Michel Bouquet, souvenir
Michel Bouquet, souvenir
« La tragédie, c’est l’histoire de la mort des rois. » Celui-là est inoubliable. Michel Bouquet avait-il les yeux clairs ou sombres? On ne sait plus, tant son regard était aussi noir et concentré qu’une balle traversant un blindage.
Était-il beau ? Passé du joli garçon de sa première jeunesse à la sévérité d’une épée bien trempée. Acier, armes: il ne s’agit pas d’un guerrier, ni d’un homme de pouvoir, mais d’un héros très pacifique et très puissant de la comédie. Michel Bouquet ou l’acteur absolu. Aigu, juste, précis économe, nous pouvons faire tomber sur lui une pluie d’adjectifs, il en ressortira toujours plus pur. Pas d’ “effets“, mais un impressionnante efficacité.
Au milieu du fatras carnavalesque du Malade imaginaire ou dans lLAvare, il était d’une consistance à part. Il ordonnait toute la mise en scène autour de lui, non comme vedette, mais comme le nerf moteur, le fil à plomb, l’armature interne et externe, le sens. De sa bouche mince, sortait une voix fine et inaltérable, capable de toutes les douceurs et de toutes les cruautés. Nous n’oublierons pas sa réplique d’un ténuité délicate dans Le Roi se meurt d’Eugène Ionesco: «Tu m’aimes?», demande la plus jeune des trois reines. « Oui, je m’aime», lui répond le roi, envahi d’une tendresse infinie, modulée uniquement par cette voix d‘un acier étiré en un fil parfait. Et de la tornade qu’il formait avec son épouse Juliette Carré dans La Danse de mort d’August Strindberg, nous n’en retenons ni le bruit ou la fureur mais la rythmique inéluctable. Et les silences écrits par Harold Pinter, qu’il savait créer avec une exactitude parfaite…
L’un de ses secrets, mais nous ne trouvons jamais le secret d’un acteur : il a travaillé sans cesse, au théâtre, au cinéma, à la télévision, où il a aiguisé sa force d’acteur: un minimum de démonstration pour parvenir au maximum d’intensité du personnage. On peut regretter que France-Télévisions ait choisi de l’accompagner avec le pesant Tartuffe mis en scène et joué par Michel Fau. Mais encore une fois, même avec une voix non pas cassée mais encombrée, il a su tirer le fil de la tendresse, de l’amour sans mélange d’Orgon pour Tartuffe, « un homme, un homme, enfin…» dans la pureté de son sentiment et toute la méchanceté d’un père aveugle et monomaniaque. Comme son Harpagon, comme son Argan.
Des nombreux films qu’il a tourné il peut nous rester des images ; et de son théâtre, reste le comédien, ce passeur nécessaire entre le texte et le spectateur. Les souvenirs qu’on garde de lui ne sont pas du côté des images, mais d’une présence juste, essentielle. Un visage, un regard, une voix qui résonnera pour longtemps.
Christine Friedel
Un hommage national lui sera rendu le 27 avril aux Invalides, «conformément au souhait de la famille». Emmanuel Macron, actuel chef de l’Etat, présidera la cérémonie, salué par lui comme un «monstre sacré» et un «maître inoubliable, irremplaçable, pour des générations d’acteurs. »