Opération lycéens citoyens avec le Théâtre National de Strasbourg: Gorgée d’eau de Penda Diouf, mise en scène de Maëlle Dequiedt
Opération lycéens citoyens avec le Théâtre National de Strasbourg
Gorgée d’eau de Penda Diouf, mise en scène de Maëlle Dequiedt
Ce programme d’inclusion sociale et culturelle a été porté par les équipes de La Colline-Théâtre national à Paris, le Théâtre National de Strasbourg, la Comédie-Centre dramatique national de Reims et Le Grand T-théâtre de Loire-Atlantique à Nantes. Avec la volonté de favoriser l’égalité des chances et la mixité entre lycéens des filières professionnelles et techniques et des filières d’établissement générales en découvrant et pratiquant ensemble le théâtre. Un projet du même ordre qu’a aussi récemment initié Célie Pauthe au Centre Dramatique National de Besançon (voir Le Théâtre du Blog).
Regroupées en binôme, deux classes: l’une issue d’un lycée professionnel ou technique, et l’autre d’un établissement général, bénéficient d’un accompagnement tout au long de l’année. Avec une commande de texte à un auteur dramatique contemporain qui donnera lieu à un spectacle itinérant, spécialement créé et joué dans les lycées partenaires. Et dont les élèves de ces classes bénéficient d’ateliers de travail théâtral mais sont aussi invités à découvrir des spectacles comme Chère Chambre de Pauline Haudepin, Les Serpents de Marie Ndiaye, Le Dragon d’Evgeni Schwartz joués au T.N.S. L’objectif majeur étant la rencontre avec un autre jeune du même âge mais socialement différent, l’envie de prendre la parole, l’analyse du texte et la réalisation de spectacles souvent complexes où interviennent de nombreux corps de métier. Mais peut-être aussi d’avoir le goût du jeu et de l’écriture.
Une tâche gigantesque et pas facile à mener mais indispensable dans une France déjà clivée et où reste, après plus de soixante ans, une cloison encore étanche entre les populations d’enseignants et d’élèves des lycées dits généraux et ceux des lycées professionnels et techniques, où ‘accès à la musique, à la danse comme au théâtre est encore très limité pour ces élèves qui entrent dans un théâtre pour la première et y voient un pièce…
Il y a eu pour cette deuxième édition les binômes de classes avec au total, quelque deux cent lycéens bénéficiaires de ce programme.
A Strasbourg : en seconde générale de l’École européenne et en seconde en système numérique du lycée Marcel-Rudloff; à Nantes : en première en Bac pro gestion administrative du lycée professionnel Léonard-de-Vinci et en seconde générale du lycée général et technologique Livet ; à Reims, en seconde générale du lycée Marc Chagall et seconde professionnelle chaudronnerie et mécanique automobile du lycée Gustave Eiffel et à Paris ( XX ème), en seconde générale au lycée Maurice Ravel et seconde professionnelle Agora du lycée Charles de Gaulle.
Gorgée d’eau
Spécialement créé pour ce programme, la pièce qui a été jouée dans chaque établissement scolaire, est aussi le point d’ancrage pour des ateliers de pratique théâtrale. C’est une sorte de récit sur l’émancipation d’une collégienne et sur le rapport fusionnel qu’elle a avec sa mère. La jeune fille va petit à petit prendre conscience à la fois de cette relation qu’entretiennent celle qui reste sa mère et elle-même qui le deviendra sans doute un jour. Gorgée d’eau a pour thème un amour maternel bien réel mais envahissant et un conflit entre deux générations qui ont chacune leurs valeurs. Quelle est cette mère qui cultive son bonsaï et a un lien si fort à la terre? « J’ai aussi souhaité dit son autrice, intégrer aussi une réflexion sur l’écologie. L’été dernier, j’ai été bouleversée par le rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) et cela a beaucoup influencé mon processus d’écriture. J’ai alors pris conscience que la nature pouvait devenir un troisième personnage en tant que tel. Cette volonté de parler d’environnement fait écho à la politisation de la génération actuelle, les jeunes se sentent concernés par l’état du monde. » (…) Ainsi, tout le récit se déroule durant une période de grande sécheresse. Une citation d’Antonio Gramsci, que j’affectionne, traverse selon moi la pièce : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et c’est dans clair-obscur que surgissent les monstres ». Et on évoque une pluie d’oiseaux comme cela se produit au Mexique à Cuauhtémoc, quand ces centaines de carouges à tête jaune ont jonché les rues de la ville, après être tombés du ciel. Une mort mystérieuse et subite.
Une scénographie bi-frontale imaginée par Heidi Folliet pour cette salle polyvalente du lycée Marcel Rudlof à la périphérie de Strasbourg mais directement relié au centre par tramway. Au sol, un tapis des copeaux d’écorce, deux tables en stratifié blanc et deux chaises et à un bout, un écran qui s’éclairera par moments. L’univers de cette jeune fille et de cette mère sont sont donc tout proches de nous. Avec des préoccupations qui pourraient être les nôtres dans une langue de très grande qualité: «Et on voulait planter un arbre, pour toi. A ta naissance. Un arbre qui nous rappelle ce qu’on avait quitté. Et je voulais pas abandonner l’arbre quelque part si on devait partir. Tu comprends? Abandonner l’arbre, ici, tout seul? Alors, ton père a acheté un petit pot. Et on a planté la graine, tous les deux. On a mélangé les deux terres, celle du passé et celle d’ici. On a planté la graine du bougainvillier. Parce qu’on était devenu des terriens nomades, mais sans terre vraiment où se sentir chez soi. Alors, le pot c’était bien. C’était notre terre à nous, comme un nouveau pays.»
Très vite nous sentons une grande complicité entre elles, même s’il y a déjà de petites divergences, signe annonciateur d’une émancipation inéluctable de la jeune fille redoutée par la mère et qui la fera vieillir et rester seule: « Non, je ne suis pas pressée. Je ne veux pas qu’elle grandisse. Tout est déjà allé tellement vite. Je veux la garder telle qu’elle, avec ses grands yeux qui interrogent le monde, son nez qui ne ressemble à aucun autre ici, ses joues héritées du royaume de l’enfance, sa bouche naïve et innocente. Qu’on reste ensemble. Je veux être là pour elle, pour la protéger. »Mais elles vont être obligées d’affronter la mort en face de ces dizaines d’oiseaux tombés du ciel. Avec le sentiment d’une catastrophe climatique imminente contre laquelle personne ne pourra lutter.
Un thème finement cousu au premier et qui obsède Penda Diouf dont les ancêtres sénégalais et ivoiriens ont toujours été respectueux de la terre nourricière, parce qu’ils savaient bien qu’il n’y avait pas de plan B pour les nourrir… Et cette mère très lucide le voit aussi et met en garde sa fille unique quand elle lui parle d’une fille de sixième qui aurait disparu : «Tu n’as ni frère ni sœur, ni père, ni cousin, ni cousine. Tu n’as que ton corps. Et je sais qu’il est fort, que tu es endurante. Tu n’as que ça, ton corps. Et ta tête, ton intelligence, pour briller. Alors continue comme tu as toujours fait. »
Belle leçon de prévoyance pour des lycéens : l’avenir n’est jamais sûr et même si la réserve d’eau est vide parce qu’il n’a pas plu depuis longtemps, mère et fille peuvent tenir le coup : elles ont des provisions, les fruits et légumes de leur jardin. Mais il va enfin pleut enfin et la mère se précipite pour récupérer cette eau si attendue mais la fille elle a peur que l’eau monte et ne veut pas mourir noyée, quand elle sent que ses pieds sont pris dans la terre et elle appelle sa mère au secours… Elle sent qu’elle devient un arbre avec ses racines….mais qu’elle possède une énergie nouvelle . La pièce se conclut par ces deux répliques : La Fille: « Tu ne m’as jamais laissé la place. Je t’aime maman. » La mère : «Je t’aime aussi, ma fille.
Après la représentation, sur la grande pelouse en face du lycée, a eu lieu avec Maëlle Dequiedt et Penda Diouf, une analyse dite chorale avec description précise de ce que les élèves ont entendu et ressenti. Ce compte-rendu collectif a été dirigé par une animatrice du T.N.S. qui a su poser les bonnes questions et obtenir les bonnes réponses concernant à la fois le texte et la mis en scène.
©tuong-vi-nguyen.
Le très bel univers poétique imaginé par Panda Diouf n’est pas facile à mettre en scène mais Maëlle Dequiedt, avec une grande économie de moyens, a réussi à captiver la classe de seconde en système numérique du lycée Marcel Rudloff. Grâce à un travail rigoureux sur le plateau et à une bonne direction de ses actrices. Côté éclairages, elle a visiblement fait avec les moyens du bord. Et la bande-son, une création sonore de Joris Castelli qui associe bruitages et musique électronique, soutient remarquablement le texte comme les silences.
Lise Nomi joue l’Adolescente et Nanténé Traoré -que nous avons souvent vue au théâtre- interprète la Mère. Très complices, elles sont excellentes l’un dans ce rôle de femme surprotectrice et l’autre dans celui de cette jeune fille qui a besoin de s’échapper de ce huis-clos. Même si elle aime encore et toujours sa mère, comme elle le lui dit à la fin de la pièce.
Une beau spectacle très rodé, sur une histoire qui a lieu, dit Panda Diouf, « dans un monde au bord de la rupture; cela permet d’intégrer des scènes où la frontière entre réel et fantastique est trouble. » Gorgée d’eau a visiblement séduit ce public lycéen.
Et nous vous parlerons aussi très vite de Faust, un autre spectacle, conçu et mis en scène par un élève de deuxième année de l’Ecole du Théâtre National de Strasbourg à l’Espace Gruber.
Philippe du Vignal
Spectacle vu le 29 avril au lycée Marcel Rudtlof, Strasbourg (Bas-Rhin).