Le Livre de l’Intranquillité de Fernando Pessoa, adaptation et mise en scène de David Legras
Le Livre de l’Intranquillité de Fernando Pessoa, traduction de François Laye, adaptation et mise en scène de David Legras
Né en 1888, l’écrivain qui avait vécu en Australie avec sa famille, continuera mais en autodidacte, des études littéraires et philosophiques quand il viendra vivre à Lisbonne. Et pour gagner sa vie, il travaille dans une agence américaine d’information commerciale à Lisbonne et au journal Comercio. Puis il est rédacteur et traducteur dans des entreprises portuaires, ce qui lui permettra d’avoir un petit revenu jusqu’à la fin de sa vie dans cette ville qu’il ne quittera guère. En 1908, il entreprend jusqu’à sa mort «une longue marche vers soi, vers la connaissance » avec Faust, un monologue.
Il aura juste le temps de publier en portugais et avec succès, Message, un recueil de poèmes en 1934; l’année suivante après sa mort, on découvrit chez lui dans une malle, plus de 27.000 textes! Mais Le Livre de L’Intranquillité ne sera publié qu’en 1982 au Portugal et son Faust six ans plus tard. La traduction française en fut publiée chez Christian Bourgois éditeur en 1988 et 1992. Fascinant de nombreux lecteurs dont des metteurs en scène comme, entre autres, Alain Rais qui en avait monté une belle adaptation avec François Marthouret en 2.007.
A la fois chronique du quotidien et méditation sur fond de philosophie, Le Livre de l’Intranquillité est un journal intime que Fernando Pessoa a tenu pendant presque toute sa vie, en l’attribuant à un modeste employé de bureau à Lisbonne, Bernardo Soares. Il assume son « intranquillité » pour mieux la dépasser. Intensité,profondeur, poésie, beauté de la langue : ce livre, parfois difficile, fascine tous ceux qui l’ont lu et reste presque quatre-vingt ans après la disparition de son auteur, un des grands chefs d’œuvre littéraires du XX ème siècle. Avec des éclairs magnifiques de lucidité quant à lui-même : « La liberté, c’est la possibilité de s’isoler. Tu es libre si tu peux t’éloigner des hommes sans que t’obliges à les rechercher le besoin d’argent, ou l’instinct grégaire, l’amour, la gloire ou la curiosité, toutes choses qui ne peuvent trouver d’aliment dans la solitude ou le silence. »
Il faudrait tout citer: « Orphelin de la Fortune, j’ai besoin, comme tous les orphelins, d’être l’objet de l’affection de quelqu’un. Mais, en fait d’affection, je suis toujours resté un affamé, et je me suis si bien adapté à cette faim inévitable que, parfois, je ne sais même plus si j’ai besoin de me nourrir.”Et il y a chez lui des phrases fabuleuses mais criantes de désespoir comme celles-ci qui ont maintenant juste un siècle : « Car bienque ce soit le Noël conventionnel/ quand mon corps refroidit/ J‘ai le froid mais pas Noël Noël. /Je laisse sentir cette période à ceux qui le souhaitent/ Et Noël à ceux qui l’ont fait/ Car si j’écris un autre quatrain, j’en aurais les pieds gelés./Je ne veux pas faire partie des ingrats /Mais avec ces cieux obscurs/ On a mis dans mes chaussures seulement ce que la pluie m’a apporté. «
Les phrases sur sa vie claquent justes et vraies, toujours d’une rare intelligence : « Où que je me trouve, je me rappellerai, plein de regrets, le patron Vasques et la rue des Douradores. S’ignorer soi-même, c’est vivre. Se connaître mal soi-même, c’est penser. Mais se connaître… L’oracle qui demandait « Connais-toi toi-même » proposait une tâche plus difficile que les travaux d’Hercule, une énigme plus ténébreuse que celle du Sphinx. Nous vivons presque toujours à l’extérieur de nous, et la vie elle-même est une dispersion perpétuelle. Et pourtant nous tendons vers nous-mêmes comme vers un centre autour duquel nous décrivons, telles les planètes, des ellipses absurdes et lointaines. Tout ce que l’homme expose ou exprime est une note en marge d’un texte totalement effacé. Et si je professe les opinions les plus opposées, les croyances les plus diverses, c’est que jamais je ne pense, ne parle ou n’agis. Ce qui pense, parle ou agit pour moi, c’est toujours un de mes rêves, dans lequel je m’incarne à un moment donné. Je discours et c’est un moi-autre qui parle. De vraiment moi, je ne ressens qu’une incapacité énorme, un vide immense, une incompétence totale devant la vie… Je n’ai jamais appris à exister.
Sur la petite scène des Déchargeurs, une autre et belle petite scène, assez pentue avec, juste une chaise d’adulte aux pieds coupés et un petit bureau en bois aux pieds aussi coupés et où il y a quelques papiers et carnets. Soit une belle « installation » qui pourrait avoir sa place dans une exposition d’art contemporain. Mais mieux vaut savoir pour l’acteur où mettre les pieds et ce praticable est finalement assez casse-gueule! Sans doute est-ce la raison pour laquelle David Legras est -trop- souvent assis à son bureau ou dessus, ou encore debout dans le fond. Ce qui donne un côté statique à cette mise en scène.
Avec de beaux éclairages très chauds mais plutôt latéraux, sans doute pour ne pas éblouir le comédien et ne pas le gêner quand il se déplace! Mais nous captons très peu son regard. Plutôt gênant, surtout quand il s’agit d’un aussi long monologue… Et cela, bien sûr, nuit au jeu, donc aux textes lumineux de Fernando Pessoa. Pourquoi, ne pas jouer sur le plateau tel qu’il est, en gardant chaise et bureau ?
Emerge pourtant quelquefois toute la poésie du texte. Sans doute ce livre majeur qui n’a rien de vraiment théâtral en soi, n’est pas facile à monter au théâtre. Mais ces extraits du magnifique pseudo-journal intime de Bernardo Soarès, alias Fernando Pessoa, un petit aide-comptable très lucide quant aux illusions d’une vie banale et toujours en quête de lui-même, méritaient beaucoup mieux que ce spectacle un peu terne, pas très passionnant. Dommage… Il vous reste à découvrir ou à relire ce livre toujours aussi formidable et qui n’a pas vieilli, en ayant une pensée pour son auteur et en buvant un bon café, comme il le faisait avec ses amis à la terrasse du A Brasileira à Lisbonne…
Philippe du Vignal
Jusqu’au 28 mai, Les Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs, Paris (Ier).