Vortex, un film de Gaspar Noé

Vortex, un film de Gaspar Noé

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Un chef d’œuvre avec une description forte et sans complaisance de la fin de vie, l’expérience de la mort annoncée, vécue à côté d’un conjoint avec lequel on a traversé toute une existence. Quand un couple en arrive à ce terme, chacun vit la crainte de sa propre disparition à travers le miroir de l’autre et ressent la dégradation du corps de l’autre, comme s’il s’agissait du sien propre. Un face-à-face douloureux avec parfois son propre effondrement physique et mental.

Le film commence par un hymne à la vie avec Mon amie la rose, une chanson magnifique de Françoise Hardy dont le visage juvénile envahit l’écran : «A l’aurore, je suis née, baptisée de rosée. Je me suis réveillée vieille» Age tendre et tête de bois. Les roses de la vie surgissent comme un poème de Ronsard en une immense nostalgie. Puis d’un coup, nous voilà à l’autre extrémité du parcours… Un couple âgé (l’actrice Françoise Lebrun et le réalisateur italien Dario Argento) partage le quotidien factuel dans son appartement. La caméra filme les différents moments de la journée comme de la nuit. On se frôle, on se surveille, on s’évite dans le lieu de vie trop étroit, encombré des nombreux objets. On se supporte, on s’agace mais on se soutient et on est inséparable.

La caméra se fait précise et filme le réveil du couple. Chacun dans son monde corporel. Avec un regard clinique: chaque geste et chaque respiration envahissent l’écran. Gaspar Noé ne nous épargne rien du réveil et du quotidien. Il faut d’abord aller vider sa vessie, puis mettre en route le café, avant de retrouver la salle de bains et prendre les médicaments qui permettent aujourd’hui de vivre plus longtemps. Le couple est face à face: elle et lui se sourient chacun à une fenêtre. «La vie est un rêve », dit-elle. «Il faut peindre la vie non pas telle qu’elle est, mais telle qu’elle est représentée en rêve » écrivait Anton Tchekhov.
Lui continue à rêver à travers l’écriture et se perd dans un essai sur le rêve dont il ne voit pas la fin. Sa femme détruira plus tard tous ses papiers dans un accès de rage et de confusion en les vidant dans les w. c. comme dans l’holocauste de La Défense de l’infini d’Aragon et la mort annoncée de l’écrivain.

Gaspar Noé filme le couple en «split-screen»: un écran coupé en deux. Les personnages sont à la fois côte à côte, et irrémédiablement séparés. Chacun dans son monde s’occupe comme il peut, de ses propres affaires. Ces solitudes cohabitent. L’image dédoublée permet de suivre chacun dans ses pérégrinations interminables dans l’appartement. Nous sommes chez des « intellectuels », comme on dit. La radio du matin est branchée sur France-Culture et on entend Boris Cyrulnik expliquer ce qu’est le deuil, la perte d’une personne aimée et comment l’homme se prépare à la mort.

Les images, impitoyables, ne nous épargnent rien des faiblesses de l’âge et de l’effondrement qui survient. La femme a presque perdu l’usage du langage, ne sait plus où elle se trouve et ne reconnait plus rien. L’angoisse se lit sur son visage et la maladie d’Alzheimer la désoriente progressivement. L’homme, lui, a bien du mal à survivre, partagé entre la crainte de voir son épouse laisser le robinet du gaz ouvert ou se perdre dans la rue, et l’obligation de garder son propre psychisme intact pour survivre.
La maladie a rendu son épouse quasi muette, alors qu’elle pratiquait un métier de la parole : la psychiatrie. Lui s’exerce à écrire un essai sur le rêve et à parler dans une langue française dont il cherche le mot juste, alors que sa langue natale : l’italien est déjà loin derrière lui. Plus que la santé du corps, c’est bien l’intégrité de la pensée et du langage qui nous permet de vivre, disent-ils..

Vortex est une longue descente vers une disparition annoncée. Ces vies juxtaposées poursuivent leur chemin parmi les objets accumulés dont la dispersion révèle le trouble du penser. Ils semblent porter toute la mémoire du monde mais une mémoire qui s’effrite. Chaque geste d’amour compte ici et permet de rester en vie. Dans la famille, lieu de refuge et de la vie qui continue… Ici, un fils drogué qui ne s’en sort pas et un petit-fils qui ne parle pas encore et qui joue avec ses petites voitures qu’il entrechoque avec fracas, comme pour signifier sa présence dans un monde d’adultes dont il ne possède pas encore les mots.
Toute la vie se déroule entre deux moments : celui de l’acquisition du langage et celui de sa perte.

La caméra filme impitoyablement et jusqu’au bout ce couple dont la fin est programmée. Les propos tenus par Boris Cyrulnik au début du film trouvent alors leur triste illustration. L’épreuve de la perte de l’autre et de la perte de soi, de la solitude et de l’égarement, affectent le spectateur. Une partie du double écran s’efface, et avec lui, la disparition progressive des objets encombrant l’appartement. Il faut dire adieu à tout ce qui entoure une vie, voir disparaitre toutes les traces du passé et assister à un immense naufrage. «La mort, c’est cela, dit le réalisateur, les objets d’une vie qu’on laisse aux autres et qui finissent dans un camion-poubelle, aussi rapidement que les souvenirs qui se décomposent dans le cerveau.»,
La cérémonie des adieux ressemble à toutes celles que nous connaissons. Elle prédit celle à venir et que nous ne pouvons qu’imaginer. La confrontation avec la mort, notre propre mort, est ici directe.

Jean-François Rabain

 


Archive pour mai, 2022

Bonjour Kristi Toguchi

Bonjour Kristi Toguchi

Née dans la magie, entourée de magie toute sa vie et elle la pratique comme son père et Jimmy Yoshida, son grand-père et elle a grandi en vendant des tours dans la boutique familiale à Hawaï. A cinq ans, ce grand-père lui a enseigné le dernier tour commercialisé pour le montrer et le vendre dans le magasin.  Connu comme «parrain de la magie » aux Etats-Unis, il a été le premier à vendre des produits asiatiques aux meilleurs artistes, notamment à David Copperfield, Lance Burton ou Rick Thomas. Et il a été intronisé au Magic Hall of Fame, la même année que Siegfried et Roy. Elle se souvient d’un spectacle qu’elle a vu à douze ans avec son grand-père à l’hôpital Shriners pour enfants dont beaucoup d’entre eux avaient rencontré des obstacles dans leur vie et avaient besoin de soins à temps plein. « Ils étaient heureux, dit-elle, et pouvoir faire partie de leur vie était un moment si spécial qu’on n’oublie jamais. J’ai alors su que la magie était un art très spécial et que je le ferai pour la vie »

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Kristi Toguchi ne se souvient plus bien quand elle a appris son premier tour mais elle étudiait et pratiquait la magie toute la journée et, à douze ans, elle a commencé à créer son premier numéro pour des compétitions locales mais aussi nationales et internationales. «Mon grand-père était vraiment en colère, parce qu’il voulait que j’utilise la même musique japonaise traditionnelle dans ses spectacles. Mais j’aimais le rock ! Très contrarié, il m’a envoyé chez son meilleur ami James Zukemura pour qu’il soit mon professeur en dehors de ma famille et j’ai eu la chance de m’entraîner avec les meilleurs enseignants au monde, notamment Joanie Spina, Curtis Kam, Loren Christopher Michaels, Fukai…

Jimmy Yoshida, un artiste très connu, a donc joué un rôle déterminant dans sa carrière. Il avait de nombreux amis généreux de leur temps et de leurs connaissances. Et elle a eu la chance d’être invitée par Lance Burton dans son émission de télévision et elle a pu s’entraîner avec son équipe pendant une semaine à Las Vegas. Cheryl Lindly était alors directrice artistique et conseillère d’art aérien au Fern Street Circus où elle a commencé à faire de la magie. «Quand j’ai vu son numéro de soie aérienne, j’en suis tombée amoureuse et j’ai demandé à Cheryl combien cela coûterait de m’entraîner en privé avec elle. Pour chaque heure que j’enseignerais à ses enfants,m’a-t-elle dit, elle m’enseignerait une heure. Et donc trois fois par semaine en un an, j’ai commencé à faire de l’acrobatie aérienne. J’ai maintenant mon école de techniques aériennes à Las Vegas. Les Pendragons m’ont aussi donné l’opportunité de jouer à travers le monde en leur compagnie. »

Mais tout n’est pas rose et Kristi Toguchi s’est blessée dans un spectacle mais a continué quand-même jusqu’à la fin. «Avec mon partenaire, nous faisions une illusion, il est tombé sur moi et m’a cassé la main. Après la représentation, le public a voulu prendre des photos avec nous. Même si je souffrais horriblement, j’ai souri, retenu mes larmes et n’ai montré aucune douleur. Je voulais que personne ne le sache et, en silence je suis allée à l’hôpital. La chose la plus difficile pour une artiste: beaucoup voyager pour travailler et laisser ses proches. Après le décès de mon père Terry Toguchi, j’ai regretté d’avoir raté des vacances et événements dans ma famille, parce que j’avais des contrats. Une chose difficile à supporter à mesure que je vieillissais…

Elle a travaillé tous les types de magie : close-up, scène, évasion et elle a été aussi acrobate (tissu aérien, lyre, toile espagnole, trapèze élastique, harnais) mais aussi comédienne. Et elle s’est spécialisée en danse moderne, jazz, lyrique et elle a été chorégraphe. « Comme batteuse Taiko, j’ai été formée par Pierre Dube, maître Taiko au Cirque du Soleil et j’ai joué partout : arènes, théâtres, à la télévision, à la radio et dans des films, pour des événements d’entreprise, sous des chapiteaux. Mais aussi dans des festivals, stades, hôpitaux, hôtels, casinos, restaurants, centres commerciaux et pour des événements en plein air…Sa grande première ?Au stade Aloha à Hawaï, à cinq ans elle dansait le hula-hoop pour le Pro Bowl et elle fait des spectacles depuis trente-cinq ans. Elle s’inspire beaucoup de chanteurs, musiciens et danseurs comme Madonna, Janet Jackson, Prince etc. Et elle appréciait chaque minute à les regarder et essayait de les imiter.

«J’ai grandi en regardant à la télévision avec ma famille, David Copperfield et j’ai toujours été fascinée par ses incroyables grandes illusions. Tout était si dramatique et il y avait de la danse et une bonne musique pour l’accompagner. Mais je suis aussi influencée par la sculpture: j’apprécie l’esthétique des lignes et suis aussi attirée par la mode et ses couleurs, textures, motifs et la façon dont ils fonctionnent ensemble.
J’aime tous les genres de musique: cela me motive mais aussi aller dans les musées pour voir différents types d’art visuel et des «installations.» Tout numéro de magie dont on rêve, peut être créé si on sort des sentiers battus. De plus, certaines formes exigent une grande pratique, alors comme elle le dit souvent aux débutants, ne jamais abandonner jamais. «Avec le temps, tout deviendra plus facile à mesure que vous développerez la coordination et la force nécessaire pour accomplir ces exploits. Ayez un maître: c’est très important dans tout art. Vous ne pouvez jamais arrêter d’apprendre et vous pouvez devenir meilleur. Il vous guidera dans ce voyage.
Enfin, pratiquez, pratiquez… Ne vous entraînez pas seulement devant un miroir ou votre smartphone. Plus vous jouerez devant un public, plus vous développerez votre sens du spectacle et votre confiance. Je suis heureuse que notre art évolue avec la génération actuelle Avec Internet, elle a accès à son apprentissage mais de nombreux didacticiels sont mauvais. Et de nombreuses femmes et jeunes filles s’intéressent à notre art. Petite, je me rendais à des conventions et événements de magie et j’étais souvent l’une des seules filles. Je suis impatiente de voir quelle influence cela aura sur notre art. »

Il y a, selon cette artiste, une grande importance de la Culture dans l’approche de la magie avec partout, des valeurs différentes. «Dans certains pays, les femmes ne montrent pas leur peau et je dois trouver le bon costume. Beaucoup de choses peuvent être drôles ou géniales pour certains, mais offensantes pour d’autres. Il faut absolument connaître son public et chaque culture doit toujours être prise en compte. »

Sébastien Bazou

Interview réalisée le 10 mai.
Https://www.KristiToguchi.com

Deux Frères de Fausto Paravidino, traduction de Jean-Romain Vesperini, collaboration à la mise en scène d’Olivia Murrieri

Deux Frères de Fausto Paravidino, traduction de Jean-Romain Vesperini, collaboration à la mise en scène d’Olivia Murrieri

Cela se passe dans un petit appartement dont nous ne verrons que la cuisine: deux tables, un réfrigérateur et un petit poste de télévision noir posé sur un tabouret. Dans cette seule pièce commune, Lev (Hugo Randrianatoavina), Boris (Arnaud Tardy) et Erika (Inès Tavrytzky) se retrouvent pour prendre vite fait un repas, discuter et s’engueuler, regarder un peu la télé d’abord à trois, puis à deux, et de nouveau à trois, et enfin à deux…Mais on ne vous dira pas pourquoi.

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Ces jeunes gens sont en proie aux délices de la cohabitation…Mensonges, tentatives de séduction et laisser-aller d’Erika, autoritarisme de Boris, incapacité de Lev à protéger son frère et à organiser sa vie à lui. Ils ont bien du mal à poser des règles pour vivre en commune et assumer leurs responsabilités. Qui fera le ménage, préparera et comment les repas, qui répartira au mieux les dépenses des aliments et boissons selon que l’on mange bio ou pas, que l’on boit de la bière ou pas, etc. Bref, l’enfer, c’est les autres comme avait déjà dit Jean-Paul Sartre. Et ce huis-clos en cinquante-trois jours passés a visiblement été influencé par Jules et Jim, le fameux roman d’Henri-Pierre Roché et/ou le film devenu culte que François Truffaut en avait tiré en 62. Boris, Lev et Erika sont un peu les petits-enfants des personnages brillamment joués par Oskar Werner (Jim l’Autrichien), Jeanne Moreau (Catherine) et Henri Serre ( Jules, le Français) le seul encore en vie de ce trio infernal.

Chez Fausto Paravidino, il doit y avoir aussi une part d’autobiographie dans cette pièce qu’il écrit à vingt-trois ans. Boris ( Arnaud Tardy) est un un peu obsédé par la propreté, Lev (Hugo Randrianatoavina) est en couple sur le mode :je t’aime, moi non plus, avec Erika (Inès Tavrytzky), une grande séductrice qui se balade en short noir brillant ou en slip. Mais elle ne lave jamais son assiette et laisse ses tampons usagés sur le lavabo. Indépendante -elle a sans doute eu pas mal d’amants- elle reste très libre de sa vie et tient à le faire savoir. Mais elle reste dans cet appartement sans savoir bien pourquoi. Sans doute incapable d’affronter la solitude dans un studio et préfère-t-elle quand même vivre avec les deux frères.Seul choix possible pour Lev qui sent bien que cette situation est devenue ingérable: partir  faire son service militaire. Mais vous ne devinerez jamais ce qui va se passer ensuite ! Erika la cynique (Inès Tavrytzky) : « C’est courant ce genre d’histoire et on a pris un peu de bon temps.» va vite séduire Boris qui ne demandait que cela. Mais devinez quoi? Lev va revenir à l’improviste…

Bref, le nouveau boulevard est arrivé… Le dramaturge italien maintenant bien connu en France (voir Le Théâtre du Blog) qui écrit cette pièce à vint-trois ans, en reprend les bonnes vieilles recettes: lieu unique avec des vrais meubles, colères et portes de salon (ici de cuisine) qui claquent bien, désirs inavoués, retour à l’improviste d’un des personnages, relations conflictuelles sur fond de séduction… et triangle sexuel et/ou amoureux impossible à gérer. «Une pièce glaçante et énigmatique aux allures de thriller pop de la fin des années quatre vingt dix» selon  ce collectif. Désolé mais pour le glacial et l’énigmatique, il faudra repasser et cette pièce n’a rien de très original ni de très fort. Même si la fin -inattendue- mais ici mal exploitée, est plutôt bien vue.

Malgré une mise en scène (non signée) parfois approximative, ces jeunes acteurs sympathiques ont l’énergie nécessaire pour nous embarquer dans cette histoire qui dure heureusement juste une heure et quart… Mais rien à faire, Deux Frères n’a pas encore le niveau des pièces suivantes de Fausto Paravidino

Philippe du Vignal

Jusqu’au 31 mai, Théâtre de Belleville, 1 Passage Piver, Paris ( XI ème).
La pièce est publiée chez l’Arche-Edition.

L’Odyssée. Une histoire pour Hollywood, texte et mise en scène de Krzysztof Warlikowski

 

L’Odyssée. Une histoire pour Hollywood, d’après L’Odyssée d’Homère et Le Roi de cœur, Les retours de la mémoire d’Hanna Krall, texte et mise en scène de Krzysztof Warlikowski  (en polonais, surtitré à la fois en français et en anglais)

Pas de rideaux: nous pénétrons tout de suite dans l’univers du metteur en scène qui porte la marque de Malgorzata Szczesniak, sa scénographe et complice depuis longtemps : un plateau nu ou presque, avec fond et côté vitrés, où se trouve une grande cage à grillage carré avec trois portes à glissière, évoquant de sinistres locaux de police. Avec, au milieu, une double haute et longue banquette en bois, comme on en voyait autrefois dans les salles d’attente. Deux hommes nus ou pas la feront rouler du côté jardin, au côté cour, et inversement.

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Et encore côté cour, cinq lavabos anciens. En fond de scène, un grand écran et en haut, bien visible sur le mur, une horloge électronique qui débitera ses chiffres rouges par dixièmes de seconde, sur toute la durée de ce spectacle hors-normes et fascinant. Et dans la seconde partie, l’habituel tableau des aéroports en diodes rouges alternant les mots: Departures  et Arrivals, une autre image de ce temps irréversible obsèdant visiblement cet auteur et metteur  en scène. Avec deux histoires entrelacées, celle bien connue d’Ulysse quand il essaye de revenir de la guerre de Troie. Et celle inconnue pour nous, d’Izolda, une jeune  polonaise juive qui, pendant le dernier conflit mondial, a tout fait pour sauver son mari prisonnier du camp d’extermination à Mauthausen. Elle a même provoqué sa déportation pour aller le retrouver. Le temps a passé, et bien plus tard, elle a demandé à la romancière polonaise Hanna Krall d’écrire un livre sur son histoire à elle mais emblématique. Qu’elle voyait comme une grande fresque qui intéresserait sûrement, croyait-elle, un producteur américain pour un film qui serait tourné à Hollywood avec une vedette comme Elizabeth Taylor qu’elle adulait et qui jouerait son personnage à elle…

Déception, les mots de la romancière à qui elle avait passé commande ne correspondaient pas selon elle à tout ce qu’elle avait vécu dans sa chair de femme amoureuse et au comble du désespoir, comme tant de ses compatriotes. Bref, le livre d’Hanna Krall, même si elle est aussi polonaise et juive, la déçoit beaucoup. Izolda, en fait,  n’admet pas qu’elle n’ait pas su, selon elle, traduire toute la charge émotionnelle de sa passion amoureuse et des horreurs qu’elle a vécues. Un point de vue opposé à celui de cette journaliste et écrivaine polonaise de quatre vingt-six ans qui a aussi été la scénariste de Krzysztof Warlikowski. Elle pensait,elle, que «plus il y avait de désespoir, moins il fallait de mots.» Les thèmes essentiels de ses romans* sont l’entrelacement de destins mêlées des Polonais-juifs-allemands durant la dernière guerre et après.

Le spectacle, dont le dramaturgie est signée Piotr Gruszczyński, est tout entier fondé sur des associations d’images et des analogies à partir de ces odyssées, celle de ce héros de l’antiquité à l’adresse exemplaire et capable à lui seul  de nombreux exploits. Et celle aussi de cette jeune femme, aussi solitaire qu’Ulysse mais perdue dans un conflit qui a embrasé toute l’Europe et une partie du monde. Tout cela sous le regard des Dieux, puis de Dieu.

Nous retrouvons ici des images fortes et inoubliables comme celles des précédents spectacles  de Krzysztof Warlikowski ( voir Le Théâtre du Blog). Il sait faire cela depuis longtemps avec ,à la fois une extrême rigueur et une grande poésie, ce qui n’est pas incompatible. Comme l’arrivée d’Ulysse, devenu un gros et vieil homme, sac de toile sur le dos, finissant par retrouver sa Pénélope plus très jeune, ses fils Télémaque et Télégones, sa fille Roma, devenus trois adultes… Et le vieil Ulysse, un peu paumé, demande où est Argos et ignorait que sa mère était morte. Il raconte ensuite superbement son combat avec le Cyclope, ses aventures chez les Lestrygons et avec la belle Circé, prenant en otage ses compagnons. Et comment il refusa l’immortalité que lui offrait la merveilleuse Calypso. La plupart de ces scènes sont retransmises en gros plan sur l’écran central. Pas grave mais le metteur en scène aurait pu nous épargner ce vieux truc usé qui disperse le regard.

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Mais il y a aussi des moments formidables comme l’histoire de la jeune Izolda (Maja Ostaswewska) interrogée par un officier SS (Gartosz Gelner) dans un court film superbement réalisé par Pawel Edelman.
Cela se passe dans un immense et triste bureau où ce jeune et bel officier  en uniforme impeccable, annonce avec le plus grand cynisme à Izolda qu’elle va mourir parce qu’elle est juive mais qu’il n’y peut rien: c’est la guerre! Izolda reste impassible…
Et il lui propose même avec une grande gentillesse mais après l’avoir un peu caressée, de lui jouer un morceau de piano pour, dit-il, « se quitter en bons termes ».
Ce qu’il fera. Glaçant!

Et il y a un autre moment -tout aussi magnifiquement joué- où Martin Heidegger (Andrzej Chyra) retrouve en 1950 son ancienne amoureuse Hannah Arendt (Malgorzarta Hajewska-Krzysztofik) dans la forêt noire symbolisée par un pin auprès duquel ils posent une couverture avec thermos de thé et gâteaux. Sur l’écran, passe en boucle un film muet en noir et blanc avec les images de prairies, de bois et du chalet de Martin Heidegger en pays de Bade donc proche de l’Alsace et où il aimait s’isoler. Arrive un curieux moine chinois boudhiste un peu envahissant qui a visiblement besoin de contact. Il les prie d’accepter qu’il reste un peu avec eux. Il a très soif et leur demande une tasse de thé. Il dit beaucoup admirer le philosophe allemand puis après lui avoir posé de nombreuses questions dont il n’obtient guère de réponse, il salue le couple et s’en va. Peu après, la neige commencera à tomber doucement sur les anciens amoureux… Quelle image!


 

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Après l’entracte, sur l’écran un grand diable avec des cornes et derrière lui, HADES: quatre lettres en tube fluo vert acide. Dans la grande cage où sont pendues des dizaines de pantalons, un jeune homme en a essayé déjà treize, comme le lui fait ironiquement remarquer la vendeuse… Il lui répond tout aussi ironiquement que c’est aussi difficile d’essayer des pantalons, que d’appréhender un rôle comme Richard III…
Nous ne pouvons tout citer mais il y a aussi un extrait de film avec Richard Burton et Elisabeth Taylor.  Nous la retrouverons âgée et visiblement très malade  allongée sur un lit d’hôpital et qui dit accablée : «Plus je vieillis, plus je vaux cher. » Et encore une scène où on voit Roman Polanski parler d’un film qui aurait pour cadre le camp d’Auschwitz . Et il y aussi  Izolda et son mari qui sous la neige reçoivent un dibbouk… Et dans le film Shoah de Claude Lanzmann, un coiffeur déjà âgé rassemble, bouleversé,  ses souvenirs sur le camp de Mauthausen.

Tout le spectacle participe d’une méditation sur le nazisme tout puissant et les victimes des camps de concentration, donc aussi sur la mort et sur la vieillesse qui ne cesse de hanter Krzysztof Warlikowski qui aura soixante ans ce mois-ci. Mais aussi sur le mythe de l’immortalité. Nous retrouvons l’habituelle lenteur de ses spectacles à laquelle il faut s’adapter mais qui très vite s’impose grâce à des images surprenantes mais jamais gratuites. Au public de travailler aussi pour retrouver le fil rouge de ces scènes fabuleuses. Cette Odyssée.Une histoire pour Hollywood doit aussi beaucoup à l’unité de jeu et à la direction de ces acteurs polonais qui portent tous, cette histoire avec une concentration et une sensibilité exceptionnelles.
A voir? Oui absolument, à condition d’accepter d’aller voir sans réticence ce spectacle de quatre heures entracte compris. Mais le public admet facilement cette lenteur, même s’il y a eu des désertions après la première partie qui finit avec avec cette sublime rencontre entre les deux philosophes. La deuxième (quatre vingt minutes environ) nous a paru moins forte mais vaut le coup de rester. A vous de choisir mais de toute façon, c’est un spectacle qui fera date et Wajdi Mouawad a bien fait de l’inviter…

 Philippe du Vignal

 Jusqu’au 21 mai, La Colline-Théâtre national, 15 rue Malte-Brun, Paris (XX ème).

*Prendre le bon Dieu de vitesse, une transcription de ses entretiens avec Marek Edelman, le dernier dirigeant survivant du soulèvement dans le ghetto de Varsovie.

Nouveau Sang: mises en scènes de pièces de jeunes dramaturges grecs Labor d’Anthi Tsirouki, mise en scène d’Emilie Louizou

Nouveau Sang: mises en scènes de pièces de jeunes dramaturges grecs

Labor d’Anthi Tsirouki, mise en scène d’Emilie Louizou 

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Dans cette pièce de la  jeune dramaturge, un couple de médecins en chirurgie esthétique, isolé et stérile, «adopte» un jeune amnésique auquel il a tendu un piège quand, après un accident, il avait sonné à leur porte. Le couple fera renaître ce jeune homme selon ses conditions et il deviendra leur fils… 

Ici, la metteuse en scène a renforcé l’atmosphère de thriller dystopique et de suspense, avec toute la terreur et le macabre nécessaires. Le maquillage accentue le résultat de leur obsession à intervenir sur le corps humain et à le transformer pour vaincre le temps qui passe. Grâce au décor et aux éclairages, Emilie Louizou réussit à créer un univers aseptisé et à susciter l’émotion.

Stelios Mainas et Ioanna Pappa forment un couple exceptionnel à l’esprit malsain et le jeune comédien Orestis Chalkias est cette victime d’amnésie  à la candeur sensuelle. La pièce a été sélectionnée avec d’autres,  au séminaire d’écriture théâtrale qui a été donné au  Poreia, dirigé par ces dramaturges reconnus que sont Vaggelis Hatzigiannidis et Thanassis Triaridis. A ne pas manquer !

 Nektarios-Georgios Konstantinidis 

 Théâtre Poreia, 3-5 rue Trikorfwn, Athènes, T. : 0030 2108210991  https://www.youtube.com/watch?v=kwJBr6Voftg&t=12s

Mrs Dalloway de Virginia Woolf, performance de Ginger Creepers Theater Band

Mrs Dalloway d’après le roman de Virginia Woolf, performance du Ginger Creepers Theater Band 

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Dans ce roman célèbre publié en 1925, l’écrivaine britannique décrit une journée de Clarissa Dalloway, une femme de la haute société dans l’Angleterre, après la première Guerre Mondiale. Avec, comme thème principal: l’altérité, qu’il s’agisse de soi face aux autres ou d’un face-à-face entre soi et soi-même. Mrs Dalloway apparaît comme une personnage mondain, puisqu’elle prépare au cours de la journée une réception qui aura lieu à la fin du roman. Elle est alors en représentation et joue son rôle d’hôtesse de maison comme un chef d’orchestre.

Bien qu’il s’agisse de la même personne, il y a une distinction entre la Clarissa représentée dans son intériorité et comme une personne qui pense et qui sent. Et cette Mrs Dalloway qui est le moi public du personnage, avec une situation civile et sociale.  Cette crise existentielle au cœur du roman, laisse des zones d’interrogation, notamment quant aux raisons ayant poussé Clarissa à quitter l’homme qu’elle aimait, pour se marier avec un inconnu qui, lui, « présente bien ».

Grigoris Hatzakis a crée ce spectacle où la musique joue un rôle primordial, sur la scène de Parenthèse, une nouvelle salle d’art. Metteur en scène toujours inventif, il a mis la scission du personnage au centre de cette adaptation et il nous surprend avec des trouvailles comme des descriptions au micro. Au fond du plateau, un projecteur et, au centre, un synthé, un rétro-projecteur avec écran, des plantes vertes, un aquarium et des oranges en vrac.  Dora Pardali et Hélène Sidirokastriti incarnent, avec un jeu plein d’énergie et de fantaisie, cette héroïne aux deux facettes et elles se complètent bien. A la fin, nous avons envie de danser et sortons réjouis  par ce happening… proche de l’esprit moderniste de Virginia Woolf ! 

 Nektarios-Georgios Konstantinidis 

 Salle d’art Parenthèse, 3 rue Dionissiou Efessou, Athènes, T. : 00306943648438

La Périchole, mise en scène de Valérie Lesort, direction musicale de Julien Leroy

La Périchole, opéra-bouffe en trois actes de Jacques Offenbach, livret de Ludovic Halévy et Henri Meilhac, mise en scène de Valérie Lesort, direction musicale de Julien Leroy

 

© S. Brion

© S. Brion


Un pari gagné: à la sortie de l’Opéra-Comique, nous chantonnons intérieurement le fameux air :«Il grandira, il grandira car il est espagnol!» Le compositeur avait choisi le scénario d’une pièce de Mérimée qui, lui-même, s’était inspiré d’un fait divers: dans les années 1770, la Périchole était la prima donna du théâtre de Lima, capitale du Pérou espagnol.
La  Périchole a été créée un siècle plus tard en 1874 au Théâtre des Variétés mais eut alors peu de succès.  Mais ce classique a fini par défier le temps et dans 
Le Petit Journal de l’époque, un article sous la plume acerbe de Timothée Trimm: «Voici le Tout-Paris futile en liesse, Jacques Offenbach vient de donner au théâtre des Variétés sa grande pièce d’hiver. Allons, chroniqueur, écoute et rend compte, car la muse d’Offenbach est une puissance devant laquelle il faut se prosterner. L’endroit où se passe l’action inventée par MM. Meilhac et Ludovic Halévy, c’est Lima, la ville de l’or et du quinquina. Ce nom de Périchole sous-entend: enchanteresse, femme dangereuse par la suavité de sa voix et les grâces de sa personne… La musique de La Périchole est charmante. L’hiver 1869 a trouvé son refrain avec la complainte du premier acte : Car il est espagnol ! On a bissé la ronde Les femmes il n’y a qu’ça. Citons encore les couplets de: Ah ! Que les hommes sont bêtes!»

Malgré ses réticences, ce critique avait souligné la force de ces airs légers passés depuis à la postérité. Ici Valérie Lesort et Julien Leroy nous transportent dans une autre époque, quand un auteur pouvait glorifier avec joie l’ivresse collective et la vénalité de cette Périchole, une chanteuse de rue, amoureuse de Piquillo mais qui se laisse séduire par le Vice-Roi.  La metteuse en scène, elle, voit plus de subtilité dans ce personnage: «C’est l’histoire d’une femme déchirée entre deux amours: pour l’art et son homme Piquillo… Mais aussi pour les réalités de la vie! Dans cette société, les femmes sont faibles, ce dont elle est consciente. Elle connait ses travers mais lutte pour son indépendance. »

 Un voyage dans le temps réussi grâce également  à l’Orchestre de chambre de Paris et aux performances vocales du chœur. Les rôles principaux sont tenus avec talent par Stéphanie d’Oustrac (La Périchole), Philippe Talbot (Piquillo) et Tassis Christoyannis (Don Andrès de Ribeira). Et il faut souligner l’exceptionnelle qualité du travail de Vanessa Sannino : «Les costumes péruviens ont été ma source d’inspiration, dit cette fidèle collaboratrice de Valérie Lesort. Pour notre spectacle, l’idée était d’en inventer caractérisant les personnages et offrant aussi aux interprètes des possibilités de jeu.» Comme chez Christian Lacroix, les couleurs chatoyantes et l’exubérance des formes nous emportent dans une fête éternelle. Cette  Périchole témoigne encore une fois de la maîtrise de Valérie Lesort.             

Jean Couturier

Jusqu’au 25 mai, spectacle vu à l’Opéra-Comique,  1 place Boieldieu, Paris (II ème).T. : 01 70 23 01 31.

Festival Propagations à Marseille:Le Cri d’Antigone, texte et composition musicale de Loïc Guénin, peinture de Maya Le Meur, mise en scène d’Anne Monfort

Festival Propagations à Marseille:

Un événement annuel conçu par le Centre National  de Création Musicale de Marseille, labellisé en 1997. Depuis 1972 à Marseille, ce collectif de compositeurs a des missions définies par le ministère de la Culture et dirigé depuis 2011 par Christian Sebille, il accompagne de nombreuses actions pédagogiques et de formation, produit des concerts et spectacles de création musicale  mais aussi des installations, rencontres, sorties de résidence des équipes artistiques.  Avec des musiques mixtes, électro-acoustiques, électroniques, instrumentales et vocales, qu’elles soient écrites ou improvisées, mais aussi des projets liés aux arts numériques, plastiques et visuels, à la danse, au théâtre… En 2017, le C.N.C.M. s’est installé à la Friche de la Belle de Mai.
Il soutient l’écriture d’œuvres nouvelles et accompagne leur réalisation. Une cellule de production évalue les besoins techniques et administratifs de chaque production et les perspectives de diffusion. Ce Festival programme chaque année au printemps depuis 1987, des créations musicales dans une dizaine de lieux à Marseille et une vingtaine d’évènements: concerts, installations, projections, rencontres, récitals…

Le Cri d’Antigone, texte et composition musicale de Loïc Guénin, peinture de Maya Le Meur, mise en scène d’Anne Monfort

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©Vincent Beaume

Sur le thème de l’histoire d’Antigone de Sophocle, reprise par de nombreux écrivains et compositeurs, entre autres: Friedrich Hölderlin, Jean Cocteau pour un livret d’opéra d’Arthur Honegger, Jean Anouilh, Bertolt Brecht, Henry Bauchau et…Virginia Woolf, avec déjà une orientation féministe dans Trois Guinées (1938). Antigone est  sans doute le personnage mythique féminin le plus connu du théâtre grec antique après Hélène. Mais avant Iphigénie et Phèdre chez Euripide mais avant Electre et Médée chez Sophocle, Cassandre et Clytemnestre chez Eschyle (encore inconnu de Racine et Corneille), Lysistrata chez Aristophane… Des scénarios fabuleux, mais tous écrits par des hommes…
Personnage emblématique de la révolte et de l’insoumission, Antigone refuse d’obéir au Roi tout puissant qui est aussi son oncle. Chez Sophocle et Eschyle, cette
fille d’Œdipe, roi de Thèbes et de la reine Jocaste, a pour frères Étéocle et Polynice, et une sœur, Ismène. Leur oncle Créon, frère de Jocaste et père d’Hémon le beau cousin et fiancé d’Antigone, avait interdit d’enterrer Polynice, le frère d’Etéocle qui l’avait tué. Dans une autre pièce de Sophocle, Œdipe à Colone
, Antigone guide son père aveugle et exilé.

Cette héroïne antique, féministe avant la lettre, a précédé vingt-cinq siècles auparavant des femmes qui ont osé dire non au machisme et au patricarcat. Comme chez nous, Olympe de Gouges, Louise Michel, Hubertine Auclert, Gisèle Halimi. Mais aussi Claudette Colvin et Rosa Parks aux Etats-Unis et en Espagne, Clara Campoamor…
Il s’agit ici d’une forme hybride et en cela d’autant plus intéressante, qui se passe dans une salle de la Belle de mai. Avec, de Loïc Guéninà la fois du texte dit et chanté par Élise Chauvin, de la musique instrumentale composée par Loïc Guénin, Vincent Lhermet à l’accordéon, Fabrice Favriou à la guitare électrique et pédales d’effets Et Alice Piérot, grande violoniste entre autres  chez Hervé Niquet, et Éric Brochard (contrebasse, patch et informatique musicale).

©x Une œuvre de Maya Le Meur mais en noir sur blanc

©x Une œuvre de Maya Le Meur mais en noir sur blanc

Derrière eux, presque invisible, Maya Le Meur va, avec un gros pinceau plat, dessiner/peindre à l’acrylique blanche sur un mur de planches tapissé de papier noir, de très belles arabesques non figuratives dans une succession d’entrelacements.  Proche , proche de la calligraphie chinoise et du mouvement de l’abstraction lyrique né dans les années cinquante avec entre autres, Pierre Tal Coat, Georges Matthieu (l’auteur du logo d’Antenne 2 en 1975!). Et, comme en écho aux performances picturales de cet artiste virtuose du geste et minutées devant un public de théâtre, voire dans la rue, ici Maya Le Meur progresse de cour à jardin, pour des raisons évidentes de manipulation quand on est droitier (mais de nombreux élèves des Beaux-Arts sont gauchers !). Elle donnera l’ultime coup de pinceau côté jardin sur la dernière note de musique. Chapeau!

Et si on a bien compris les intentions de la metteuse en scène, la passerelle horizontale représentant l’espace et l’artiste debout et verticale, l’instrument du Temps.  C’est le seul élément scénographique, mis à part un rectangle de feuilles mortes qu’Antigone viendra gratter… 

Dans une belle course poursuite espace-temps, comme Héraclite le philosophe grec l’avait déjà pressenti peu avant Sophocle, le temps étant pour un personnage ou n’importe quel événement naturel, le moteur universel, sans lequel la vie ne pourrait exister. Mais la notion de temps a évolué chez les trois grands tragiques grecs et déjà au V et IV èmes siècles avant J.C. , disait la grande Jacqueline de Romilly: « En partie sous l’influence de l’expérience politique qu’ils vivent. Ce qui était pensée théologique chez Eschyle, devient chez Sophocle, méditation sur les grandes alternances du devenir et aboutit, chez Euripide, à l’étude psychologique des émotions qui le scandent. »

Ici, la tragédie d’Antigone chez Sophocle, devient surtout un cri et un chant, accompagnés de musique et  traduisant une lutte impossible contre le Temps mais aussi l’Espace dont elle n’a pas la maîtrise que possède justement Créon. Le Temps passe donc, irréversible, comme le suggère ici cette magnifique série de balafres blanches sur le noir, pour finir sur la mort de l’insoumise Antigone criant sa rage. Elle semble avoir bien conscience que ce temps est donc plus fort que l’espace où elle se trouve. Reste à crier sa rage et son désespoir;  et belle idée de mise en scène, lui répond un chœur de neuf amateurs placés dans le public représentant le peuple de Thèbes. «Dans ce spectacle musical, dit Loïc Guénin, Antigone est aussi Élise Chauvin. Toutes les deux au plateau se posent ensemble, dans un même corps, la question de leur place, de leurs désirs, de la relation entre les êtres, à réinventer, dans un monde où le patriarcat domine toujours.
 Avec cette création musicale, il s’agit d’un procès que fait Antigone à ses créateurs, au monde, à la suprématie masculine, à une certaine forme de féminisme aussi, à tout ce qui a fait d’elle, ce qu’elle est à nos yeux de contemporains, sans jamais ni le vouloir ni le chercher. Ou alors plus simplement d’une question… C’est quelque chose qui s’ouvre, qui porte à réfléchir collectivement. Un débat lancé et mis sur la place publique. Avec ses rebonds, ses dérapages, ses éclairages aussi… C’est un opéra de route, une fable intemporelle posée là pour un instant. »

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©Vincent Beaume

La mise en scène d’Anne Monfort est d’une rigueur absolue, comme celle récente de Nostalgie 2175 (voir Le Théâtre du Blog) et c’est une autre belle idée d’avoir pensé à entrelacer dans cette courte performance (une heure) mais de haut niveau, à la fois le texte de Sophocle ou du moins une adaptation de quelques dizaines de vers, une création musicale pour instruments et partition électronique mais aussi une œuvre picturale créée devant nous et à chaque fois différente… Et dans ce rôle d’Antigone, Elise Chauvin a une forte présence. Au chapitre des bémols, la focalisation dans le texte (un peu mince) sur le seul personnage d’Antigone… Du coup, la toute puissance de Créon avec sa raison d’Etat est moins mise en valeur. Et il y a une certaine concurrence entre la musique très amplifiée de l’orchestre et la voix elle aussi très amplifiée, d’Antigone (cette balance approximative devrait pouvoir être vite corrigée).
Malgré ces petites réserves, cette recherche personnelle sur le son, l’écriture musicale contemporaine à partir de ce mythe célèbre de l’insoumission à l’ordre établi, ne peut laisser indifférent, surtout en ces temps bouleversés…

Philippe du Vignal

Spectacle du ZEF-Scène Nationale de Marseille, vu le 13 mai à La Friche de la Belle de mai, 41 Rue Jobin, Marseille (III ème), (Bouches-du-Rhône). T. : 04 95 04 05 95

La Disparition du paysage de Jean-Philippe Toussaint, mise en scène d’Aurélien Bory

 La Disparition du paysage de Jean-Philippe Toussaint, mise en scène d’Aurélien Bory

 Un homme en fauteuil roulant devant un baie vitrée s’ouvrant sur un ciel mouvant. Il ne sait plus comment il s’est retrouvé là, paralysé, face au casino d’Ostende et à la vaste mer du Nord. « Ma conscience s’est éteinte. Cela fait des mois, peut-être des années, que je suis maintenant à Ostende. J’ai le sentiment que c’est toujours l’hiver. Je regarde devant moi par la fenêtre et je vois le brouillard qui semble ne jamais cesser, comme les mouettes immuables.» Il fouille dans sa mémoire trouée, des ouvriers fantômes érigent un haut mur de béton qui va lui boucher progressivement l’horizon… Le temps d’un violent éclair, il remonte le fil des événements. Est-il déjà au seuil de la mort, emporté par le souffle d’un attentat ?

L’écrivain belge destinait ce monologue à Denis Podalydès : «Il m’offrit ce texte, il y a un peu plus d’un an dans un café à Paris, dit-le comédien. Je le reçus comme le début d’une mission: faire passer ce texte par la chambre d’écho d’un théâtre. Comment donner à entendre (à voir ?) ce flux de pensées, sensations, réminiscences? Il fallait un espace particulier, inédit.» Il fit appel à Aurélien Bory qui lui proposa une scénographie en perpétuelle transformation: un écran de trois mètres sur cinq en fond de scène figure cette fenêtre et s’y reflètent les réminiscences brumeuses du personnage, les lieux de sa mémoire comme ce café à Bruxelles où il dit être allé. L’acteur passera aussi de l’autre côté du miroir, dans les limbes d’un au-delà incertain.

Au milieu du grand plateau, dans une obscurité où résonnent les discrets accords au violon composés par Joan Cambon, Denis Podalydès contemple le ciel d’abord monochrome qui se teinte d’imperceptibles couleurs: paysages immatériels et insaisissables, changeant au gré du texte. Figures mentales habitées d’ombres suggestives. L’acteur au corps inerte déroule, avec lenteur et d’une voix posée, des lambeaux de souvenirs avec une implacable précision. Il épouse minutieusement l’écriture de Jean-Philippe Toussaint grâce à une adresse simple à lui-même et au public. Son jeu minimal s’accorde avec les images évanescentes créées par Aurélien Bory qui démultiplie les cadrages de cette grande baie vitrée où s’abime le personnage. Sous la lumière d’Arno Vera, la fenêtre s’agrandit et rétrécit, s’ouvre puis se referme sur le monde, en renvoyant à l’acteur son inquiétante silhouette. Elle volera finalement en éclats de verre et lumières spectrales aux beaux effets de laser.

Une profonde inquiétude émane de cette réalisation virtuose. L’homme est-il déjà mort, revenant, tel un fantôme prisonnier d’un éternel présent? La fiction offre quelques clefs comme cette date du 22 mars 2016 au matin, allusion à l’attentat-suicide à la bombe dans une rame de métro, station Maelbeek à Bruxelles, dont le personnage aurait été victime ! Mais l’élégance de la mise en scène et le jeu sobre de Denis Podalydès transforment cette histoire morbide en métaphore lumineuse… Il faut que ce spectacle créé en 2021 aux Théâtre des Bouffes du Nord à Paris, soit plus largement diffusé.

 Mireille Davidovici

 Spectacle vu le 15 mai à Bonlieu-Scène Nationale, 1 rue Jean-Jaurès, Annecy (Haute-Savoie). T.: 04 50 51 45 40.

 Le 20 mai Le Rive Gauche, Saint-Etienne-du-Rouvray (Seine-Maritime). Le 22 mai : Grand Théâtre d’Angers (Maine-et-Loire). Du 25 au 26 mai, Théâtre Saint-Louis, Pau (Pyrénées-Atlantiques).

Le 1er juin, Théâtre Jean Vilar, Saint-Quentin (Aisne).

Aphrodite de Pavlos Matessis, adaptation et mise en scène de Katerina Klitsioti et Sophie Koroni

Aphrodite de Pavlos Matessis, adaptation et mise en scène de Katerina Klitsioti et Sophie Koroni

Cet auteur, né en 1933 et disparu en 2013, a écrit des pièces, des romans et fait plusieurs traductions remarquables. Il se disait homme de théâtre mais prétendait qu’en prose romanesque, il n’était qu’ «un passager clandestin». Dans cette nouvelle (1986), il traite de la relation, implacable et possessive avec ses deux fils, d’une mère quittée par son mari et devenue l’amante de son patron. Aphrodite a été, et cela dès sa naissance, toujours opprimée, humiliée et sous les ordres et les insultes d’un homme.

 

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Une écriture proche de celle d’un thriller et d’un roman oscillant entre deux langages: l’un poétique, et l’autre cru et cynique, pour dire le manque d’amour et la possession enragée de liens familiaux. Les metteuses en scène alternent narration et dialogues d’une intensité remarquable et le rituel qui sous-tend cette pièce renforce encore le suspense, sur fond de violence incestueuse mais sans choquer le public.

L’excellent Giorgos Doussis joue un des deux fils et l’amant-patron, avec une expression virile. Vassilis Hatzidimitrakis montre adroitement les nuances des sentiments qu’éprouve l’autre fils, assez traumatisé. Et Sophie Koroni incarne Aphrodite avec verve et fébrilité. Ce spectacle, miroir de notre société, pose la redoutable question de la responsabilité des nombreux féminicides actuels.

Nektarios-Georgios Konstantinidis

Théâtre Bios, 84 rue Peiraiws, Athènes, T. : 0030 210 3425335.

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