Le Feu, la fumée, le soufre de Bruno Geslin, d’après Édouard II de Christopher Marlowe
Le Feu, la fumée, le soufre de Bruno Geslin, d’après Édouard II de Christopher Marlowe
Les Edward, les Richard, tous ces héros tragiques de Marlowe et Shakespeare, même déposés et jetés dans un cul de basse fosse qui mérite chacun de ses vocables, sont rois et le restent. C’est le destin d’Edouard II, incapable de penser qu’être Roi, n’est pas seulement un pouvoir conféré par l’onction reçue, mais aussi une charge. A-t-il choisi son bon plaisir ? Il est seulement enchaîné par sa passion pour son compagnon Gaveston et tout son corps en est innervé. Prêt à tout, même à le sacrifier, à feindre de renoncer à son amour, en croyant fermement au miracle, si cela lui permet de revoir l’être aimé.
En face, ses ennemis : les barons, la Reine offensée, fille de France, Mortimer l’ambitieux qui se veut «lord protecteur » du futur Edouard III – une protection qui fait peur quand on songe au Richard III de Shakespeare et à ses neveux. Et avant tout l’Eglise, encore catholique en ce XIV ème siècle et relevant du Pape. Mais Edouard II et son mignon n’ont pas hésité à infliger une déculottée -pas du tout métaphorique- à son éminent représentant.
Marlowe, adapté par Bruno Geslin et Jean-Michel Rabeux, explore, avec les partis en présence, deux sensualités. D’un côté, les amoureux du pouvoir et du bon droit qui se regroupent et se réchauffent auprès des ambitieux. Leurs sbires et hommes de main soupirent comme des bêtes, caquètent, aboient… Sensualité grossière et fripée, de second rang, dont le chef feint d’être détaché. Mortimer met la reine de son côté et dans son lit… qui paraît bien froid. Et il remettra la couronne à sa juste place, par le droit chemin. Au prix de sa vie, par décret d’Edward III, l’héritier légitime qu’il a mis sur le trône, en destituant son père. Mais ceci est autre histoire…
Le roi Edward II, roi toujours et encore, est soumis à sa seule passion: vitale et mortelle. Et Gaveston, au moins celui (celle) que nous voyons ici, n’est soumis, lui, qu’à sa liberté, à son corps provocant et dansant. Ici, les rôles du roi et de son favori sont joués par deux actrices: Claude Degliame et Alysée Soudet, au physique androgyne. Elles insufflent à ces hommes, une jeunesse, une énergie et une sensualité d’une force extraordinaire.
Bruno Geslin dit avoir trouvé dans cette pièce qui semble se dérober sans cesse, «un procédé photographique, un objet littéraire ayant comme seule fin de révéler les difformités de celui qui le contemple». Il attribue la sympathie du public pour ce mauvais roi et cet escroc, à un jeu de miroirs et y voit «une sorte de fraternité face au désastre… une révélation par le feu». On penche toujours du côté du persécuté qui est surtout proche de la jouissance.
Le spectacle commence par un rêve: en silence, un homme à demi-nu court sur une route dans une forêt enneigée. Puis l’on passe du blanc, au noir et les charpentes à demi-brûlées de ce qui aurait pu être un théâtre, évoquent une autre forêt, peuplée d’ombres. Le feu qui est passé par là et la menace ne s’éteignent pas mais prennent les couleurs et les rythmes électroniques d’une boîte gay où, dans une excitation incessante, le nu côtoie les fastes d’une robe d’archevêque, les peaux s’éclairent, les poses acrobatiques se font et se défont…
Ce spectacle total nous tient haletant, en suspens comme un grand film, même si nous connaissons la fin, et si la déchéance de ce roi en loques mais à la couronne visée sur la tête, est montrée dès le début. Sans doute Bruno Geslin a-t-il raison et jouissons-nous de notre propre monstruosité, par délégation… Il s’agit bien de la «purgation des passions», de la catharsis selon Aristote ? Ou tout simplement du plaisir, de la saveur forte des passions que nous ne nous autorisons pas ?
Christine Friedel
Nouveau Théâtre de Montreuil, (Seine-Saint-Denis) jusqu’au 9 avril. T. : 01 48 70 48 90.