Oraison, écriture, mise en scène de Marie Molliens, regard chorégraphique de Denis Plassard
Oraison par la compagnie Rasposo, écriture, mise en scène de Marie Molliens, regard chorégraphique de Denis Plassard
A entendre les cris et appels d’un animateur de foire à la saucisse, le public qui patiente à l’entrée du chapiteau, se demande s’il ne s’est pas trompé de spectacle. Impression renforcée quand il pénètre dans un espace intime où il est accueilli par un espèce de G.O de club Med et par trois danseuses d’un certain âge, avec des chorégraphies ringardes et une horrible musique « dance» des années quatre vingt-dix. L’animateur harangue la foule à coup de bip bip et s’improvise mentaliste : il propose de deviner quel est l’animal auquel pense une spectatrice. Et sous un foulard à paillettes du plus mauvais goût, il va le sculpter sur un ballon… Quelle que soit la réponse, la révélation est à sorties multiples et foireuse, comme beaucoup de numéros du genre…
Cette introduction terminée, Oraison commence enfin mais tout est du même tonneau, avec démonstration lourdingue et vulgaire de hula-hoop… Le public y croit mais commence à rire jaune! Quand d’un seul coup, la machine, en surchauffe, s’enraye, la musique s’emballe, la sono disjoncte et le feu commence à se propager…. Le spectacle prend alors un virage à 180° et change radicalement de ton. Finies les paillettes et la démonstration narcissique! Et place à l’urgence, à la noirceur des âmes dans un espace devenu inquiétant et étouffant. Des visions fugaces nous arrivent comme des flashs avec danse serpentine aérienne, blocs lumineux des issues de secours arrachés et fils entravant la marche d’une fil-de-fériste Marie Molliens contrainte à glisser sur son fil mais ramenée sans cesse en arrière par deux étranges individus habillés et maquillés comme des clowns blancs…
L’un (Robin Auneau), en boxer et des chaussettes, porte un chapeau pointu et va réaliser des équilibres sur une très curieuse machine à pop-corn, tout en mangeant et en recrachant des sucreries où il finira les fesses dedans. Suit un étrange cérémonial: une femme vient lui souder le torse avec un poste à soudure à l’arc provoquant ainsi plein d’éclairs. Puis, un grand tulle semi-transparent tombe du chapiteau pour restreindre l’espace et filtrer notre vision de saynètes oniriques: sur le fil, l’homme réalise des portés en déséquilibre avec la fil-de-fériste, puis seul. Il manipule de nouveau son hula-hoop, symboliquement entouré de papier qu’il transperce, tel un animal. Les restes brûlent petit à petit en une combustion lente d’une troublante beauté. Dans une autre séquence, avancent, au ralenti et contre le vent, l’homme et la fil-de-fériste avec un drapeau avec l’effigie d’un chapiteau de cirque.
Le rythme s’emballe, comme la musique jouée en direct : une grosse caisse et un violon accompagnent Marie Molliens dans une séquence magistrale de maîtrise technique et d’émotion. Elle montre ici sur le fil toute l’étendue d’un art qu’elle maîtrise à la perfection, réalisant des figures exceptionnelles à un rythme frénétique : pas chassés, sauts, grands écarts, pointes… Une image amplifiée par la chute de morceaux de charbon venant perturber ses déplacements. Dans une autre séquence aussi remarquable, les deux clowns blancs sont assassinés et une femme, accompagnée d’ une meute de lévriers afghans découvre leurs corps à la lueur d’une torche… Une scène magnifique et hors du temps.
Autre moment inoubliable : Zaza Kuik, elle, évolue sur le parquet de la piste au rythme de couteaux qu’elle plante au sol, tout près de ses pieds. En suivant un chemin dessiné par des bougies, elle progresse en tension mais avec une grâce et une sérénité lumineuse. Elle prendra ensuite à partie l’homme qui va lui servir de cobaye consentant… Dans un jeu pervers et sublime avec la mort, teinté d’érotisme, les couteaux qu’elle lance sur une planche en bois verticale où est inscrit le mot CYRK épargnent le clown blanc qui s’effondre, laissant derrière lui une tache de sang… en tissu rouge déchiré ( superbe idée de scénographie). Une mise à mort du cirque traditionnel… qui ressuscitera grâce à une oraison funèbre mais salutaire.
Le spectacle finit en apothéose avec la révélation d’une tombe sous forme de sac de morgue qui renferme tous les habits traditionnels des clowns blancs et que chacun des personnages va enfiler. Avant de quitter le chapiteau pour rejoindre en musique un enfant et sa grand-mère. Superbe vision à la Federico Fellini : cette tribu de clowns enfin réunie disparait alors dans le parc, en saluant le public… Cette troisième création de Marie Molliens clôt une trilogie de cirque forain commencée en 2013 avec Morsure et continuée trois ans plus tard avec DévORée. Elle a toujours une remarquable capacité à bousculer et à émouvoir le public, avec un univers à la fois archétypal et tout à fait contemporain. Une écriture tranchante, un engagement total, à la fois artistique, esthétique et politique: Marie Molliens explore la psyché de ses personnages et sait repousser à merveille les limites du jeu et de la performance circassienne, ici transfigurés grâce à de subtiles métaphores et à un travail d’une grande précision sur la mise en scène, les éclairages et le son. Cette artiste sait comme personne concevoir des tableaux d’une beauté ténébreuse inoubliable : une pluie de charbons, une marche avec lancement de couteaux ou une scène champêtre… Des moments d’une puissance inouïe qui s’impriment vite dans notre imaginaire!
Sébastien Bazou
Spectacle vu le 15 avril, Esplanade de l’Espace Mendès-France, Quetigny (Côte-d’Or).