Désordre du discours d’après L’Ordre du discours de Michel Foucault, conception de Fanny de Chaillé

 

 

Désordre du discours d’après L’Ordre du discours de Michel Foucault, conception de Fanny de Chaillé

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© Marc Domage

De la leçon inaugurale du philosophe, prononcée au Collège de France le 2 décembre 1970, ne reste aucun enregistrement sonore ou filmé. Seul un texte, augmenté de notes et d’exemples, publié chez Gallimard. Un précis philosophique ardu de deux heures que la metteuse en scène a réduit à une seule et confié à un acteur « Je veux, dit-elle, me servir de ce texte comme base pour faire une forme performative. M’en servir comme d’une partition, comme une trame pour fabriquer du théâtre.  Un fait de pure monstration, un désordre. »

Danseuse depuis longtemps passée à la mise en scène, Fanny de Chaillé crée des pièces atypiques, souvent hors des plateaux de théâtre et fondées sur le mouvement. Désordre du discours, interprété par Guillaume Bailliart se joue uniquement dans les amphithéâtres universitaires. Dans ce dispositif rappelant à tous les bancs de l’école, sans décor ni accessoires, le comédien établit une communication spatiale directe avec le public. Pour donner corps à la pensée de Michel Foucault, il ne cherche pas à singer le philosophe. Avec une gestuelle précise, il incarne ses idées.

 Ces codes corporels font ressortir l’intelligence de ce discours, dont l’objet est le discours lui-même, avec l’hypothèse que toute société cherche à contrôler sa production qui recèle des pouvoirs et des dangers. Un lieu de luttes, victoires, blessures, dominations et servitudes. «Mais qu’y -a-t-il donc de si périlleux dans le fait que les gens parlent, et que leurs discours indéfiniment prolifèrent ? Où donc est le danger? » Guillaume Bailliart restitue brillamment cette pensée philosophique en complicité avec le spectateur qui peut ainsi raccrocher les énonciations  abstraites, à du concret.

Parfois, son langage corporel emprunte au comique, quand il caricature « le fou ». Un objet d’études cher à Michel Foucault, dont la parole s’oppose à la raison mais  est, en même temps, considérée comme extra-lucide. Il parodie les « commentaires interminables» qui entourent une œuvre, en se frappant longuement la poitrine du poing… Il va aussi, quand on aborde la question de l’auteur qui « donne au discours une insertion dans le réel », se grimer en Michel Foucault, crâne chauve et lunettes… Il mime la statue du Penseur pour illustrer le fait que : «La pensée occidentale veille à ce que le discours apparaisse comme un rapport entre penser et parler»Et il n’hésite pas à grimper sur la table pour fouler du pied «Les procédures d’assujettissement du discours avec ses pouvoirs et ses savoirs ».Appelant ainsi à remettre en question l’ordre établi pour faire lever «une vérité enfin à naître »: «Les choses murmurent un sens que le langage n’a plus qu’à faire lever. L’origine du logos, ce sont les choses qui se font enfin discours »…

 Michel Foucault introduit le désordre dans le discours, en l’envisageant comme un flux infini. Ainsi, quand il entre dans l’arène du Collège, il énonce sa peur de dire, de commencer à parler : “Plutôt que de prendre la parole, j’aurai voulu être enveloppé par elle. » (…) «J’aurais aimé m’apercevoir qu’au moment de parler une voix sans nom me précédait depuis longtemps”. Humilité feinte ou réelle?

L’auteur a ironiquement conscience qu’il obéit à un exercice de style universitaire ritualisé. « Un discours qui, inlassablement, tente de mettre en ordre une réalité qu’il violente à chaque fois mais qui lui échappe sans cesse, et qui n’est pourtant saisissable que par lui. » Il s’y conforme cependant pour exposer son travail en cours sur la «volonté de savoir» et sa conception d’une société qui surveille tout et punit, y compris la parole… Il replace sa pensée dans l’histoire sans fin de la philosophie et, en lanceur d’alerte, nous dit la «nécessité aujourd’hui de se résoudre à trois décisions auxquelles notre pensée résiste un peu : remettre en question notre volonté de vérité, restituer au discours son caractère d’événement; lever enfin la souveraineté du signifiant. »…

 Le public était au rendez-vous pour ce spectacle exigeant en tournée à Annecy. Il fut créé en 2011 à Malraux-Scène Nationale de Chambéry dans le cadre du projet transfrontalier PEPS Annecy- Chambéry- Genève-Lausanne. Une plongée salutaire dans un grand bain de mots intelligents qui nous séduisent autant qu’ils nous submergent. Et une pensée incarnée en acte théâtral, pour faire revivre un philosophe majeur de notre modernité.

 Mireille Davidovici

 Spectacle vu le 31 mars, à l’I.U.T. d’Annecy-le-Vieux. Programmé par Bonlieu-Scène Nationale d’Annecy, 1 rue Jean Jaurès, Annecy (Haute-Savoie). T.: 04 50 33 44 11.


Archive pour avril, 2022

Portrait Avedon-Baldwin : entretiens imaginaires, adaptation d’Elise Vigier et Kevin Keiss, mise en scène d’Elise Vigier

Portrait Avedon-Baldwin : entretiens imaginaires, texte d’Elise Vigier et Kevin Keiss, mise en scène d’Elise Vigier

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© Giovann iCittadini Cesi_

Ce spectacle fait partie des Portraits imaginés par Marcial Di Fonzo, le directeur du Centre Dramatique National-Comédie de Caen: «Un regard sur un auteur, un artiste, un intellectuel, un scientifique, une personne au parcours pas ordinaire». Nous avions apprécié Letzlove-portrait(s) Foucault mis en scène par Pierre Maillet, Portrait de Ludmilla en Nina Simone, écrit et mis en scène par David Lescot et Portrait de Raoul de Philippe Minyana, mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo (voir le Théâtre du Blog ).

A New York, James Baldwin un écrivain noir homosexuel et Richard Avedon un photographe blanc et juif, tous deux célèbres, se rencontrent et en résulte Nothing Personal, un livre (1964),  à l’origine de ce spectacle. Des échanges entre les comédiens Marcial di Fonzo Bo et Jean-Christophe Folly, se superposent à ces entretiens pour tisser des dialogues entre les réalités américaines d’hier et le présent de la scène. Nous avions vu, avec la même équipe en 2018, Harlem Quartett, adapté de Just above my head de James Baldwin (voir Le Théâtre du blog), qui, malgré quelques flottements, nous plongeait dans l’univers des Afro-Américains, à l’orée des luttes pour les droits civiques aux Etats-Unis de 1957 à 1970. Auxquelles ces Entretiens imaginaires, personnels mais en prise sur le social et le politique, nous ramènent. James Baldwin et Richard Avedon, anciens camarades d’école, portent un regard lucide, l’un en mots et l’autre en images, sur une Amérique raciste et impérialiste -on est en pleine guerre du Viet nam.
Le romancier souligne la schizophrénie des Etats-Unis qui ne pourront vivre en paix, tant qu’ils prétendront défendre les libertés, s’ils n’en finissent pas avec leur passé génocidaire et esclavagiste. Richard Avedon, lui, montre ces contradictions avec des photos de stars, contrastant avec celles de laissés pour compte. Il oppose des portraits de top-modèles, à ceux de malades d’un hôpital psychiatrique. Et face à face, Marilyn Monroe et Dorothy Parker.  Ou encore le poète Allan Ginsberg et un membre du parti nazi américain.

Quelques pages du livre et des clichés en gros plan sont projetés entre deux confidences. Richard Avedon parle de son obsession précoce à fixer la réalité comme s’il était caché à l’intérieur de son appareil photo : «Je vois comme les musiciens entendent, de manière extra-sensorielle ». Il était dit-il, fasciné par la musique de son voisin Sergueï Rachmaninov dont il fit, raconte-t-il, un de ses premiers portraits. James Baldwin, lui, a depuis toujours voulu devenir écrivain pour sortir sa famille de la pauvreté. Artiste, il se vit comme une sorte de criminel qui aurait échappé à la délinquance: «L’œuvre, provient de la même profondeur qui voit surgir l’amour, le meurtre et le désastre.» A Paris, Richard Avedon en tombant amoureux, dit-il, il est «sorti du piège de la couleur». «La nudité de l’autre, dit-il, n’a pas de couleur.»   Le photographe et le romancier ont en commun une sensibilité à fleur de peau et veulent décrypter les contradictions de leur pays. Ils se livrent l’un à l’autre avec une émouvante sincérité. Et ici les acteurs ont entre eux la même complicité que leurs personnages. Mais pourquoi avoir superposé à leur parole, des propos et souvenirs des interprètes?
Elise Vigier a demandé à Marcial Di Fonzo Bo et Jean-Christophe Folly de retrouver leurs photos de famille et de parler de leur rapport avec elles. En une heure de spectacle, ils quittent parfois leurs personnages pour raconter leur enfance et les discriminations qu’ils ont subies, l’un comme homosexuel à Paris, l’autre comme noir à Buenos Aires… Mais la greffe ne prend pas! Elise Vigier a voulu «dessiner une carte de l’intime et du politique quelque part entre Harlem et Barbès, entre la Normandie, Buenos Aires et le Togo. Mais aussi aux États-Unis en 1964 et nos enfances des années soixante-dix et quatre vingt- et la France d’ici, où nous vivons aujourd’hui.» Reste un beau dialogue entre ces artistes américains, servie avec talent par les acteurs. Et le public peut aussi découvrir ce Nothing Personal.

Mireille Davidovici

Jusqu’au 17 avril, Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt, Paris (VIII ème). T.: 01 44 95 98 00.

Nothing Personal est publié aux éditions Taschen.

 

 

La Beauté du geste, conception de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano

La Beauté du geste, conception de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano

Une idée réjouissante : reproduire, retracer, analyser, utiliser au théâtre les gestes du policier en maintien de l’ordre, pour la «beauté du geste». Nous aurons droit à une petite chorégraphie à froid rythmée de lutte au bâton, puis de plaquage au sol : des gestes répétés pour être efficaces à chaud.  Le maintien de l’ordre -on ne se demandera pas lequel- est un métier et ses conséquences tragiques, autre chose. Les comédiens nous rappellent que nous sommes dans un théâtre, avec, pour commencer, un déménagement de châssis, planches et éléments de décor qui seront utilisés plus tard, vaille-que-vaille et à la va-comme-je-te-pousse. L’affaire s’emballera quand il s’agira d’installer un Palais de justice branlant et boiteux.

© J.L. Fernandez

© J.L. Fernandez

Nous nous apercevons alors du véritable objet de ce spectacle : déglinguer précisément «la beauté du geste». La police? Vue sous son aspect de sages pantins, et le théâtre vu, lui, sous son aspect de bric-à-brac vacillant. La justice : «Des mots, des mots, des mots », comme dirait Shakespeare, emblème du théâtre qu’elle est aussi, avec sa mise en scène dépassée, usée, à demi-paralysée.  Peu à peu, cela s’accélère et se défait plus encore : la robe d’avocat vole des épaules de l’un, sur celles d’un autre. Plus de rôle, pas de sens, des acteurs réactifs à l’instant, un tourbillon qui finit par emporter dans un grand rire le spectateur perplexe .

Cette pièce n’est pas un «grand n’importe quoi» selon une expression courante. Mais un projet de longue haleine, une entreprise de subversion quelque peu situationniste, à l’affut des faux-semblants. Il faut faire éclater la grenade, le fruit, pour espérer compter ses graines. Se défaire de la beauté, du geste ou de quoi que ce soit : le beau rend aveugle et fait reculer le réel et les forces en présence, bien loin derrière sa façade. Donc, la beauté, rayée. Se défaire du geste s’il est voulu, calculé, contrôlé : attention, c’est la police du geste qui passe par vous. Se méfier, donc, du trop bien fait au théâtre. Non, laisser le geste «baver» et jouer comme des enfants. Il suffit de dire : « On serait des cow-boys et des Indiens », et ça y est. Se méfier de la cohérence, un autre masque : elle n’est pas dans la nature des choses. Le moins mensonger serait peut-être encore le carnaval.

Et après ? Le public assis sur les gradins face à face, aura été comme au stade, un petit stade. Pas de trompe-l’œil: les acteurs censés faire partie de ce rassemblement interdit n’auront pas fait illusion une seconde : c’était le but. On aura ri, ce qui est important, et même agréable. Nous avons eu droit à un spectacle de Guignol sans coups de batte ni gendarmes  et voleurs, puisque nous sommes tous (voir plus haut) nos propres gendarmes et non propres voleurs. Et on oubliera le spectacle? On l’oubliera. Mais nous aurons ri, libérés par cette déglingue systématique. Et consentants.

Christine Friedel

Spectacle vu au T2G à Gennevilliers, rue des Grésillons, (Hauts-de-Seine).

Du 5 au 8 avril, Théâtre des Treize Vents-Centre Dramatique National de Montpellier (Hérault).

 

En prévision de la fin du monde et de la création d’un nouveau, texte et mise en scène de Pauline Sales

En Prévision de la fin du monde et de la création d’un nouveau, texte et mise en scène de Pauline Sales

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©JeanLouisFernandez

 «La fin du monde est pour demain!» alerte Morgane, onze ans. Avec la complicité passive d’Ethan, elle retient en otage Sofia, la Maire du C.M.E. (Conseil municipal des enfants) et exige que l’on accède à ses revendications comme le D.D.C.E. (Droit de Disposer de son Corps d’Enfant), ou le D.C.P. (Droit à Changer de parents). Ou l’I.S.M., (Interdiction de Saccager le Monde).

Si son complice ne l’en avait dissuadée lui conseillant plutôt d’envoyer une mèche de cheveux, cette terroriste en herbe aurait même amputé d’une phalange, la prisonnière, pour faire pression sur les adultes. Face à cette radicalité, l’élue tente de parlementer. Ethan, lui , est pris entre deux feux et, entre Sofia et Morgane, son cœur balance. Un coup de théâtre mettra fin à cette situation rocambolesque inspirée de films d’action et transposée dans un monde enfantin, pas si naïf que ça. Tout finira bien avec un dénouement en forme de questions sur l’avenir.

 Pour ménager le suspense, Pauline Sales nous plonge au cœur du drame dans le garde manger ou l’arrière-cuisine d’une collectivité (la cantine de l’école ?). Au spectateur de découvrir les personnages, leurs rapports de force, les enjeux d’une intrigue complexe puis les retournements de situation. La pièce aux dialogues tendus, oppose le vocabulaire militant de Morgane, à la phraséologie technocratique de Sofia. La mise en scène rigoureuse, le jeu enlevé de Jacques-Joël Delgado, Vinora Epp et Noémie Pasteger (en alternance avec Cloé Lastère) donnent du rythme à ce polar d’une heure.

 «Comment les enfants et adolescents envisagent-ils le monde où nous vivons, avec le dérèglement climatique, les inégalités, les discriminations ?… Quelle conscience ont-ils, des enjeux sociétaux et politiques?» Pauline Sales veut parler au jeune public à partir du C.M.1 et lui a posé ces questions, pour construire une fable à suspense. Postures et discours reflètent le paysage contrasté des opinions recueillies, entre conservatisme et esprit de progrès, entre engagement et repli sur soi… Et l’autrice introduit les notions de démocratie et négociation, pour arriver à un «vivre ensemble». Ce spectacle  prend le jeune public au sérieux et renvoie aux débats qui agitent le monde des adultes.

Mireille Davidovici

Jusqu’au 6 avril, Les Plateaux Sauvages, 5 rue des Plâtrières, Paris (XX ème). T. : 01 83 75 55 70

26 novembre • Théâtre de Fresnes – Avec le Festival Les Théâtrales ; 2 et 3 décembre  •Gentilly – Avec le Festival Les Théâtrales ; 4 et 5 décembre  • Théâtre de Choisy-le-roi – Avec le Festival Les Théâtrales; 9 au 12 mai 2023 • Théâtre de la Joliette – Marseille

La pièce est publiée aux Solitaires Intempestifs.

Les Mariés de l’Apocalypse, opéra-théâtre de Marion Coutris, musique de Marco Quesada, mise en scène de Serge Noyelle

Les Mariés de l’Apocalypse, opéra-théâtre de Marion Coutris, musique de Marco Quesada, mise en scène de Serge Noyelle

Comme pour Barokko, leur spectacle précédent: mêmes autrice, compositeur et metteur en scène. Et même espace bi-frontal de vingt-cinq mètres sur douze mètres: on ne change pas une équipe qui gagne… En bout de piste, six musiciens avec batterie, piano, synthé, trombone, clarinette… Sur cette scène, quelques gros projecteurs tripodes avec filtres, comme sur un plateau de cinéma et dix curieux fauteuils- un pour chaque interprète- en cuir rouge, jaune, ou noir, mais aux formes particulières : les uns s’apparentant à de gros fauteuils- club en basane, nés au début du XX ème siècles, les autres à des méridiennes ou chaises longues munies de grands accoudoirs, tous montés sur roues de caoutchouc, aux formes carrées ou arrondies, apparentés au style Arts déco. Et grâce auxquels les dix interprètes, dont un danseur et deux chanteurs lyriques, à moitié allongés ou assis, vont souvent circuler dans une incroyable chorégraphie à la seule force de leurs pieds. La scène est immense mais tout paraît normal et il n’y a jamais la moindre collision dans cette intense circulation! Vous avez dit magique? Oui, et en plus, d’une parfaite fluidité…

© Jean-François Galeron_

© Jean-François Galeron

Comme pour Barokko, ce spectacle envoûtant est fondé sur un beau et long poème-partition de Marion Coutris. Sans aucun doute influencé par Shakespeare mais aussi par la Bible. Et le thème de l’apocalypse étant un de ceux les plus souvent traités dans la peinture, et les arts en général  au Moyen-Age  (entre autres, la fameuse Tapisserie de l’Apocalypse d’Angers (XIVème siècle et à la Renaissance avec la présence du péché et de l’enfer… Mais aussi en musique… avec une résurgence actuelle, pas si curieuse que cela,  dans le hard rock. La thématique de l’apocalypse étant souvent traitée, quand la peste noire provoquait des ravages avec des dizaines de milliers de victimes en France et en Europe comme la guerre dite de Cent Ans. Les  artistes et les poètes ont de singulières intuitions…  même si les mots: covid et Ukraine ne sont pas ici prononcés.
«Face à ce visage, je suis face à mon enfer. » (…) N’importe quel Roi est la Chose de Rien. « C’est, dit l’autrice, la tragédie d’un roi Lear d’après le désastre, ou juste avant, mêlée au jeu de stratégie d’un clan mafieux. C’est le voyage d’un Ulysse qui n’aurait jamais quitté Ithaque. Entre la confession et le songe éveillé, se révèlent les protagonistes d’une célébration à huis-clos et on saisit l’implosion de la famille comme symbole de la société. Époux et amante, mère, filles en révolte, fils bâtards ou prodigues, maîtres de cet étrange laboratoire in vitro ou bouffons, s’adonnent au rite d’un règlement de comptes, et puis entament ensemble une dernière danse avant que le néant ne les avale. »
Voilà: tout est dit ou presque, et il y a ici, sur fond de rêve éveillé, une étonnante galerie de personnages qui arrive dans la brume comme entre autres, un grand et vieil homme chauve inquiétant, de jeunes amoureux, de gens insolites venus de nulle part… Un univers né d’une vision, il y a quarante ans:  le jeune Serge Noyelle s’était égaré à pied sous une autoroute à Gênes, un lieu peuplé de gens étranges. «Là, dit-il, on se faisait raser, on réparait un vélo, une bagnole et dans un hôtel à l’abandon, des gens étaient assis, comme dans un film de Federico Fellini. »

Ici, les scènes se succèdent selon un tempo magistralement réglé et le texte poétique de Marion Coutris est alors une belle piste d’envol pour le jeu des interprètes et du danseur: «Que faire des très vieux qui ne peuvent plus mourir? Que faire des visages grimaçants, des schizophrènes, des tueurs, que faire des prostitués, des pédophiles, des prêtres, que faire des poètes, des escrocs, que faire des diseuses de bonne aventure, des piétons des computeurs obsolètes, que faire du reste du monde?»

© Jean-François Galeron

© Jean-François Galeron

Naissent des images d’inspiration plus surréaliste que dans Barocco et qui rappellent parfois celles des tableaux de René Magritte et ce ballet infernal de fauteuils baroques revient de façon obsessionnelle, comme pour signifier l’inanité des activités humaines. Il serait vain de chercher des points de repère et mieux vaut se laisser  emporter par ce flots d’images habilement mis au point et soutenues par la musique de Marco Quesada. Et les  lentes marches rythmées de tous les personnages ensemble, sont tout à fait impressionnantes de beauté… Sous l’influence de Bob Wilson, Pina Bausch et de Tadeusz Kantor, les dieux tutélaires du spectacle contemporain. Sur le fond de scène opposé à celui de l’orchestre, une danse macabre sublime derrière une grande vitre translucide où chacun des personnages est isolé dans un cadre. Le spectacle doit aussi beaucoup à la qualité de costumes délirants: le plus souvent en complet décalage, comme ce tutu orange qui habille un moment le vieil homme, une robe d’un vert criard pour une femme ou cette autre grande robe noire pailletée pour un travesti.

Côté bémols, il y a quelques écrans sur les côtés pour projeter temps à autre le visage agrandi des personnages que filme un cadreur sur la scène… Ce stéréotype du théâtre contemporain, ici comme ailleurs ne fonctionne pas bien et parasite les images créés par Serge Noyelle. Dommage mais cela peut se corriger, comme la balance imprécise entre la belle musique instrumentale de  et les voix des interprètes- les deux étant équipés de micros H F,- ce qui souvent empêche de bien saisir toutes les nuances du poème et c’est dommage, d’autant plus que ces deux heures passent vite.

Ces Fiancés de l’Apocalypse -un titre déjà choisi et, hélas, en parfait accord avec l’actualité- sont un spectacle qui prolonge le fameux Barocco. Ce Requiem, sans doute plus contemporain et cette proposition exigeante mais toujours aussi insolite et carnavalesque, appartient davantage à l’univers de l’opéra et des arts plastiques du XX ème siècle. Le spectacle qui se joue encore quelques jours à Marseille, devait ensuite aller en tournée à Saint-Pétersbourg. Mais vu les circonstances actuelles, vous devinez la suite… Les temps sont rudes et une tournée ne se bâtit pas en trois jours et exige toujours un long travail de préparation. Nous souhaitons à ces Mariés de l’Apocalypse, de trouver en France ou en Europe un espace adapté à l’intérieur, ou dans un festival, en extérieur, à l’été 2023. Il le mérite amplement. Si vous habitez Marseille, l’endroit est un peu loin du centre mais cela vaut le  le coup, d’autant plus que ce beau théâtre est construit tout en bois et dans une pinède.

Philippe du Vignal 

Jusqu’au 2 avril, Théâtre des Calanques, 35 traverse de Carthage, Marseille (VIII ème). T. : 04 94 91 75 64  (Navette possible sur inscription).

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