Festival Vagamondes: ouverture de la dixième édition
Festival Vagamondes: ouverture de la dixième édition
Treize spectacles, des films et des expositions…La Filature à Mulhouse invite le public à méditer sur la question, plus actuelle que jamais, des frontières. Prises au sens large: géographiques, culturelles, genrées, linguistiques, et celles qui séparent l’homme, de la nature et du règne animal. Tourné vers les pays du Sud, à sa création à Evry par Monica Guillouet-Gélys qui l’a transporté à La Filature quand elle en avait pris la direction, ce festival s’ouvre «sur un monde en mouvement que les artistes nous proposent de regarder à travers leurs yeux», dit Benoît André, son nouveau directeur. Deux expositions symbolisent cette notion de frontière et brouillent les pistes de manière déroutante : l’une entre l’homme et ses avatars, l’autre entre les genres.
Une belle entrée en matière avec aussi un concert d’ouverture orchestré par le «prince du raï », Sofiane Saidi. Son Cabaret de l’espace rassemble Malik Djoudi dont la voix détimbrée et mélancolique s’oppose à l’exubérance de la chanteuse marocaine Oum. Il accueille aussi l’interprète et parolière Flèche Love. Née d’un père suisse et d’une mère d’origine algérienne, Amina Cadelli a fait ses débuts avec Kadebostany, un groupe électro helvète et a été confrontée au sexisme du milieu musical «dans un pays qui n’a pas eu son #MeToo et a revendiqué son identité queer. Puis elle a émergé en solo en 2015, sous le nom de Flèche Love : « comme un mantra d’amour gravé dans ma chair » (flesh en anglais), pour répandre bienveillance et tolérance. Autant d’artistes à découvrir au singulier.
Les expositions
La Ville numérique de Stanza
Sur la mezzanine de cet immense bâtiment de verre, un modèle réduit d’une étrange mégalopole composée d’entrailles d’ordinateurs, parcourue de circuits imprimés et câbles multicolores. A notre approche, des lumières clignotent, des rotors captent nos mouvements et jusqu’aux données de nos téléphones mobiles.
Inspiré par l’installation massive de caméras de surveillance à Londres en 2010, l’artiste britannique s’interroge sur ces villes du futur contrôlées et nous contrôlant, grâce à des algorithmes, plus effrayantes encore que celles de Big Brother, leur grand frère imaginé par George Orwell : «Le monde dans lequel nous allons vivre semble être un réseau de capteurs sans fil configuré pour visualiser l’espace tout autour de nous comme des mondes remplis de données. Notre monde est maintenant un monde de chiffres, de données et d’informations changeantes » La sculpture utilise ici des technologies de surveillance électronique, et, au-delà de la simple interaction avec les visiteurs, renvoie les données de caméras espionnes de plusieurs villes, en temps réel et sur des écrans intégrés à l’œuvre : « Nous sommes, dit Stanza, face à un avatar de ville électronique contrôlé par la ville réelle. ». Cette installation artistique manipule ces chiffres (…) Le monde réel est rendu virtuel et le virtuel redevient réel et exposé dans le processus. »
Nous regardons avec fascination cet assemblage savant qui s’agrandit au fil des expositions programmées dans le monde entier. Ici, les frontières entre virtuel et humain sont abolies et l’artiste reste optimiste, rêvant d’intelligence artificielle au service de l’homme, et non d’instrument de son asservissement par des puissances malfaisantes.
Smith
Photographe, cinéaste et artiste, Smith, ex-Dorothée Smith, a capté sur pellicule des corps en mutation, le sien et d’autres… Grandi dans un milieu porté vers l’image, il a, dès ses premières photos, utilisé de vieux rouleaux de pellicule argentique trouvées chez ses parents. Ce passe-temps de jeunesse est devenu une passion et un moyen pour exprimer le flou de son identité sexuelle.Les tirages de ses œuvres exposés à La Filature -réalisées entre 2012 et 2018- sont comme nimbés de brume, non par l’effet d’un filtre mais en utilisant des pellicules périmées de vieux stocks. Dans cet accrochage chronologique, des portraits, paysages, statues sont saisis d’une torpeur voluptueuse et inquiétante.
La question du genre tient une place non négligeable dans l’élaboration intellectuelle de ce diplômé en philosophie, puis élève à l’École Nationale Supérieure de la Photographie: « C’est à ce moment-là que je me suis vraiment plongé dans l’histoire de la photo, que j’ai appris à faire des séries et à parler de mon travail. » Il complète son cursus au Fresnoy-Studio National des arts contemporains à Tourcoing, ce qui lui ouvre de nouvelles perspectives : «Le langage de la photographie ? Cela peut être une pensée qui s’exprime en images, en installations. Ou encore dans un film ou une performance.» Il explore dans le champ sensible de l’image, ce que les études de genre contribuent à mettre en avant:la question de l’identité imposée par la sexe biologique.De nombreux clichés ont été pris en Ukraine, pays lui-même en transition, à la recherche de son identité. En jachère. L’accrochage établit un rythme entre le surgissement de corps féminins, masculins, queer, lesbiens et autres, et la disparition progressive de statues héroïques, des monuments aux morts, figées dans leur virilité blessée, sous la poussière de l’oubli. Plus loin, des images prise à la caméra thermique métrage, Traum (Rêve mais aussi Trauma) font apparaître des fantômes comme figures transgenres. Les métamorphoses ne se font pas sans blessures quand on change l’ordre biologique… Nous sommes sensibles à l’entre-deux de ces corps, saisis dans la troublante incertitude de leur transition, en gros plan ou comme en attente devant ces paysages aux couleurs délavées et ces zones-frontières en ruine…
Artiste-phare des dernières rencontres internationales de la photographie à Arles, exposé dans la grande halle, Smith est associé à La Filature et y présentera une deuxième exposition : Désidération où il abordera la possible connexion de l’homme au cosmos: «Notre civilisation semble avoir perdu quelque chose de fondamental dans son rapport quotidien avec le ciel étoilé. En explorant la porosité des pratiques artistiques, scientifiques, de la philosophie et des narrations spéculatives, Désidération propose une autre mythologie du spatial. À la fois remédiation au désastre contemporain, au capitalisme tardif, à l’anthropocène terrifiant. Ainsi, avec la figure terrestre d’Anamanda Sîn, nous découvrirons une nouvelle sensibilité où les météorites constituent le lien entre le passé et l’avenir, la terre et le ciel, l’art et la science, le non-humain et l’humain, la mélancolie et le désir. »
Mireille Davidovici
Vagamondes, jusqu’au 27 mars, La Filature, 20 allée Nathan Katz, Mulhouse (Haut-Rhin). T. 03 89 36 28 28.
De Smith : Löyly, monographie, éditions Filigranes (2013). Saturnium, éditions Actes Sud ; Astoblème, éditions Filigranes (2018) et Valparaiso (si tu pleux) éditions André frères (2019).