l’autrice-metteuse en scène non son actrice fétiche, mais celle qui parle sur scène la langue qu’elle a besoin d’entendre, celle de son Brésil aux prises une fois encore avec le fascisme. Déjà son arrivée (celle de Graça) faisait basculer progressivement la très longue séquence de mise en place du groupe vers une tragédie insidieuse (des spectateurs n’ont pas eu la patience de regarder se développer l’affaire).
Mais peu à peu la violence larvée et la pression montent : le personnage et l’actrice arrêtent alors le jeu, pour interroger acteurs et public sur la suite et le sens à donner à cette histoire. Et loin de casser l’émotion, cette interpellation même, cette respiration nécessaire permet de la ressentir.

Drôle d’objet que ce théâtre-cinéma. Cette fois, l’imbrication est totale, puisqu’elle se glisse dans le parcours même des personnages. Tom, censé être amoureux de Graça, l’emprisonne et la piège en direct dans ses images. Les scènes préenregistrées, montées en continu avec le tournage en direct ne jouent pas seulement leur rôle d’illustration dans le récit, mais mettent en question le regard. Ici, le cinéma n’a plus seulement pour fonction de prêter au théâtre ce qu’il ne peut donner lui-même : les gros plans où le public est censé lire l’âme des personnages (ou de ceux qui les portent). Le media est le message disait Mac Luhan: on ne filme pas, on ne joue pas innocemment. Christiane Jatahy avait monté à la Comédie-Française La Règle du jeu, d’après (déjà) le film de Jean Renoir. Elle poursuit dans cette logique et« embobine » (au sens cinématographique) le spectateur jusqu’au moment où il fait partie de l’action, sans avoir à intervenir, simplement pour avoir suivi le développement du fascisme jusqu’à l’effet de réel produit par l’arrêt volontaire, affirmé, du processus destructeur. Dit ainsi -mais comment le dire autrement ?- cela paraît abstrait et purement intellectuel. Mais dans le temps de la représentation, c’est vécu. Entre Chien et loup sort du discours, sort du théâtre pour nous mener vers une émotion sérieuse, née de l’intelligence de la situation et du sentiment progressif d’une solidarité réelle, concrète, entre « eux» et «nous». C’est la règle du jeu.

Christine Friedel

Jusqu’au 1er avril, Odéon-Théâtre de l’Europe, Ateliers Berthier, 32 boulevard Berthier, Paris ( XVII ème). T. : 01 44 85 40 40.

Les 5 et 6 mai, Scènes du Golfe, Vannes (Morbihan) et du 18 au 20 mai, Piccolo Teatro de Milan (Italie).

Les 3 et 4 juin, De Singel, Anvers (Belgique); les 27 et 28 juin, Greek Festival d’Athènes (Grèce).

Du 13 au 21 octobre, Théâtre National de Bretagne (Île-et-Villaine).

Les 9 et 10 novembre, Bonlieu-Scène Nationale d’Annecy (Savoie) et du 25 au 27 novembre, Centro Dramatico Nacional de Madrid (Espagne).

 


Archive pour 10 mars, 2022

Le Jeu des ombres de Valère Novarina, mise en scène de Jean Bellorini

Le Jeu des ombres de Valère Novarina, mise en scène de Jean Bellorini

 

Cela commence par un bruit d’explosions, le hurlement de sirènes et une voix off qui rappelle : « Il y a trois semaines encore, des gens pouvaient aller librement au théâtre, écouter de la musique, voir des expositions. Et d’un coup, tout s’est arrêté.  » Message efficace reçu aussi sec par le public : ici, nous avons encore ce privilège….

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Le spectacle avait été créé au festival d’Avignon version hivernale. Une commande de Jean Bellorini, directeur du T.N.P. à Valère Novarina, avec  un texte autour du mythe d’Orphée et Eurydice, si souvent traité au théâtre mais aussi à l’opéra et au cinéma. C’est une adaptation de ce long texte (plus de deux-cent soixante pages!) où il y a forcément des à-coups et des longueurs. Règnent ici l’excès verbal, les solos ou textes qui ne font pas partie d’un vrai dialogue et ne répondent à aucune attente.

Et les personnages entrent et sortent seul ou groupe. Parfois même une tête surgit d’une trappe. C’est dit et chanté à la perfection par les acteurs et les musiciens: piano, accordéon, synthé, batterie, et le violoncelle soutenant le chant des personnages : le fameux continuo ou  basse continue.

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Et il y a la voix -souvent en solo- des interprètes de l’Orféo de Claudio Monteverdi avec sur-titrage et celle merveilleuse de Laurence Mayor, une des actrices fétiches de Novarina disant magnifiquement quelques vers des Métamorphoses d’Ovide qui ont inspiré le livret. Les autres acteurs jouent une galerie de curieux personnages qui se définissent autant par leur morphologie: de grands maigres, d’autres assez « enveloppés», que par leurs costumes baroques comme ces pantalons aux couleurs vives ou ces longues robes blanches imaginés par Macha Makeieff. Et ils disent cette inimitable sarabande de mots avec une précision et une intelligence de la langue absolument étonnantes. Comme si cela allait de soit, entre autres,  d’énumérer ces longues listes de noms. Alors que cela représente un long travail à la fois pour l’acteur et pour le metteur en scène chargé de faire régner sur le plateau un certain ordre dans ce torrent aussi fascinant que difficile à maîtriser. Et avec la langue de Valère Novarina, on n’a pas droit à l’erreur mais Jean Bellorini sait faire cela admirablement.

Le spectacle, bien rodé, ne souffre d’aucune défaillance. Rythme, son, lumière : tout ici participe de l’excellence et les images souvent encore une fois, de toute beauté, comme cette rampe de feu à la fin qui s’éteindra avec le spectacle. Savoureuse mais sans doute une des dernières que nous verrons, puisque les choses gazières ne sont pas prêtes de s’arranger…
Ce qui frappe d’abord, est la beauté des images scéniques avec des pianos à queue, les uns en état de marche, les autres comme des ombres justement… C’est parfois un peu long surtout au début et  il y a de fausses fins mais la plupart des moments sont d’une intense poésie visuelle et verbale et quel régal d’entendre à la fois les chants de Monteverdi et  les mots de Valère Novarina qui se conjuguent.
Et il y a ce morceau d’anthologie avec la définition de Dieu par tous ces écrivains et penseurs français ou européens. (Un bel exercice pour les élèves d’écoles de théâtre) : «Dans notre langue, dit un homme à Orphée (si tu veux bien, comme les Latins, ne pas distinguer le u du v) ,il y a a un anagramme du mot DIEU, c’est le mot VIDE. Dans toutes nos phrases, Dieu est un vide, un mot en silence, un trou d’air, un appel qui permet à l’esprit de reprendre souffle ».
Suit une liste de définitions de Dieu avec en vrac parmi des dizaines d’autres, celle de Bossuet : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. »  Et aussi d’Epicure (non de Dieu mais des Dieux) : «Incorruptibles : ils ne craignent ni le temps, ni les blessures, ni les maladies, ni la mort. Ils n’ont aucune raison d’être malheureux. » celle du Coran, de Voltaire, Nietszche avec son fameux « Dieu est mort » dans Le Gai Savoir, ou la non moins fameuse signée Dostoïevski :« Si Dieu n’existe pas, tout est permis » dans Les Frères Karamazov. Et il avait ajouté « Ce n’est pas Dieu que je n’accepte pas, je n’accepte pas le monde qu’il a créé ». Mais aussi la définition de Jacques Lacan : « Dieu n’est rien d’autre que ce qui fait qu’à partir du langage, il ne saurait s’établir de rapport entre sexués. »  Ou encore celles d’Arthur Rimbaud, Charles, Baudelaire, Mallarmé, Serge Gainsbourg… Et à la fin, Orphée seul dans un bois, voit onze cent onze oiseaux,  un chiffre magique selon l’auteur.  Comme «la limnote, la fuge, l’hypille, le ventisque, le lure, le figile, le lepandre, le ramble, l’entrève… »

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Le spectacle, bien rodé, ne souffre d’aucune défaillance : rythme, son, lumière : tout ici participe de l’excellence et les images souvent encore une fois, de toute beauté, comme entre autres cette rampe de feu qui clôt le spectacle. Savoureuse mais sans doute la dernière que nous verrons, si les choses gazières ne s’arrangent pas… Alors autant en profiter. Le texte n’est pas une œuvre majeure de l’œuvre du meilleur poète et dramaturge que nous ayons en France mais Jean Bellorini a su en tirer les plus belles pépites. Et si vous ne le connaissez pas, ou pas bien, cela vaut le coup d’aller voir cette œuvre hors-normes. Un rendez-vous avec la beauté, les merveilles du langage novarinien et la musique de Monteverdi vous attend aux Gémeaux, si vous habitez Sceaux ou les environs. Ou si vous ne craignez pas les retours pas si fréquents en RER jusqu’à Paris (le spectacle finit à 22 h 45 et il y a dix minutes de marche depuis le théâtre).

Philippe du Vignal


Jusqu’au 20 mars, Les Gémeaux, Sceaux (Hauts-de-Seine)  et du 24 au 26 mars, Le Quai, Angers (Maine-et-Loire).

Du 31 mars au 3 avril, Théâtre de la Criée, Marseille ( Bouches-du-Rhône).

Les 20 et 21 avril, Opéra de Massy ( Hauts-de Seine).

Les 10 et 11 mai, Scène Nationale de Bayonne ( Pyrénées-Atlantiques).

Le 15 juillet, festival de Châteauvallon (Var).

 

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