Après Jean-Luc Godard-Je me laisse envahir par le Viet nam, écriture, conception et mise en scène d’Eddy D’aranjo

Après Jean-Luc Godard-Je me laisse envahir par le Viet nam, écriture, conception et mise en scène d’Eddy d’aranjo

 

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© Willy Vainqueur

Avec ce spectacle créé au Théâtre National de Strasbourg, il ne faut s’attendre ni à une biographie à une anthologie ou à un hommage. Le metteur en scène et ses acteurs ont plutôt cherché un compagnonnage, avec tout ce que Jean-Luc Godard représente pour eux : un penseur de l’image, un dégoupilleur du montage dont il met en lumière la force de sens, un contestataire de ses propres inventions et un fulgurant manipulateur de couleurs dans, entre autres, Pierrot le fou (1965),  Adieu au langage (2014), etc. Godard notre contemporain? De fait, oui.
Une création en deux parties : une première qui ressemble beaucoup à du théâtre, mais imprégnée des films du cinéaste, jusqu’à la citation: « Et mes fesses, tu les aimes mes fesses ? » mais hors contexte,, comme dans un bain amniotique. Une histoire de famille circule sur le plateau, avec les jeunes Camille et Adrien, leurs amis respectifs et un vieil « oncle ».  Déchéance de la vieillesse, deuil. Nous voyons la maison de famille se disloquer. Un moment que chacun vivra un jour: comment vider celle des parents? Que faire de l’héritage? Tout cela est présent, plutôt que représenté, par une série d’actions. Eddy d’aranjo rappelle une vérité simple: par définition, un acteur doit agir. Donc certains d’entre eux manipulent éléments de décor et accessoires, construisant une seconde vie et au premier plan, dialoguent les comédiens.

© Willy Vainqueur

© Willy Vainqueur

Une façon de tout assumer de l’artisanat qui fait le théâtre, ce que rappelle le prologue: à l’avant-scène, de jeunes actrices se présentent l’une comme costumière, l’autre comme régisseuse. Assez vite l“Oncle“, les rejoint, un comédien grimé en vieillard désirant. Message bon à rappeler: le théâtre est un art collectif où chacun, agent et acteur, à sa place particulière et comme personne, apporte au collectif, ce qui lui est propre. Et qu’aussi: au théâtre, tout est faux et tout est vrai. Ce sera le ton de ce spectacle, indémêlable de sa théorie, un manifeste. Et le metteur en scène le revendique : il est fait, bien sûr, de æsouvenirs des films de Jean-Luc Godard mais surtout à mesure de son élaboration, du souvenir du travail sur cette mémoire. Et fait d’une matière hétérogène, avec aussi quelques citations de La mort de Virgile d’Herman Broch où on reconnaît parfois un élément, godardien ou non. On ne cherchera pas à le «lisser ». Nous pensons à Sur le concept du visage du fils de Dieu de Romeo Castellucci, quand on assiste au lavage du vieil homme souillé et mis à nu. Un beau moment de théâtre, à côté de cette réminiscence ou citation, ou rencontre ? Son masque flottant, la vieille peau de son visage portée par un jeune corps. Image à la Luis Bunuel, un court-circuit temporel, une vision concrète d’un désir de vivre.

La deuxième partie est différente : l’écran, le visage et la parole de l’acteur, magnifiés par le noir et blanc, capturent entièrement le regard et l’écoute. Nous assistons à une leçon, engagée, passionnée, à travers les propos de Jean-Luc Godard et de Georges Didi-Huberman. Comment lire un document ? Comment le relire, à l’occasion de nouvelles observations plus fines et de nouvelles questions ?  Volodia Piotrovitch d’Orlik qui est aussi le collaborateur artistique du metteur en scène, joue l’ «oncle» et nous donne à regarder, entre plan américain et plan rapproché et à comprendre, dans leur enchaînement, les quatre photos de cadavres accumulés qu’un «sonderkomando » fait brûler, et qui ont été prises de l’intérieur d’une chambre à gaz. Elles ont été numérotées à leur découverte, mais une observation plus minutieuse a permis de les remettre dans leur véritable succession chronologique. Effet d’image : c’est le printemps, les arbres ont leurs jeunes feuilles et des femmes nues, debout, attendent dans un coin de la photo. Elles ne sont pas des baigneuses à la Cézanne mais appelées à la mort, tout près, et nous ne regardons la photo que parce qu’elles ont déjà mortes. En parlant à l’écran, l’acteur révèle comment ces photos font du cinéma selon Jean-Luc Godard: lecture de l‘image, montage implacable qui donne à la fois sa valeur irréfutable au document et sa force sensible. Ils créent une émotion d’autant plus forte et lucide, qu’elle n’est pas recherchée d’abord dans ce film. C’est tout, on nous a donné à voir le «point de vue» (et lequel!) d’Alex, photographe presque anonyme, contraint par la clandestinité. Voilà. «Vois là», comme dirait encore aujourd’hui le vieux Godard qui a si bien filmé la jeunesse.

D’habitude, une critique de théâtre s’écrit vite. Nous sommes censés avoir capté dans le temps réel du spectacle ce qui nous a fait plaisir (ou non), ce que nous avons déchiffré de la réussite d’un collectif artistique: mise en scène, jeu, scénographie, costumes, musique, images… Et ensuite donner un avis éclairé au candidat spectateur. Mais cette fois, il nous a fallu un certain temps de décantation. Allons-y, en commençant par des bémols: cette fable qui ne justifie pas à elle seule la présence d’acteurs sur un plateau, avance ici trop souvent « dans une forêt obscure », bien que le plateau soit éclairé et aussi parfois, la salle. La sonorisation des  voix, réglée pour que le spectateur tende l’oreille, va parfois jusqu’à rendre les voix cotonneuses, ce qui dévoie notre concentration.

Passons aux éloges: ce spectacle requiert -et reçoit- notre attention constante et nous admirons la fabrication, entre autres, des décors réalisés par les ateliers exemplaires du Théâtre National de Strasbourg auquel Eddy d’aranjo est associé. Et les acteurs se placent à la rencontre exacte entre leur personnage et leur personnalité, ce qui devrait toujours être le cas sur scène! C’est le premier spectacle professionnel du metteur en scène (et de son acteur principal) mais il a eu l’occasion à l’école du T.N.S. de mettre à l’épreuve ce théâtre de la pensée (ou pensée en actes) dans des conditions techniques, artistiques et d’accompagnement favorables. Et il a gagné: ce n’est pas un spectacle « prometteur » mais fort, original, toujours passionnant  qui le confirme comme metteur en scène. Mais que devient le Viet nam annoncé dans le titre ? Une piste ouverte. À nous de la suivre, en souvenir de notre propre jeunesse, quand nous courrions voir les films de Jean-Luc Godard aussitôt sortis et où nous manifestions contre la guerre au Viet nam. Et nous regardons avec bienveillance cette jeunesse, pour laquelle trente ans est toujours un âge «tournant » et qui a la nostalgie, la vraie, de ce qu’elle n’a pas connu et qui permet de réfléchir et d’avancer.

Christine Friedel

Spectacle vu au Théâtre de la Commune, Aubervilliers (Seine Saint-Denis). 

Théâtre de la Cité Internationale, Paris (XIV ème) à partir du 4 avril. T. :01 43 13 50 60.

 

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