Gilgamesh Variations, texte et mise en scène de Geoffrey Rouge-Carrassat
Gilgamesh Variations, texte et mise en scène de Geoffrey Rouge-Carrassat ( pour tout public)
Pour son doctorat SACRe-PSL, ce metteur en scène a présenté cette création sur le plateau du mythique théâtre du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique à Paris. Son univers ne nous est pas inconnu et ses spectacles -pour la plupart des solos dont il est aussi l’interprète- ont été programmés aux festivals d’Avignon et Villerville. Et à Paris, au Théâtre des Déchargeurs l’an passé avec Conseil de classe, Roi du silence, Dépôt de bilan, un triptyque qui est l’aboutissement de cinq ans de création. Ce doctorat est une belle occasion d’apprécier la théâtralité originale de ce jeune poète, comédien et metteur en scène… Ses pièces sont ancrées dans un espace esthétique faisant subtilement référence à différents genres dramatiques et poétiques: l’absurde, le comique le tragique, l’onirisme, le fantastique…Une palette qui offre aux acteurs tous les champs du possible et une grande liberté d’interprétation.
Ce très ancien poème (XVI ème siècle avant J. C.) et donc bien antérieur à L’Iliade et au Mahâbhârata, est considéré comme le chef-d’œuvre de la littérature mésopotamienne. Le metteur en scène se détache de l’approche esthétique d’un seul en scène et s’éloigne à première vue, du monde contemporain et des univers plus intimes, pour laisser voyager son imaginaire et sa pensée dans les profondeurs du lointain dont ici pourtant, nous nous sentons très proches.
Gilgamesh, héros sumérien dont on pense qu’il a été vers 2.650 avant J. C. , le roi d’Uruk (aujourd’hui Warka au sud de l’Irak) est un des principaux personnages de la mythologie assyro-babylonienne. Suite à un violent combat entre eux, Gilgamesh et Enkidu deviennent amis pour l’éternité et cela, malgré une forte opposition entre leurs personnalités. Le premier est un roi à qui on attribue une nature « aux deux tiers divine, et pour un tiers humaine ». Enkidu, lui, est un sauvage né et élevé dans le désert, avec les bêtes. Parmi d’autres exploits, Gilgamesh et Enkidu, liés par une amitié profonde, vont ensemble combattre le géant Humbaba, un monstre surnaturel et gardien de la forêt montagneuse des cèdres, arbres très recherchés en Mésopotamie! Humbaba: « Oh! Enkidu ! Fils de tortue ! Traître ! Tu connaissais l’ambition de Gilgamesh et tu l’as mené jusqu’ici. Quand tu étais petit animal sauvage, j’aurais dû te déchirer la gorge et laisser les vautours becqueter ton cadavre. Humbaba défie Gilgamesh. Gilgamesh et Humbaba s’empoignent, faisant trembler la montagne. »
Gilgamesh remportera la victoire. Et Ihstar, déesse de l’amour et de la guerre, le proclamera héros : «Gilgamesh, ta beauté me fascine! Offrons-nous l’un à l’autre et réjouissons-nous de notre virilité!» Mais il refusera les faveurs de la déesse qui se vengera en envoyant contre les deux compagnons, un Taureau céleste… qui sera vaincu. Ishtar : « Enlil, Dieu des Dieux, donne-moi la longe du Taureau Céleste ! Que je tue Gilgamesh. Sinon, je multiplierai les morts qui dévoreront les vivants.» Elle fait alors mourir Enkidu. Saisi de douleur et effrayé, Gilgamesh part en quête d’immortalité. Il finit par la trouver avec une plante marine…qui lui sera volée par un serpent. A son retour, il se résignera à sa condition mortelle.
Sept acteurs et actrices, deux musiciens : Sarah Brannens, Anna Fournier, Asja Nadjar, Juliette Paul,Christophe Servas, Manuel Le Velly et Yuriy Zavalnyouk font vivre Gilgamesh avec poésie, esprit et invention dans une scénographie de Frank Echantillon. La voix et la vie inimaginable du héros résonnent en nous avec intensité et jubilation : le temps s’est aboli et Gilgamesh est bien là. Grâce à entre autres, un processus de création peu banal. Nous sommes au début instruits par un texte projeté en fond de scène quant à la méthode imposée à toute une équipe pour que le spectacle puisse naître chaque soir… Ainsi prend forme Gilgamesh Variations, à travers les changements apportés le jour même: «Il n’y a pas de mise en scène fixée à l’avance et les interprètes découvrent leur rôle et ont ensuite sept minutes pour se préparer en présence des spectateurs. »
Geoffrey Rouge-Carrassat demande à tous un véritable travail d’orfèvre : le corps doit être à l’écoute des autres comédiens, musiciens, créateurs son, lumières et objets mais aussi du rythme des mots. Le public est à la fois surpris et enthousiasmé par ce Gilgamesh inattendu, héros légendaire et poétique venu du fond des âges . En le voyant lui, ses amis et ses ennemis dans leurs prouesses et discordes, nous pensons bien entendu à la guerre entre la Russie et l’Ukraine qui bouleverse le monde aujourd’hui. Les contes ont toujours évoqué les plus tragiques conditions de la vie humaine mais finissent souvent par une fin heureuse…
Nous pensons aussi au fabuleux Mahâbhârata de Peter Brook, dans la carrière Boulbon, au festival d’Avignon 85 et sommes émerveillés par ce conte à la fois ludique et tragique, aux airs de carnaval avec ses personnages guignolesques mais parfois aussi cauchemardesques. Ce poème dramatique, accompagné ici par une musique improvisée mais dense et juste, a des héros, des dieux et animaux fabuleux mais aussi des objets étonnants et masques colorés et poétiques, tous dessinés par des enfants. Il laisse cependant la part belle aux contradictions et à la vulnérabilité de ces personnages si humains comme le sont les Dieux de l’Olympe. Et l’intime est bien ici au rendez-vous.
Cette mise en scène, aussi accomplie soit-elle, reste en cours de réalisation, sans que le public ressente une mise en danger, au sens négatif du terme. Remarquables sont les lumières de Félix Depautex, les masques de Juliette Paul, la musique de Jean Galmiche et Baptiste Thiébault, les costumes de Valérie Montagu et Lucie Duranteau, les vidéos et photos de Louise Guillaume. Et il est rare de voir combien la scénographie dans son ensemble vient compléter et enrichir le texte.
Autre point fort: le choix d’une langue inventée par les comédiens avec traduction sur écran… Une trouvaille formidable qui n’aurait sans doute pas déplu à Antonin Artaud! Mais sans aucun désordre ni bafouillage! Geoffrey Rouge-Carrassat a eu la précieuse idée de monter un canevas grâce auquel public et artistes peuvent s’orienter. Ainsi, chaque soir adviennent quelques différences sensibles et d’étonnants coups de théâtre. Il y a une tension dramatique singulière, en parallèle à celle du texte. Ici, plus de quatrième mur et le public, se sentant directement concerné, assiste aux prises de risque artistique de toute une équipe. Nous sommes invités, sans être passifs, à une cérémonie théâtrale et au jeu de la vie avec ses rêves et combats ! «Le plaisir du jeu est inséparable du risque de perdre. Un déroulement connu d’avance, sans possibilité d’erreur ou de surprise, est incompatible avec la nature du jeu» écrivait Roger Caillois. Et ici Gilgamesh Variations gagne haut la main ! Du plaisir, de l’émotion, de l’intelligence… Bref, du vrai théâtre avec une parole dramatique universelle !
Elisabeth Naud
Spectacle vu au Conservatoire National Supérieur, à Paris le 13 avril.
Théâtre La Pokop, Nouveau théâtre de l’Université de Strasbourg (Bas-Rhin) en 2023.