Pas assez suédois par le Centre Chorégraphique National-Ballet de Lorraine

Pas assez suédois par le Centre Chorégraphique National-Ballet de Lorraine

 Petter Jacobsson et Thomas Caley,  directeurs du C.C.N., sont familiers des courants de la danse suédoise contemporaine: ils ont réalisé plusieurs pièces au Royal Swedish Ballet à Stockholm dont Petter Jacobsson assura la direction artistique de 1999 à 2004. Ils ont souhaité faire revivre les années folles des Ballets suédois. Fondés à Paris en 1920 par le richissime Rolf de Maré et par le danseur et chorégraphe Jean Börlin, ils défrayèrent la chronique au Théâtre des Champs Elysée, jusqu’en 1925. Après les Ballets Russes de  Serge de Diaghilev, ils attirèrent les créateur de l’avant-garde comme  Jean Cocteau, Blaise Cendrars, Paul Claudel, Ricciotto Canudo, Fernand Léger,  les compositeurs du Groupe des Six :Georges Auric, Louis Durey, Arthur Honegger, Darius Milhaud, Francis Poulenc, Germaine Tailleferre et aussi Eric Satie, Cole Porter… Les interprètes des Ballets suédois venaient en majorité de l’Opéra Royal de Stockholm et cette compagnie fera des tournées dans le monde entier.

Le titre du spectacle : Pas assez suédois indique combien les programmes étaient cosmopolites : mis à part Nuit de Saint-Jean où  transpose les sarabandes du folklore populaire de son pays, Jean Börlin chorégraphia et interpréta une vingtaine de pièces aux formes nouvelles, traversées par les tendances internationales…  Dont Offerlunden (1923), son plus grand succès et Within the Quota (1923), l’un des premiers ballets jazz. Et Relâche (1924), sa dernière création,  seul ballet dadaïste de l’histoire de la danse qui a été repris en 2014 par le C.C.N. -Ballet de Lorraine, chorégraphie de Petter Jacobsson et Thomas Caley. Nous restent seulement de la création de ce ballet burlesque, une photographie de Man Ray avec Marcel Duchamp nu et Bronia Perlmütter en Adam et Eve (reproduits ici en version unisexe masculin). Mais aussi la musique d’Erik Satie et le manuscrit de Francis Picabia où il ébauche le scénario d’un «film qui se jouerait sur scène ».

Petter Jacobsson et Thomas Caley ont invité trois chorégraphes à interroger avec eux cet ouragan artistique et à revisiter l’esprit débridé de l’entre-deux-guerres, à l’aune de leur personnalité et des archives des Ballets suédois conservées au Dansmuseet-Rolf de Mare’s Museum of Movement à Stockholm. Une soirée de deux heures, riche de propositions contrastées avec des interprètes d’exception.

 Fugitives Archives,chorégraphie de Latifa Laâbissi

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©Laurent Philippe

Huit danseuses en costume à damiers jouent avec leurs ombres et les réminiscences du Marchand d’oiseau, chorégraphié en 1923 par Jean Börlin sur un livret d’Hélène Perdriat et une musique de Germaine Tailleferre. En plongeant dans les archives, Latifa Laâbissi et sa scénographe et costumière Nadia Lauro ont été séduites par les ombres étranges découpées sur le décor et les petits personnages à la périphérie de l’argument du ballet : des écolières turbulentes en costume à carreaux. «C’est une rencontre entre une image d’archives et mon inconscient, dit la chorégraphe, l’idée est de se plonger dans ces années vingt: leur liberté, leur impertinence nous ont autorisées cette impertinence.»

En arrière-plan, un rideau de papier blanc plissé sur lequel se découpent la silhouette noire d’une sorcière griffue et des branches dénudées. Les danseuses, masques blancs et robes à damiers déployées en larges corolles, évoluent dans des postures incongrues, courbées ou tordues. Elles s’agglutinent tel un nid d’insectes, s’éloignent en petits piétinements sonores, reviennent au pas de l’oie ou s’installent dans des positions indécentes, avec force grimaces. La construction aléatoire de Fugitives Archives où dominent le noir et blanc et quelques carrés rouges, est ponctuée par des bribes musicales élaborées par Manuel Coursin.
Une pièce-mémoire de vingt-cinq minutes d’une beauté formelle dans la lignée de Pourvu qu’on ait l’ivresse (2016) la dernière création de Latifa Laâbissi, avec des paysages imaginaires où se côtoient le beau et le grotesque. On retrouve aussi le dépouillement du butô japonais avec des mouvements de mains et bras d’une extrême précision. Une performance des interprètes…

Mesdames et Messieurs, chorégraphie de Petter Jacobsson et Thomas Calay

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©Laurent Philippe

 En vingt minutes, treize danseurs se lancent en groupes ou en solos dans une série de numéros clownesques, inspirés de l’univers du cinéma muet. La joyeuse bande émerge d’un amas de plaques en plexiglass, rappelant les pellicules d’antan. Les chorégraphes convoquent des personnages d’époque en costumes hétéroclites, comme sortis des malles de cabarets ou cafés-concerts, pour un grand carnaval grotesque multicolore dans l’esprit du Cinésketch de Francis Picabia (1924).

Pour la nouvelle année, l’artiste avait présenté une série de sktech inspirés des films comiques de Charlie Chaplin, Buster Keaton. Il y a le comique troupier, le travelo, la danseuse à frou- frou et d’autres figures fantasques dansant sur des chansons en vogue. «  Le shimmy, je veux danser le shimmy », clame Mistinguett, au son aigrelet d’un phonographe hors-d’âge. « Nous avons travaillé sur une “ playlist “ d’airs populaires de l’époque », dit Petter Jacobsson.  Et cette revue festive se construit sur ces morceaux ressurgis du passé. Sur un rythme accéléré rappelant les vingt-quatre images par seconde des films muets, les danseurs masculins, transcendent les genres, dans les costumes extravagants de Birgit Neppl et sur un fond vert pour incrustations d’un studio de cinéma ou télévision. Un clin d’oeil à notre modernité…

Danses crues, chorégraphie de Dominique Brun

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©Laurent Philippe

Historienne de la danse, la chorégraphe réinvente des pièces anciennes et se tourne ici vers La Nuit de la Saint Jean, figurant au premier programme des Ballets suédois (1920). « On peut encore voir des extraits de ces danses dans un film de Marcel L’Herbier, dit-elle : les rondes et les danses se voudraient « premières » et « crues », alors qu’en réalité, elles ont été transformées par Börlin.» Et contrairement à cet artiste dont elle trouve la chorégraphie trop caricaturale, Dominique Brun s’appuie sur des danses folkloriques encore pratiquées aujourd’hui, notamment en Macédoine.

Elle joue avec des images de ces rondes et farandoles en surimpression. Projetées sur un écran translucide en avant-scène, elles se superposent aux danseurs et danseuses qui, ombres blanches, presque immatérielles, tournent et se déploient sur la musique subtile de David Christoffel dont les nappes sonores enveloppent et rythment le mouvement des corps. En off, la voix de Marguerite Duras dit Les Mains négatives, un texte évoquant les paumes imprimées sur les parois des grottes magdaléniennes : « En souvenir de la pandémie où il était interdit de se toucher, dit Dominique Blanc, et en hommage aux corps des danseurs qui gardent la mémoire de nos gestes. » Cette pièce dépouillée et d’une grande élégance se pare d’une riche iconographie: films, peintures dont Le Saint-Jean-Baptiste du Caravage et des scènes champêtres… montrent des mains qui se prennent ou se tendent. Les interprètes, figures évanescentes derrière l’écran, semblent être les fantômes d’une danse éternelle.

Érosion, chorégraphie de Volmir Cordeiro 

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©Laurent Philippe

 L’artiste brésilien s’est attaché à détourner le rêve de forêt vierge de Paul Claudel dans le livret L’Homme et son désirécrit à Rio de Janeiro : « Claudel semble activer l’imaginaire d’une Amazonie qui va de pair aujourd’hui avec l’invisibilisation des populations autochtones mises en danger par une politique d’extrême-droite. » A l’époque, Darius Milhaud avait composé la musique de ce ballet en forme de drame plastique où la nature sauvage effraye autant qu’elle attire un homme en proie au désir d’une morte.

Rien de tel dans Érosion : une horde sauvage bottée frappant le sol bruyamment, se déchaîne et met à nu des personnages aux chevelures de liane, fragiles peuples «premiers» interprétés par des danseuses… Ces militaires, sur-mâles érotisés et narcissiques, vont détruire le cadre qui ceint la scène, déportant notre regard sur les créatures de ces bois luttant pour leur survie. Une belle énergie émane de cette pièce tonique qui se termine sur l’image de bottes alignées, désertées, symbole d’un pouvoir au pied d’argile. Eros en érosion?

 La musique originale de Darius Milhaud est jouée intégralement en dix-sept minutes mais, pour marquer la présence de ces oubliés de l’argument claudélien, fait ressortir les inserts de folk brésilien que le compositeur avait mis en arrière-plan. Et les pas martelés sur le parquet soulignent la violence de ces prédateurs brutaux. Les costumes de Volmir Cordero mettent en valeur les corps des interprètes et contribuent à créer une esthétique troublante, imaginée par le chorégraphe pour faire «débander l’éros viri », en l’opposant à la plasticité des corps féminins. L’Eros, même dérisoire, a ici la vie dure et cela ne déplait pas en clôture de cette belle soirée.

 Mireille Davidovici

Spectacle vu le 18 mai à l’Opéra National de Lorraine, 1 rue Sainte-Catherine, Nancy. Meurthe-et-Moselle).

C.C.N.-Ballet de Lorraine, 3 rue Henri Bazin, Nancy.

Reprise de Danses crues, chorégraphie de Dominique Brun le  27 juin 2022 à 19h et 20h30 · salle des Nymphéas Musée d’Orsay · Paris 


Archive pour 21 mai, 2022

Antoine et Cléopâtre de William Shakespeare, traduction d’Irène Bonnaud, mise en scène de Célie Pauthe

Antoine et Cléopâtre de William Shakespeare, traduction d’Irène Bonnaud, mise en scène de Célie Pauthe

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Peut-être le nœud de l’affaire que ce petit : «et» reliantà jamais le nom du grand général romain et celui de la reine d’Alexandrie. Cléopâtre, de la famille gréco-macédonienne des Ptolémée, veut devenir Egypt  selon l’orhographe shakespearienne et orner sa tête de tout l’outillage du pouvoir pharaonique pour impressionner Antoine, et ce avec succès. Mais les Romains puritains et qui craignent pour César cette mauvaise fréquentation, ont fait d’elle la grande prostituée, la magicienne, la gipsy aux dangereux sortilèges. La preuve de cette force maléfique: la défaite d’Antoine. Un guerrier vaillant et audacieux, un amoureux sensuel, un amateur de faste… mais pas nécessairement un homme de pouvoir. Et l’un des plus beaux couples de l’Histoire finira vaincu. Si l’une n’avait pas rencontré l’autre, si l’autre n’avait pas cédé à l’appel de ses charmes…

Le spectacle commence par un moment de volupté. Dans un salon oriental un peu bohème, parsemé de coussins, Cléopâtre et ses suivantes chantent, écoutent de la musique. Pur plaisir : elle n’a pas ici pour fonction d’harmoniser le monde, (comme dans la tirade de Portia à la fin du Marchand de Venise). Mais elle caresse, incite au plaisir, à l’amour et rend sourd aux enjeux du pouvoir. Le regard terne d’un buste de César n’intimide en rien une reine capricieuse. Pour ce premier acte, Anaïs Romand a habillé -ou plutôt dévêtu- Mélodie Richard (en alternance avec Dea Liane), comme la meneuse de revue d’un cabaret égyptien imaginaire. Nous la verrons ensuite sous des voiles plus sévères : cela fait partie du caprice et de la grandeur d’un personnage qui veut tout embrasser.

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En même temps et loin de cette image kitsch, nous écoutons le très beau chant d’Ahmed Chawqi et Mohamed Abdel Wahab par la voix de Dea Liane (Charmian, la suivante de Cléopâtre) et les poèmes de l’Alexandrin Constantin Cavafy. C’est très beau et très libre : Célie Pauthe n’hésite pas à tirer les pépites de deux millénaires du fameux mythe Antoine et Cléopâtre. Face à cette cour féminine, les hommes de cabinet d’Octave, en costume bleu très politique quelque peu macronien, affichent leur compétence au masculin, avec un Lépide se sachant déjà superflu. Revenons à l’histoire : dans une Rome à la fin de sa république aristocratique, Octave, sous le second triumvirat, reproduit le schéma de son «père» César. Et le troisième, faire-valoir et tiroir-caisse, est vite éliminé pour laisser place à un duel entre les autres. Et l’un sera le premier : une fois Crassus expédié, Jules César vainqueur de Pompée et Lépide débarrassé, ce sera Octave, vainqueur d’Antoine. Ils avaient passé des accords provisoires: Antoine épouse même Octavie, la sœur de son rival, pour sceller une très fragile alliance. Mais il n’avait jamais renoncé à l’espoir de fonder avec sa Cléopâtre un empire d’Orient, assuré par leurs descendants et le petit Césarion, fils du grand Jules. Voilà pour l’histoire et la légende.

Tout cela fait-il du théâtre? Oui, et trois fois oui. Guillaume Delaveau a imaginé un dispositif ample et souple qui ne ralentit jamais l’action. Ainsi le décor -minimal- du mariage romain se défait, Charmian attrape au vol le bouquet de mariée lancé par Octavie. Et nous voilà à nouveau sur le territoire de Cléopâtre, au propre et au figuré ; en deux secondes, le sort de ce mariage diplomatique est réglé. Le spectacle, grâce aussi à la traduction d’Irène Bonnaud, fourmille de ces trouvailles vives et riches de sens multiples, non dépourvues d’humour et sur lesquelles la mise en scène ne s’appesantit jamais.

Mais le spectacle prend son temps et donne le leur aux personnages secondaires. Le messager malheureux car porteur de terribles nouvelles (Glenn Marausse),  tel autre avec son ambiguïté et ses retournements , une soldate troublée (Maud Gripon). Chacun esquisse un histoire aussi profonde que celle des héros. Shakespeare sait très bien créer ce petit peuple comme le fossoyeur dans Hamlet ou les gardiens dans Macbeth . La distribution (quinze interprètes pour trente-six personnages) est parfaite et chacun garde une même  ligne  où se rejoignent sa fonction et sa personnalité, selon les différents rôles qu’il joue. Ainsi Lounès Tazaïrt est un devin, puis le précepteur et enfin un paysan avec son fatal panier de figues, incarne une seule et même fonction poétique : le destin lui-même, sous sa modeste et changeante apparence.

Après un salon de musique alangui, le spectacle monte en puissance jusqu’à l’entracte. Ensuite le rythme ralentit : c’est celui de l’élégie, de la descente marche après marche vers la mort des héros et des soldats que Shakespeare n’oublie pas. Antoine et Cléopâtre, cette pièce monstre a rarement été montée en France, par Roger Planchon (1978), Stuart Seide  (2004) et Tiago Rodrige, il y a sept ans. Célie Pauthe et son équipe ont totalement relevé le défi.La scénographie  de Guillaume Delaveau porte le jeu des acteurs sans jamais l’alourdir. Comme avec cette métaphore du sable : d’abord petit caillou dans la chaussure de l’envoyé romain, puis signe envahissant de l’enlisement d’Antoine en Egypte, et des Romains en général. Et coulant entre deux doigts, tout simplement le symbole du temps qui passe. Enfin, en transformant un portique romain en pylône égyptien. Le travail sur les costumes est de la même force: audacieux et simple, dramaturgique c’est-à-dire éclairant les enjeux de la pièce, sans faire pléonasme avec les autres éléments de la mise en scène.

L’Orient de Cléopâtre n’est pas celui de Bérénice qu’avait monté Célie Pauthe qui, ici, a choisi les mêmes interprètes: Mélodie Richard et Mounir Margoum, pour le temps d’un rêve géopolitique. Et si ces grandes femmes avaient régné sur le monde romain? Blaise Pascal n’avait pas tort: «Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. »

 Christine Friedel

 Jusqu’au 3 juin, Odéon-Théâtre de l’Europe-Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès, Paris (XVIII ème). T. : 01 44 85 40 40.

 

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