La Faculté des rêves de Sara Stridsberg, mise en scène de Christophe Rauck
La Faculté des rêves de Sara Stridsberg, mise en scène de Christophe Rauck
«Je me suis mise à rêver d’une fille fictive qui ressemblait de moins en moins à la Valérie Solanas historique», dit la romancière suédoise. Aujourd’hui revendiquée par les mouvements féministes radicaux, Valérie Solanas mourut en 1988, à cinquante-deux ans, seule et miséreuse dans un hôtel sordide à San Francisco où on retrouva son corps plusieurs jours après son décès.
Elle écrit dans SCUM manifesto ( Society for Cutting Up Men (Société pour Châtrer les Hommes) : «Vivre dans cette société, c’est, au mieux, y mourir d’ennui. Rien dans cette société ne concerne les femmes. Alors, à toutes celles qui ont un brin de civisme, le sens des responsabilités et celui de la rigolade, il ne reste qu’à renverser le gouvernement, en finir avec l’argent, instaurer l’automation à tous les niveaux et supprimer le sexe masculin. » Un pamphlet contre le patriarcat, plus qu’un livre féministe, un des seuls textes d’elle qui subsiste, sa mère Dorothy ayant brûlé tous ses manuscrits.
Mais Valérie Solanas est aussi connue pour avoir tiré à bout portant sur Andy Warhol, dont elle fut un temps l’égérie. Elle l’accusait de lui avoir volé sa pièce Up your ass (Dans ton cul), après lui avoir promis de la produire. L’artiste resta longtemps dans le coma et conserva des séquelles de sa blessure. Il refusera pourtant de témoigner au procès intenté contre elle par l’État de New York. Elle fut internée dans un hôpital psychiatrique, ce qui précipita sa chute. C’est par des bribes du procès que débute le spectacle, dont les minutes fictives ponctuent les épisodes de la pièce. Une adaptation d’une biographie romancée de quatre cent cinquante pages, à la chronologie et la géographie bousculées …
Comme Sara Stridsberg qui réinvente la vie de Valérie Solanas, Christophe Rauck nous plonge dans une Amérique patriarcale avec des allers et retours de Ventor en 1945, un trou perdu où elle est née et où vit sa mère Dorothy ; de l’hôtel Bristol à San Francisco, en 1988, à la Factory d’Andy Warhol et au Chelsea Hotel des années soixante. On suit l’héroïne à l’Université du Maryland où elle finance ses études en se prostituant. Elle y découvre l’amour de sa vie, l’enragée et suicidaire Cosmogirl. On la retrouve aussi dans plusieurs hôpitaux psychiatriques, face à des médecins ( joués par Marie-Armelle Deguy ) auxquels elle dame le pion …
Pour faire coexister tous ces lieux, comme autant de fenêtres ouvertes sur cette vie aux multiples facettes, Aurélie Thomas a imaginé une scénographie non figurative et géométrique: un espace vide au sol architecturé en triangles, souligné par des tubes lumineux dessinant des lignes de fuite colorées. Un peu décentré, un grand écran vitré avec des châssis qui s’opacifient un par un, ou pas, et sur lequel des textes et images sont projetés pour situer les séquences. Au lointain, seul élément concert, une balancelle, lieu du viol, dont la description revient comme un leitmotiv dans la pièce. Un espace de jeu épuré ouvert à l’imaginaire.
Plutôt que de monter la pièce que l’écrivaine avait tirée de son roman, Christophe Rauck a choisi de revenir à l’original et l’adaptation qu’il a demandée à Lucas Samain respecte la composition éclatée du roman où se mêlent réel et imaginaire. L’autrice se projette en narratrice au chevet d’une Valérie mourante et dialogue avec elle. Elle lui prête des répliques devant le Tribunal ou lui invente des moments de tendresse avec sa mère ou son amoureuse … «J’ai été ensorcelée par le paradoxe de Valérie Solanas, dit Sarah Stridsberg : pute et intellectuelle, misanthrope utopique, enfant sans enfance, elle est le mouvement de libération des femmes, sans les femmes. Elle est le triomphe absolu et la défaite définitive.»
Il fallait une actrice de la trempe de Cécile Garcia-Fogel pour traduire des registres aussi complexes, sans jamais perdre de sa sincérité. Petite fille aimante auprès d’une mère inconséquente (Marie-Armelle Deguy, séduisante et évaporée), enfant blessée par le viol, brillante doctorante en biologie, prostituée frigide, féministe avant la lettre, miséreuse à l’affut de quelques dollars ou d’un sandwich, artiste de la Factory, délirante, paranoïaque et bourrée d’amphétamines. Une femme dure mais fragile, digne et pugnace jusque dans sa détresse. La haine incarnée et la solitude même…
Les scènes courtes, tuilées en un tempo sans faille, malgré quelques baisses de régime, nous font vivre avec intensité la tragédie américaine d’une étoile éphémère qui s’éteint dans l’oubli. Un spectacle surprenant qui nous donne envie de revenir aux sources.
Mireille Davidovici
Jusqu’au 8 avril, Théâtre des Amandiers Nanterre, 7 avenue Pablo Picasso Nanterre (Hauts de Seine) T 01 46 14 70 00
RER A Nanterre Préfecture et navette
13 et 14 avril, L’Onde, Théâtre Centre d’Art Vélizy (Yvelines)
La Faculté des rêves, traduction de Jean-Baptiste Coursaud, éditions Stock, et en poche .
SCUM manifesto, éditions Mille et une nuits, a été auto-édité par Valérie Solanas en 1967, avant d’être publié par Maurice Girodias chez Olympia Press.
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