Le Jeu des ombres de Valère Novarina, mise en scène de Jean Bellorini
Le Jeu des ombres de Valère Novarina, mise en scène de Jean Bellorini
Cela commence par un bruit d’explosions, le hurlement de sirènes et une voix off qui rappelle : « Il y a trois semaines encore, des gens pouvaient aller librement au théâtre, écouter de la musique, voir des expositions. Et d’un coup, tout s’est arrêté. » Message efficace reçu aussi sec par le public : ici, nous avons encore ce privilège….
Le spectacle avait été créé au festival d’Avignon version hivernale. Une commande de Jean Bellorini, directeur du T.N.P. à Valère Novarina, avec un texte autour du mythe d’Orphée et Eurydice, si souvent traité au théâtre mais aussi à l’opéra et au cinéma. C’est une adaptation de ce long texte (plus de deux-cent soixante pages!) où il y a forcément des à-coups et des longueurs. Règnent ici l’excès verbal, les solos ou textes qui ne font pas partie d’un vrai dialogue et ne répondent à aucune attente.
Et les personnages entrent et sortent seul ou groupe. Parfois même une tête surgit d’une trappe. C’est dit et chanté à la perfection par les acteurs et les musiciens: piano, accordéon, synthé, batterie, et le violoncelle soutenant le chant des personnages : le fameux continuo ou basse continue.
Et il y a la voix -souvent en solo- des interprètes de l’Orféo de Claudio Monteverdi avec sur-titrage et celle merveilleuse de Laurence Mayor, une des actrices fétiches de Novarina disant magnifiquement quelques vers des Métamorphoses d’Ovide qui ont inspiré le livret. Les autres acteurs jouent une galerie de curieux personnages qui se définissent autant par leur morphologie: de grands maigres, d’autres assez « enveloppés», que par leurs costumes baroques comme ces pantalons aux couleurs vives ou ces longues robes blanches imaginés par Macha Makeieff. Et ils disent cette inimitable sarabande de mots avec une précision et une intelligence de la langue absolument étonnantes. Comme si cela allait de soit, entre autres, d’énumérer ces longues listes de noms. Alors que cela représente un long travail à la fois pour l’acteur et pour le metteur en scène chargé de faire régner sur le plateau un certain ordre dans ce torrent aussi fascinant que difficile à maîtriser. Et avec la langue de Valère Novarina, on n’a pas droit à l’erreur mais Jean Bellorini sait faire cela admirablement.
Le spectacle, bien rodé, ne souffre d’aucune défaillance. Rythme, son, lumière : tout ici participe de l’excellence et les images souvent encore une fois, de toute beauté, comme cette rampe de feu à la fin qui s’éteindra avec le spectacle. Savoureuse mais sans doute une des dernières que nous verrons, puisque les choses gazières ne sont pas prêtes de s’arranger…
Ce qui frappe d’abord, est la beauté des images scéniques avec des pianos à queue, les uns en état de marche, les autres comme des ombres justement… C’est parfois un peu long surtout au début et il y a de fausses fins mais la plupart des moments sont d’une intense poésie visuelle et verbale et quel régal d’entendre à la fois les chants de Monteverdi et les mots de Valère Novarina qui se conjuguent.
Et il y a ce morceau d’anthologie avec la définition de Dieu par tous ces écrivains et penseurs français ou européens. (Un bel exercice pour les élèves d’écoles de théâtre) : «Dans notre langue, dit un homme à Orphée (si tu veux bien, comme les Latins, ne pas distinguer le u du v) ,il y a a un anagramme du mot DIEU, c’est le mot VIDE. Dans toutes nos phrases, Dieu est un vide, un mot en silence, un trou d’air, un appel qui permet à l’esprit de reprendre souffle ».
Suit une liste de définitions de Dieu avec en vrac parmi des dizaines d’autres, celle de Bossuet : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. » Et aussi d’Epicure (non de Dieu mais des Dieux) : «Incorruptibles : ils ne craignent ni le temps, ni les blessures, ni les maladies, ni la mort. Ils n’ont aucune raison d’être malheureux. » celle du Coran, de Voltaire, Nietszche avec son fameux « Dieu est mort » dans Le Gai Savoir, ou la non moins fameuse signée Dostoïevski :« Si Dieu n’existe pas, tout est permis » dans Les Frères Karamazov. Et il avait ajouté « Ce n’est pas Dieu que je n’accepte pas, je n’accepte pas le monde qu’il a créé ». Mais aussi la définition de Jacques Lacan : « Dieu n’est rien d’autre que ce qui fait qu’à partir du langage, il ne saurait s’établir de rapport entre sexués. » Ou encore celles d’Arthur Rimbaud, Charles, Baudelaire, Mallarmé, Serge Gainsbourg… Et à la fin, Orphée seul dans un bois, voit onze cent onze oiseaux, un chiffre magique selon l’auteur. Comme «la limnote, la fuge, l’hypille, le ventisque, le lure, le figile, le lepandre, le ramble, l’entrève… »
Le spectacle, bien rodé, ne souffre d’aucune défaillance : rythme, son, lumière : tout ici participe de l’excellence et les images souvent encore une fois, de toute beauté, comme entre autres cette rampe de feu qui clôt le spectacle. Savoureuse mais sans doute la dernière que nous verrons, si les choses gazières ne s’arrangent pas… Alors autant en profiter. Le texte n’est pas une œuvre majeure de l’œuvre du meilleur poète et dramaturge que nous ayons en France mais Jean Bellorini a su en tirer les plus belles pépites. Et si vous ne le connaissez pas, ou pas bien, cela vaut le coup d’aller voir cette œuvre hors-normes. Un rendez-vous avec la beauté, les merveilles du langage novarinien et la musique de Monteverdi vous attend aux Gémeaux, si vous habitez Sceaux ou les environs. Ou si vous ne craignez pas les retours pas si fréquents en RER jusqu’à Paris (le spectacle finit à 22 h 45 et il y a dix minutes de marche depuis le théâtre).
Philippe du Vignal
Jusqu’au 20 mars, Les Gémeaux, Sceaux (Hauts-de-Seine) et du 24 au 26 mars, Le Quai, Angers (Maine-et-Loire).
Du 31 mars au 3 avril, Théâtre de la Criée, Marseille ( Bouches-du-Rhône).
Les 20 et 21 avril, Opéra de Massy ( Hauts-de Seine).
Les 10 et 11 mai, Scène Nationale de Bayonne ( Pyrénées-Atlantiques).
Le 15 juillet, festival de Châteauvallon (Var).