L’Aile, performance d’Hélène Mavridou

L’Aile, performance d’Hélène Mavridou

 

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Dans une clinique d’accouchement, trois portes et une salle vitrée. Va et vient continus des médecins, aides-soignantes, infirmières dans la pénombre. Mais peu de paroles. Une naissance est le point de départ du spectacle. Un bébé est arrivé et nous allons suivre suivre ses parents jusqu’ à la sortie de la clinique.  Il y a ici un mélange de cris de joie et chuchotements mais aussi de soupirs de douleur. Vacarme d’enthousiasme autour d’un nouveau né mais aussi des signaux d’alarme : un bébé est en train de mourir… L’accouchement est représenté comme une bataille, avec les petits moments d’une journée ordinaire d’une clinique où alternent moments de bonheur et de malheur.

Une sage-femme avec masque qui se distingue des autres personnages, se vante d’une voix stridente d’avoir fait naître plus de mille deux cents enfants. Ses courts monologues pleins de douceur mélancolique qui reviennent par bribes tout au long du spectacle, soulignent l’importance de son métier pour elle. C’est toute sa vie : une vocation, une vraie mission et chaque jour, elle suit de près la lutte acharnée des nouvelles mères qui accouchent et les encourage de ses conseils et son expérience. Et quand les mères partent de la clinique, elle reste seule et attend les suivantes : la vie continue… L’aile est son royaume.

Hélène Mavridou parle de la représentation du corps naissant, et du corps accouchant, à travers des images très fortes au symbolisme clair et elle trace bien la ligne de démarcation entre l’éphémère de la vie et la peur de la mort. Il y a des instants très forts avec un fauteuil roulant, un aquarium sur un brancard ou la petite robe dont accouche une femme, seul signe marquant que le bébé est féminin.

Ce spectacle d’une poésie incontournable explore divers aspects de la maternité à travers des scènes qui font rire et d’autres, violentes, avec sang, sueur et larmes. Ces instantanés d’accouchements quotidiens, familiers mais aussi étrangers à la fois où le rituel, la mémoire, les souvenirs et les témoignages ont une place primordiale. Avec des clins d’œil à Anton Tchekhov et Samuel Beckett…Un bel hommage à la maternité et une réflexion pleine d’émotion sur la naissance. A ne pas manquer. Joël Pommerat serait ravi de cette efficace écriture, dite de plateau! 

Nektarios-Georgios Konstantinidis 

Théâtre Choros, 6-8 rue Praviou, Athènes, T. :0030 2103426736 

https://www.youtube.com/watch?v=lOefqubpS1I 

 


Archive pour mai, 2022

10: La Liberté a besoin d’un arrosage quotidien, mon amour,chorégraphie d’Artémis Lambiri

10: La Liberté a besoin d’un arrosage quotidien, mon amour, chorégraphie d’Artemis Lambiri

«Sans liberté, nos vies sont une petite mort.» Une phrase qui a inspiré cette artiste pour créer  un spectacle collectif avec la MAN Dance Company. Avec pour thème, la notion existentielle du mot liberté dans ce dur post-covid en Grèce comme ailleurs.

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Une œuvre sans paroles mais posant nombre de questions: la signification exacte de la liberté et quelles en sont les limites? C’est un droit mais, dans la routine de la vie quotidienne, elle change tout le temps de formes et de couleurs.Quelles sont nos peurs et nos inquiétudes, face au regard critique de l’autre,forcément différent de nous? Qui gagne et qui perd dans ces relations complexes ?

Ce spectacle traite de la valeur des choses: l’individu souffre aujourd’hui souvent de comportements humiliants, comme le mépris de l’autre qui peut être un associé, un collaborateur, voire un partenaire…Alors qu’il fait tous ses efforts pour avoir une « situation » qui en vaille la peine.

Dix danseurs sur une scène vide «racontent» grâce à une remarquable gestuelle, dix histoires apparemment ordinaires, mais tout à fait uniques. Celles de gens qui cohabitent et qui cherchent en même temps à créer un espace commun. Les corps des danseurs, très expressifs, sont énonciateurs de messages vibrants. A partir d’improvisations dont la signification est claire, ce spectacle arrive à nous toucher profondément… 

 Nektarios-Georgios Konstantinidis

Jusqu’au 17 mai, Thission-Un Théâtre pour les arts, 7 rue Tournavitou, Athènes.T. : 00302103255444.

Kliniken de Lars Norén, mise en scène de Julie Duclos

©Simon Gosselin

©Simon Gosselin

 

Kliniken de Lars Norén, traduction de Camilla Bouchet, Jean-Louis Martinelli et Arnaud Roig-Mora, mise en scène de Julie Duclos

 Une pièce du grand auteur suédois disparu l’an passé que Jean-Louis Martinelli avait montée avec lui, il y a déjà quinze ans à Nanterre. Cela se passe dans la salle commune d’un hôpital psychiatrique. Lars Norén y met en scène des patients désœuvrés qui s’ennuient et que la société a écartés. Et ressurgit souvent tout le passé de personnages qui nous ressemblent, avec failles et blessures intimes mais dans un univers très fermé d’où la vie extérieure contemporaine réussit juste à se glisser par le biais d’un écran de télévision.

« Lars Norén, dit Julie Duclos, est un incroyable observateur du réel. Pour préparer les répétitions, j’ai fait un séjour d’immersion à l’hôpital psychiatrique de Valenciennes et j’ai pu observer à quel point le texte est fidèle à la réalité. ( Lars Norén a été interné pour schizophrénie dans sa jeunesse.) C’est une pièce sur la folie mais qui parle en fait de nous, c’est très frappant. Cette petite société livrée à elle-même agit sans cesse comme un miroir de la nôtre. Les récits s’entrechoquent, se croisent et avancent. Lars Norén ne juge personne, les blessures sont partout, sans échelle de valeur et l’on s’y reconnaît. »

Matthieu Samper a imaginé une scénographie à la limite de l’hyperréalisme avec tables banales en stratifié, grand canapé et fauteuils en cuir, quelques chaises, une fontaine à eau. Et côtés cour et jardin, des portes à double battant comme dans tous les hôpitaux. Derrière, un petit jardin avec un bel arbre qu’on voit par une baie vitrée sur laquelle par deux fois, coule la pluie.Là évoluent treize personnages, tous des patients; sauf Tomas un infirmier (Cyril Metzger) qui veille sur eux. Mais aucun médecin comme on en voit dans de nombreux films sur les établissements psychiatriques.

Markus, Sofia, Roger sont jeunes mais Maud et Martin, pourraient être leurs parents. Ils essayent d’y occuper leur temps, comme on dit. Certains très souvent assis comme Martin (David Gouhier), atteint par le sida et qui note sur son petit Mac les détails de sa cérémonie funèbre qu’il veut très réussie, même s’il ne pense pas mourir tout de suite. Glaçant. D’autres  souvent debout comme Mohammed, un réfugié syrien accablé et qui ne sait plus trop où il est (Mithkal Alzghair).

© Simon Gosselin

© Simon Gosselin

Sofia, une jeune femme victime de violences sexuelles quand elle était petite (Alexandra Gentil) est obsédée par l’envie de mourir et refuse d’avaler ses médicaments mais Tomas, l’infirmier l’y forcera. A la presque fin, nous la reverrons morte passer dans un lit roulant qui traverse ce grand hall. Quelques secondes très impressionnantes qui tétanisent les autres patients.Il y a aussi Anders, un grand échalas aux cheveux longs qui marche beaucoup (Yohan Lopez). Assez délirant, il a un langage cru et ne cesse de parler sexe à qui veut, ou pas, l’entendre…

© Simon Gosselin

© Simon Gosselin

Mention spéciale à Manon Kneusé qu’on avait pu voir en Avignon dans Plus grand que moi de Nathalie Fillion. Elle a une remarquable gestuelle et, en un clin d’œil, avec une drôlerie incomparable, réussit à habiter le plateau du haut de ses 1,80 m. Pour incarner une grande Erika montée sur des escarpins et elle doit alors friser les 2 m! Ses quelques interventions apportent un peu d’air frais dans cet univers assez glauque.


Mention spéciale aussi à Maxime Thebault qui joue un jeune homme schizo emmuré dans son silence et qui, à la fin, implosera dans une violence inouïe. Mais les treize acteurs sont tous remarquables. Très bien dirigés par Julie Duclos, ils n’en font jamais trop et donnent une vérité indéniable à ces courts moment de vie qui se succèdent dans cette pièce sans intrigue.

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L’auteur montre ici la réalité d’un univers dont le temps est seulement rythmé par les repas, avec, à la clé, un terrible ennui terrible… Aux patients de se débrouiller pour remplir ce vide permanent et sans fin: certains fument très souvent et parlent quasiment en boucle comme Maud, assise la plupart du temps (remarquable Émilie Incerti Formentini) avec une parole en boucle. Et d’autres font des allers et retours dans la salle. Certains arrivent à parler de leur passé, la seule chose qui leur reste, ou bien restent murés dans le silence, face à eux-mêmes…

Mais dans notre souvenir, ce texte en deux heures et demi sans entracte nous avait laissé un meilleur souvenir et, à part quelques scènes, souvent répétitif il s’enlise parfois dans un bavardage soporifique: mon voisin a piqué du nez puis s’est endormi, un jeune couple somnolait doucement. Mais, curieusement, il y a eu peu d’évasions de spectateurs. Cela dit, Julie Duclos a fait ici une mise en scène d’un haut niveau et d’une rare précision. Elle a choisi et dirigé tous ses acteurs de façon exemplaire quelle que soit leur importance. Et la circulation sur ce grand plateau, pas si facile à régler quand il y a treize acteurs mais tout aussi exemplaire : réglée au cordeau, sans bavure d’aucune sorte et sans à coup dans le rythme, ce qui n’est pas si fréquent…

Au chapitre des bémols, des endroits qui ont un nom français, bizarre mais bon!  Plus gênantes sont ces images vidéo retransmises sur grand écran, montrant en gros plan les visages des acteurs sur le plateau, ou marchant dans les coulisses, ou filmés en ville… Pour innover ? Mais quel intérêt ! Nous avons vu cela des dizaines de fois et surtout, cela parasite l’action sur le plateau et disperse notre attention. Quant aux beaux éclairages d’une grande douceur imaginés par Dominique Bruguière, ils auraient gagné à être plus intenses : nous discernons parfois mal le visage des protagonistes, surtout quand ils sont en fond de scène.
Le spectacle parfaitement rodé aurait beaucoup sans doute gagné à de larges coupes. Mais, si vous ne connaissez pas le théâtre de Lars Norén et si une pièce en deux heures et demi sans entracte ne vous fait pas peur, cela vaut le coup d’aller voir cet excellent travail de mise en scène. Et c’est réconfortant de voir autant de bons acteurs sur un plateau, loin des monologues souvent médiocres qui envahissent une saison de plus les théâtres parisiens…

Philippe du Vignal

 Jusqu’au 28 mai, Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon, Paris (VI ème.) Surtitrage en anglais les 14 et 21 mai. T. : 01 44 86 40 40.

 Du 12 au 16 avril 2023, Les Gémeaux, Scène Nationale de Sceaux ( Hauts-de-Seine) et du 11 au 13 mai, Comédie-Centre Dramatique National de Reims.

Kliniken est publiée avec Le Courage de tuer, Sang et Froid chez L’Arche éditeur, sous le titre Crises, traduction française de Camilla Bouchet, Jean-Louis Martinelli et Arnaud Roig-Mora. 19,50€

 

 

L’Etang, d’après l’œuvre originale Der Tech de Robert Walser, mise en scène de Gisèle Vienne

L’Etang, d’après l’œuvre originale Der Tech de Robert Walser, adaptation d’Adèle Haenel, Julie Sanahan, Henriette Wallberg, en collaboration avec Gisèle Vienne, mise en scène de Gisèle Vienne

Ni pendrillons ni rideaux ni scène nue mais un remarquable et grand cube blanc d’une dizaine de mètres d’ouverture sur cinq de profondeur imaginée par Gisèle Vienne. Et rien d’autre qu’un étroit lit d’adolescent; au sol, quelques vêtements, des cailloux lumineux et un petit poste de radio noir. Et dans la pénombre, une bande de jeunes gens assis par terre ou allongés sur le lit. Une fois la lumière revenue, un accessoiriste viendra emporter délicatement dans ses bras et un par un à un… ces mannequins très réussis, conçus par la metteuse en scène qui fut élève à l’Ecole de la Marionnette à Charleville-Mézières

© J.L. Fernandez

© J.L. Fernandez

Dans cet espace immaculé, le lit est toujours là avec ses draps chiffonnés révélant une présence humaine récente. Et très lentement, à pas comptés et dans une véritable chorégraphie, entrent alors sur une musique électronique souvent envahissante, Adèle Haenel en pantalon, T-shirt et tennis blancs, et Ruth Vega Fernandez, elle, en jeans et pull-over, chaussée de bottines. Il s’agit selon Gisèle Vienne d’une «expérience», laquelle doit beaucoup aux arts plastiques. Ici, pas de véritable dialogue oral entre les actrices munies de micros H.F. qui -ce n’est pas très réussi- leur font un bosse dans le dos! Mais un travail approfondi sur une gestuelle imaginée par Gisèle Vienne sur les éclairages d’Yves Godin aux tons pastel qui changent très souvent, et la musique Stephen O’Malley et François Bonnet avec voix très amplifiées et/ou dissociées, grondements, sifflements… parsemée de longs silences.
Ce texte de jeunesse est moins intéressant que Les Enfants Tanner, L’Institut Benjamenta  ou les Poèmes de Robert Walser. Et à cause des micros et d’une diction parfois approximative d’Adèle Haenel qui boule souvent son texte, on ne l’entend souvent pas très bien. Ici, Robert Walser raconte le suicide simulé de Fritz, un adolescent qui ne se sent aimé de personne et voudrait reconquérir l’amour de sa mère. Mais cet Etang, dont le texte original a été largement remanié, devient ici une sorte de tremplin pour une recherche plastique. Adèle Haenel, plus à l’aise au cinéma qu’au théâtre, représente, plus qu’elle ne joue, ce jeune Fritz, mais aussi semble-t-il, ses frères et sœurs (Robert Walser en eut sept!). Ruth Vega Fernandez, « est » -comme dire cela autrement?- la mère, mais aussi le père.

Une pièce qui rappelle Atlas, un long opéra de Meredith Monk qu’elle avait aussi mis en scène où une adolescente recherche son identité au cours d’un voyage. Mais ici Gisèle Vienne a conçu une pièce finalement peu figurative en une heure et demi qui tient plus de la performance où l’on se perd -mais c’est sans doute intentionnel- et d’une épure assez sèche qui flirte vite avec l’ennui, passé l’émerveillement du début… Tout se passe en fait comme si cette artiste avait eu du mal à concilier le texte d’un auteur qu’elle admire et la direction d’acteurs, avec ses propres recherches «en se faisant côtoyer différents langages formels, c’est à dire différentes hypothèses de lecture du monde.» Bref, un travail honnête et d’une grande précision mais qui ne nous a pas convaincu.
Le public semblait divisé -il y avait beaucoup de jeunes gens sans doute venus voir l’actrice de cinéma bien connue qui a reçu plusieurs Césars et très mobilisée sur les questions de féminisme et violences sexuelles, et très anticapitaliste. Il a applaudi le spectacle parfois très fort… mais pas longtemps.

 Philippe du Vignal

Jusqu’au 15 mai, Théâtre Nanterre-Amandiers-Centre Dramatique National, 7 avenue Pablo-Picasso, Nanterre ( Hauts-de-Seine) . T. : 01 46 14 70 00.

Un large public vient au Centre Georges Pompidou applaudir Adèle Haenel et Julie Shanahan. On ne parlera pas  de la musique indispensable, quoique faisant à l’excès trembler le sol de ses basses, de Stephen F. O’Malley. Ni des poupées adolescentes inquiétantes de réalisme avec leurs visages de porcelaine créées par  Gisèle Vienne. Seulement des actrices qui ne jouent pas la comédie mais agissent, autour de ce texte qui s’efface un peu dans le travail de Gisèle Vienne.
Incorporant non pas une danse mais une gestuelle mesurée, jamais relâchée et une diction tout aussi contrainte. Et selon un paradoxe connu,cela leur donne une très profonde liberté, celle, en tout cas de surprendre le spectateur et d’évoquer des émotions fortes. La partition d’Adèle Haenel lui permet de monter et descendre le clavier de la révolte enfantine, à la mélancolie adolescente avec une rare intensité. Partout, elle y est, entièrement, dépassant l’artifice revendiqué, créant l’évidence : violence des guerres enfantines, larmes et revanches, forces perdues et reconquises, le corps plié, redressé, contracté, serré ou dégagé brusquement.
Julie Shanahan se révèle elle autrement mais dans les même contraintes, parfois en anglais, dans l’émotion plus figurée d’une mère sur la défensive. Et Robert Walser, là-dedans ? Dessous et source inépuisable.

Christine Friedel

Festival d’automne, jusqu’au 18 décembre, Centre Georges Pompidou, Paris (Ier).

www.centrepompidou.fr/spectacles

 

Le Livre de l’Intranquillité de Fernando Pessoa, adaptation et mise en scène de David Legras

Le Livre de l’Intranquillité de Fernando Pessoa, traduction de François Laye, adaptation et mise en scène de David Legras

Né en 1888, l’écrivain qui avait vécu en Australie avec sa famille, continuera mais en autodidacte, des études littéraires et philosophiques quand il viendra vivre à Lisbonne. Et pour gagner sa vie, il travaille dans une agence américaine d’information commerciale à Lisbonne et au  journal Comercio. Puis il est rédacteur et traducteur dans des entreprises portuaires, ce qui lui permettra d’avoir un petit revenu jusqu’à la fin de sa vie dans cette ville qu’il ne quittera guère. En 1908, il entreprend jusqu’à sa mort «une longue marche vers soi, vers la connaissance » avec Faust, un monologue.

Il aura juste le temps de publier en portugais et avec succès, Message, un recueil de poèmes en 1934; l’année suivante après sa mort, on découvrit chez lui dans une malle, plus de 27.000 textes! Mais Le Livre de L’Intranquillité ne sera publié qu’en 1982 au Portugal et son Faust six ans plus tard. La traduction française en fut publiée chez Christian Bourgois éditeur en 1988 et 1992. Fascinant de nombreux lecteurs dont des metteurs en scène comme, entre autres, Alain Rais qui en avait monté une belle adaptation avec François Marthouret en 2.007.

A la fois chronique du quotidien et méditation sur fond de philosophie, Le Livre de l’Intranquillité est un journal intime  que Fernando Pessoa a tenu pendant presque toute sa vie, en l’attribuant à un modeste employé de bureau à Lisbonne, Bernardo Soares. Il assume son « intranquillité » pour mieux la dépasser. Intensité,profondeur, poésie, beauté de la langue : ce livre, parfois difficile, fascine tous ceux qui l’ont lu et reste presque quatre-vingt ans après la disparition de son auteur, un des grands chefs d’œuvre littéraires du XX ème siècle. Avec des éclairs magnifiques de lucidité quant à lui-même : « La liberté, c’est la possibilité de s’isoler. Tu es libre si tu peux t’éloigner des hommes sans que t’obliges à les rechercher le besoin d’argent, ou l’instinct grégaire, l’amour, la gloire ou la curiosité, toutes choses qui ne peuvent trouver d’aliment dans la solitude ou le silence. »

Il faudrait tout citer: « Orphelin de la Fortune, j’ai besoin, comme tous les orphelins, d’être l’objet de l’affection de quelqu’un. Mais, en fait d’affection, je suis toujours resté un affamé, et je me suis si bien adapté à cette faim inévitable que, parfois, je ne sais même plus si j’ai besoin de me nourrir.”Et il y a chez lui des phrases fabuleuses mais criantes de désespoir comme celles-ci  qui ont maintenant juste un siècle : « Car bienque ce soit le Noël conventionnel/ quand mon corps refroidit/ J‘ai le froid mais pas Noël Noël. /Je laisse sentir cette période à ceux qui le souhaitent/ Et Noël à ceux qui l’ont fait/ Car si j’écris un autre quatrain, j’en aurais les pieds gelés./Je ne veux pas faire partie des ingrats /Mais avec ces  cieux obscurs/ On a mis dans mes chaussures seulement ce que la pluie m’a apporté. « 
 

Les phrases sur sa vie claquent justes et vraies, toujours d’une rare intelligence : « Où que je me trouve, je me rappellerai, plein de regrets, le patron Vasques et la rue des Douradores. S’ignorer soi-même, c’est vivre. Se connaître mal soi-même, c’est penser. Mais se connaître… L’oracle qui demandait « Connais-toi toi-même » proposait une tâche plus difficile que les travaux d’Hercule, une énigme plus ténébreuse que celle du Sphinx. Nous vivons presque toujours à l’extérieur de nous, et la vie elle-même est une dispersion perpétuelle. Et pourtant nous tendons vers nous-mêmes comme vers un centre autour duquel nous décrivons, telles les planètes, des ellipses absurdes et lointaines. Tout ce que l’homme expose ou exprime est une note en marge d’un texte totalement effacé. Et si je professe les opinions les plus opposées, les croyances les plus diverses, c’est que jamais je ne pense, ne parle ou n’agis. Ce qui pense, parle ou agit pour moi, c’est toujours un de mes rêves, dans lequel je m’incarne à un moment donné. Je discours et c’est un moi-autre qui parle. De vraiment moi, je ne ressens qu’une incapacité énorme, un vide immense, une incompétence totale devant la vie… Je n’ai jamais appris à exister.

Sur la petite scène des Déchargeurs, une autre et belle petite scène, assez pentue avec, juste une chaise d’adulte aux pieds coupés et un petit bureau en bois aux pieds aussi coupés et où il y a quelques papiers et carnets. Soit une belle « installation » qui pourrait avoir sa place dans une exposition d’art contemporain. Mais mieux vaut savoir pour l’acteur où mettre les pieds et ce praticable est finalement assez casse-gueule! Sans doute est-ce la raison pour laquelle David Legras est -trop- souvent assis à son bureau ou dessus, ou encore debout dans le fond. Ce qui donne un côté statique à cette mise en scène.
Avec de beaux éclairages très chauds mais plutôt latéraux, sans doute pour ne pas éblouir le comédien et ne pas le gêner quand il se déplace! Mais nous captons très peu son regard. Plutôt gênant, surtout quand il s’agit d’un aussi long monologue… Et cela, bien sûr, nuit au jeu, donc aux textes lumineux de Fernando Pessoa. Pourquoi, ne pas jouer sur le plateau tel qu’il est,  en gardant chaise et bureau ?

Emerge pourtant quelquefois toute la poésie du texte. Sans doute ce livre majeur qui n’a rien de vraiment théâtral en soi, n’est pas facile à monter au théâtre. Mais ces extraits du magnifique pseudo-journal intime de Bernardo Soarès, alias Fernando Pessoa, un petit aide-comptable très lucide quant aux illusions d’une vie banale et toujours en quête de lui-même, méritaient beaucoup mieux que ce spectacle un peu terne, pas très passionnant. Dommage… Il vous reste à découvrir ou à relire ce livre toujours aussi formidable et qui n’a pas vieilli, en ayant une pensée pour son auteur et en buvant un bon café, comme il le faisait avec ses amis à la terrasse du A Brasileira à Lisbonne…

 Philippe du Vignal

 Jusqu’au 28 mai, Les Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs, Paris (Ier).

 

 

Festival Les Contemporaines à Lyon

Festival Les Contemporaines à Lyon

 Ces rencontres d’écritures contemporaines francophones réunissent, dans le sillage du festival EN ACTE(S), les Journées des Auteurs de Théâtre de Lyon (J.L.A.T.), et les Lundis en Coulisses, consacrées à la découverte des autrices et auteurs. «Une aventure collective, entre des auteurs et des artistes avec qui nous souhaitons partager un temps de travail, et d’expérimentation au plateau du temps d’échanges », dit le jeune acteur et metteur en scène Maxime Mansion qui porte en EN ACTE(S) à bout de bras depuis 2014 (voir Le Théâtre du Blog); en Actes a pour but de faire jouer (et non simplement lire) des textes contemporains et organise des rencontres entre auteurs et metteurs en scène qui ne se connaissent pas. Chaque création répond à des contraintes précises : pas plus d’une heure, cinq comédiens maximum et sujet en écho à l’actualité. Un vrai travail de plateau, sans régie son ni lumière. Les compagnies sélectionnées ont douze jours de répétitions pour deux représentations. EN ACTE(S) a aussi édité les œuvres sélectionnées mais ce travail était très chronophage. C’est là qu’intervient l’idée lumineuse du rapprochement avec les J.L.A.T.. Créé en 1989, le comité de lecture de ces Journées choisit chaque année cinq textes qui seront lus en public et édités. »

En 2018, le T.N.P. À Villeurbanne accueillait déjà EN ACTE(S) dans ses murs et ouvre cette année sa librairie aux éditeurs venus nombreux exposer leurs publications. Dans cette ambiance littéraire et théâtrale, un programme avec deux semaines de découvertes qui met notamment à l’honneur des autrices venues de loin.

 Un Ventre bleu de Haïla Hessou, mise en scène de Laurent Cogez

Un Ventre bleu - PS1Z0992

© Emile Zeizig

Des tréteaux installés dans la salle Jean-Bouise font un radeau idéal pour cette histoire en forme de conte. Une narratrice nous emmène dans le ventre d’une baleine où le capitaine Achab, Pinocchio et Jonas se disputent l’attention d’une petite fille. Elle n’a que faire des mensonges du pantin, des colères du marin et des lamentations du prophète naufragé. Les injonctions contradictoires de ces personnages de légende la déboussolent. Quand ils se bagarrent sans fin, elle demande à la narratrice de la sortir de là, et, malgré les dangers du dehors, elle veut venir au monde. David Antoniotti, Xavier Besson et Victor Calcine n’auront pas le dessus : la petite (Lou Martin-Fernet) a une volonté acharnée.. Naître ou ne pas naître ? Une question en forme de métaphore de la maternité et un clin d’œil ironique à De l’inconvénient d’être né du pessimiste Emil Cioran.
Haïla Hessou, issue de la première promotion d’auteurs dramatiques de l’Ecole du Nord à Lille, a déjà à son actif deux pièces éditées chez Lansman mais c’est sa première à être mise en scène. Souhaitons lui que cette troupe éphémère poursuive son projet.

 Aimer en stéréo de Gaëlle Bien-Aimé, mise en scène de Marion Levêque

Aimer en stéréo - PZS10454

© Emile Zeizig

 A Haïti, nous dit l’autrice, les radios locales sont essentielles à la communication et dans les villages les plus reculés, parviennent des nouvelles des uns et des autres. Souvent mauvaises dans ce pays en proie à des gangs meurtriers… Clermesine a dû quitter en urgence son île pour laquelle elle s’est battue. Sa radio, constamment allumée, lui rappelle les voix des siens et fait surgir en elle les mots pour dire sa nostalgie et sa colère. Azani V. Ebengou et Florianne Vilpont se partagent ce monologue d’exil et entrent de plain-pied dans une parole poétique et abrupte, nécessaire à l’autrice pour se reconstruire ailleurs. Comédienne et performeuse, Gaëlle Bien-Aimé écrit un théâtre puissant, très oral, à proférer.

 

Maintenant ou jamais de Cédric Mabudu, mise en scène d’Eric Delphin Kwégoué

Maintenant ou Jamais - PS1Z1196

© Emile Zeizig

 Cet auteur béninois nous entraîne dans un monde magique et mystérieux où les morts reviennent défendre les vivants. Nous sommes dans le Terme Sud, un quartier confisqué par l’Etat: la forêt va être détruite et les habitants chassés de chez eux vivent sous couvre-feu. Reste un ultime recours: appeler à la rescousse un soldat tombé à la guerre. Sa veuve, pour lui rafraîchir la mémoire, le projette dans un lointain passé. Cette fable poétique et amusante révèle un auteur qui raconte avec l’humour du désespoir un combat de dernière chance contre un pouvoir prédateur.

Dans un manifeste pour les écritures dramatiques d’aujourd’hui, professé par Les Contemporaines et le festival Regard Croisés* de Grenoble, est indiqué à l’article 6: « Nous déclarons savoir qu’il y a des langues inédites, sauvages, rétives, obscures, faussement plates et quotidiennes, trouées, baroques, imaginaires composées. » Un bon résumé de cette journée dense où le public, jeune et nombreux, a pu apprécier la diversité de ces écritures.

 Mireille Davidovici

Spectacles vus le 6 mai au Théâtre National Populaire, 8 place Lazare Goujon, Villeurbanne (Rhône) . T. : 04 78 03 30 00.

Les Contemporaines, du 2 au 14 mai : enactes.org/lescontemporaines/auteursdetheatre.org

*Festival Regards Croisés du 18 au 23 mai www.troisiemebureau.com

Coupures, texte et mise en scène de Samuel Valensi et Paul-Eloi Forget

 

Coupures, texte et mise en scène de Samuel Valensi et Paul-Eloi Forget

Un thème  connu mais rarement traité au théâtre : le débat démocratique, notamment quand il faut voter dans une commune rurale une installations d’antennes-relais à la fois indispensables aux liaisons de téléphones portables mais créant des ondes toxiques  et la distance : deux cents mètres avec la première maison n’est  pas toujours respectée. Ce que niaient au début les opérateurs.

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Orange vante une 5 G, à ses yeux miraculeuse, alors que, dans des territoires peu habités, la liaison reste souvent très mauvaise, voire inexistante et qu’Orange ne s’occupe pas ou très mal, des lignes téléphoniques existantes, parfois emmêlées dans les ronces ou écrasées par un arbre! (nous avons des exemples précis et des photos si cela vous intéresse). Et de l’aveu d’un responsable assez cynique, comme ces lignes sont amenées à disparaître, alors pourquoi les entretenir, et, dit-il, sinon pas avant que se produise une coupure, suivie d’une réclamation? Toujours une bonne économie à faire sur le dos des clients. Et tant pis, s’ils sont privés plusieurs jours de téléphone et d’internet…
Et le maire ne peut guère compter sur la Préfecture pour arranger les choses. Et quand Orange s’associe à Free pour monter une antenne-relais, il suffit de n’être pas dans la zone d’arrosage et mieux vaut alors aller téléphoner avec un portable en dehors de sa maison. Très agréable quand il pleut ou qu’il fait froid. Mais Orange comme Free se moquent bien des réclamations quand le problème ne touche qu’une vingtaine de personnes… Quant à obtenir la fibre dans une campagne isolée,, oui peut-être et un agent d’un sous-traitant de chez Free vous fait explique qu’installer une ligne aérienne, il faudrait cinquante poteaux et souterraine, mieux a vit oublier. Tant pis pour les crétins qui habitent un hameau isolé… Et Paris n’est souvent pas mieux loti! Un mien parent a vu débarquer un  sous-traitant de Free, le 16 ème !!!!!! ( sic)  et depuis attend toujours que la fibre si encensée  veuille bien pénétrer dans son logis…

Ici, Frédéric, un jeune agriculteur bio, père d’un enfant, est maire de sa petite commune. Mais cette fonction pourtant capitale exige un dévouement à toute épreuve et ne suscite pas les vocations… Frédéric aurait fini par autoriser en secret, et donc sans déclaration préalable en application ni permis de construire ni avis du conseil municipal, l’installation d’antennes-relais. Celles-ci font en effet souvent l’objet de réclamations, à cause d’une exposition régulière aux champs électromagnétiques, donc avec à la clé, de sérieux risques-santé. Une étude menée en Autriche entre 1997 et 2007 a conclu à une augmentation significative de cancers dans un rayon de deux cent mètres autour

Cerise sur le gâteau: la baisse du prix de l’immobilier, quand une antenne est sur le terrain d »une habitation ou celui d’un proche voisin, ce qui complique encore les relations entre habitants! La mise en place de ces antennes en ville comme à la campagne est donc régulièrement attaquée mais la loi ELAN (2018) rend plus difficile la possibilité de contester cette implantation et les jolis loyers offerts aux propriétaires des terrains permet de lever les résistances de gens souvent pas riches du tout. L’exploitant d’une antenne-relais doit transmettre un dossier d’information au maire un mois avant le dépôt de la demande d’autorisation d’urbanisme. Lequel maire doit ensuite mettre ce dossier à disposition des habitants qui peuvent «formuler des observations ». Ou s’opposer au projet en envoyant une lettre recommandée avec accusé de réception au maire.
Une charte
impose un niveau maximal d’exposition aux ondes fixé à 5V/m en tout lieu de vie et on peut demander que des mesures de contrôle soient réalisées gratuitement. Enfin, existe une possibilité de recours en référé pour faire suspendre une décision d’occupation des sols. Nous vous en épargnerons les détails… Et que vaut l’action de populations rurales contre la toute puissance de l’Etat, bien mieux armé qu’elles, sur le plan juridique? Une lutte du gros pot de fer contre un petit pot de terre… Le Conseil d’Etat a retoqué un arrêt de la Cour administrative d’appel de Bordeaux: le code général des collectivités territoriales n’autorisant pas le maire, «en l’absence de péril imminent ou de circonstances exceptionnelles propres à la commune, à s’immiscer dans l’exercice de la police spéciale (…) attribuée au ministre chargé des Télécommunications. » Donc, en termes polis: allez vous faire voir ailleurs…

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Voilà ce qu’il vaut mieux savoir -mais on peut aussi s’en passer- sur cette pièce faite de très courtes scènes et avec de nombreux personnages. Samuel Valensi et Paul-Eloi Forget racontent avec saveur les mésaventures de ce maire harcelé et pris dans un conflit d’intérêts. Le texte n’est pas toujours limpide mais les acteurs (en particulier Samuel Valensi (le maire agriculteur), June Assal (Sahar, sa jeune épouse, etc.) Paul-Eloi Forget (le beau-frère du maire, etc.) Valérie Moinet (la banquière, la Préfète, etc.), Michel Derville, (représentant de l’installateur d’antennes-relais, etc.) très bien dirigés sont tout à fait crédibles et ont une excellente diction. Et entre les scènes, Lison Favard, au violon, aère bien les choses.

Nous aimerions que les personnages principaux soient mieux cernés, les scènes plus approfondies et que cette histoire nous soit contée à un rythme parfois moins tendu. Coupures qui tient beaucoup d’un théâtre d’agit-prop, est sans doute un peu trop long. Mais Samuel Valensi et Paul-Eloi Forget maîtrisent très bien ce petit espace -les acteurs passent d’un personnage et d’un moment à un autre avec fluidité- mais moins la temporalité. «Nous voulions, disent-ils, d’un côté appeler le public à décider et de l’autre, montrer toutes les décisions qui, jusqu’à maintenant. (…) Le temps présent est traité dans une unité parfaite de lieu comme de temps. » (…) Le temps passé est quant à lui, traité avec des changements permanents d’espaces et de nombreuses ellipses.» C’est bien joli de se jeter des fleurs mais ce petit cours de philosophie théâtrale n’a rien de convaincant…

Les deux complices semblent découvrir tout à la fois: entrées par la salle, manipulations d’éléments de décor à vue par les acteurs, public qu’on éclaire, musique jouée en direct sur le plateau, comédien assis parmi les spectateurs… Des procédés voulant faire « moderne » mais bien usés… Nous aimerions que, surtout au début, le public soit moins un interlocuteur privilégié, ce qui a toujours un côté facile mais pas très efficace. Et la vidéo de lignes et points projetés sur deux grands châssis ne sert strictement à rien mais c’est la mode actuelle! (voir Un Juge dans Le Théâtre du Blog).
Ces réserves mises à part, le spectacle de cette jeune compagnie traite d’une question politique actuelle et tient la route.  Quant au public, pour une fois assez jeune, il ne boude pas son plaisir, c’est toujours bon signe…

Philippe du Vignal

Jusqu’au 31 mai, Théâtre de Belleville, 16 Passage Piver, Paris ( XI ème). T. : 01 48 06 72 34.

 

 

 

Chair et Os, direction artistique et chorégraphie de Jérôme Thomas

Chair et Os, direction artistique et chorégraphie de Jérôme Thomas

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© Christophe Raynaud de Lage

 Il fait bon se retrouver à Dijon dans la verdure de Champmol où le Cirque Lili y a planté en 2020, son chapiteau en bois au toit rouge pour des créations professionnelles et un travail en direction des patients et soignants de ce centre hospitalier spécialisé en psychiatrie, addictologie et santé mentale. Mille professionnels travaillent dans cette ancienne Chartreuse où sont soignés quelque deux mille cinq cents malades par an. Un grand village qui, sur les quarante-cinq hectares du domaine, abrite aussi des associations liées aux arts plastiques. Une synergie s’y est créée dans le cadre du projet Culture et Santé. (voir Le Théâtre du Blog)

Jérôme Thomas, dans le souci d’engager sa compagnie dans une démarche éco-responsable, interroge ici, en un beau geste artistique, le rapport des humains au monde animal. Pour lui, le constat est sévère : « Les animaux sont aujourd’hui comme une matière première au service des hommes (se vêtir, se nourrir, expériences de laboratoires…). L’idée de cette création : travailler sur la frontière ténue entre l’homme et l’animal. » Il faut, dit-il, «arrêter de se penser comme un être suprême, asservir son environnement et dompter les éléments, les animaux, etc… en maître du monde tyrannique et ravageur. » (…) 

«Chair et Os, dit Jérôme Thomas, est un spectacle de cirque d’animaux mais sans animaux!» Pourtant ils sont bien en piste, tournant en rond, apprivoisés, tristes attractions… Les six interprètes, mi-humains mi-animaux jouent ici une farce tragi-comique parfois inspirée de Jean de la Fontaine, mais en plus sombre. Magdalena Hidalgo Witker et Nicolas Moreno réalisent un poétique numéro de portés, sous le regard des acrobates Nicolas Parrauez Castro et Tamila De Naeyer, et de Juana Ortega Kippes et Lise Pauton , des contorsionnistes.

Sous les masques et costumes de la scénographe Emmanuelle Grobet, cochons, vaches, oiseaux, chiens, moutons, lions, singes et autres êtres étranges à plumes et à poils composent, sous la lumière inquiétante de Dominique Mercier-Balaz et Bernard Revel, un bestiaire imaginaire saisissant. Les artistes s’exhibent en postures plus vraies que nature, ou paradent en une marche débridée.

Mais ces nouveaux sauvages que sont devenus les hommes, n’auront pas le dernier mot: une horde en furie rugit dans un élan choral et elle fond sur l’acteur qui accompagne le spectacle. Il dit, en marge de cette ménagerie vengeresse, un texte de la philosophe et dramaturge dijonnaise Aline Reviriaud: «Ce sera, dit-elle la seule voix qui témoigne de notre mâchoire carnassière et destructrice, une voix poétique et documentaire et elle tente de taxidermiser, vociférer, estomaquer ! »

Ce flot de phrases, asséné tout au long du spectacle, parasite parfois la mise en piste imagée de Jérôme Thomas, toute en finesse et inventions. Les statistiques accablantes et quelques phrases percutantes, comme le texte d’ouverture ou des formules-choc, comme « Animaux meubles/Animaux viandes/Animaux tristes/ Animaux rage», livrées avec plus de parcimonie, n’auraient elles pas suffi à faire passer le message ?… Mais cette mise en piste force l’émotion et appelle à réagir. « Mieux vaut parfois l’humanité du monde sauvage, que la sauvagerie de l’humanité », soulignait déjà en 1800 le médecin Jean Etard, célèbre pour son travail sur le cas de Victor, l’enfant « sauvage » de l’Aveyron.

Mireille Davidovici

 Spectacle vu le 6 mai au Cirque Lili, Centre Hospitalier de la Chartreuse de Champmol, 1 boulevard du chanoine Kir, Dijon (Côte-d’Or). T. : 03 80 42 52 01. ARMO, compagnie Jérôme Thomas. T. : 03 80 30 39 16.

Le 12 mai, Le Dole-Scènes du Jura, Dôle (Jura)  et les 19 et 20 mai, Espace des Arts, Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire).

Le 1er juillet, La Maison, Nevers, (Nièvre)  et les 4 et 5 juillet, Festival Sul Filo Del Circo, Grugliasco (Italie).

 

 

De la puissance virile, mise en scène et chorégraphie d’Alexandre Blondel

De la puissance virile, mise en scène et chorégraphie d’Alexandre Blondel

Crédit photo 4 - Emma DERRIER

© Emma Derrier

Sur scène, trois jeunes athlètes s’échauffent avec acrobaties, sauts, figures de hip hop et prendront bientôt la parole pour s’interroger sur leur adéquation avec le monde de la danse. Quand ils se mettent en mouvement, ils s’inscrivent dans le travail très particulier du chorégraphe. Avec sa compagnie Carna, à Parthenay (Deux-Sèvres), il nourrit ses pièces de recherches sociologiques sur la domination sociale et économique. Mêlant danse et théâtre, cette pièce fait partie d’un diptyque consacré aux questions de «genre» avec un volet féminin: Des femmes respectables (voir Le Théâtre du blog).

De la puissance virile a été conçu d’après les témoignages de ses trois danseurs et leur vision de la masculinité. Alexandre Blondel a imaginé une chorégraphie élaborée, où il allie hip hop, acrobatie et danse contemporaine : «Nous avons, dit-il, choisi une équipe qui correspond aux normes dominantes de la virilité. » A la lumière de sa propre expérience (avant d’être danseur et chorégraphe, il est passé par le sport et le cirque) et de celle de son trio, il raconte en gestes et paroles comment faire face, dans la sphère artistique, surtout quand on est issu d’un milieu populaire, à tous les stéréotypes du «mec» puissant et rigide.

Maxime Hervieu, fils d’agriculteurs, se demande si, sans formation académique, il a bien une place dans cette compagnie. Le Mexicain Iesu Escalante, lui, se rappelle les injonctions machistes de son père et teinte sa danse d’arts martiaux, théâtre et cirque. Rompu à la danse contemporaine, Naïs Haïdar propose, lui, un hip hop plus aérien. Différents, ils arrivent pourtant à se rassembler pour nous offrir de belles séquences et répondre ainsi positivement à la question du chorégraphe: «Un danseur peut-il trouver des parades à la gêne, au désir d’être lui-même, face à une certaine honte sociale et n’être finalement qu’un «surhomme» capable de prouesses? » A la fin, les artistes abandonneront la dureté de leurs assauts et battles pour une gestuelle plus tendre…

 Mais l’écriture chorégraphique vive et précise, l’humour acéré, la densité des figures d’ensemble et le style particulier à chaque interprète sont quelquefois parasités par un trop plein de mots. Dommage… car le chorégraphe signe une œuvre de cinquante minutes originale et en prise directe sur notre temps. Il rejoint ici les débats qui agitent actuellement les milieux artistiques et lance au passage quelques coups de griffes à Jan Fabre. Il y a une semaine, cet artiste et chorégraphe belge, accusé d’harcèlement sexuel par douze ex-danseuses de sa compagnie Troubleyn, a été condamné à dix-huit mois de prison avec sursis par le tribunal correctionnel d’Anvers… 

 Le public de Châtellerault, nombreux et plutôt jeune, a applaudi avec enthousiasme à cette mise en pièces, ironique mais bon enfant, du machisme. Il est sensibilisé aux arts du cirque, puisque la ville bénéficie depuis 1995 d’une Ecole nationale de cirque qui a mis en place la  première option lourde au baccalauréat, des formations pour tous et un accompagnement vers une professionnalisation… 

Mireille Davidovici

Spectacle vu le 4 mai aux Trois T.- Scène Conventionnée de Châtellerault, 21 rue Chanoine de Villeneuve, Châtellerault (Vienne) T. 05 49 85 46 54.

4 juin, Festival Bac in Town, Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) ; 17 juin, Le Reflet, Tresses (Gironde).

 

 

Un Juge de Fabio Allesandrini

Un Juge de Fabio Allesandrini

 Cela commence par une attaque magistrale, et aussi glaçante qu’ironique, du fonctionnement de la justice italienne qu’il faut entièrement citer:« Comment tuer sa femme et ne pas aller en prison: tout d’abord, il faut avoir une femme. Deuxièmement, il faut la tuer. Mais pas n’importe comment. Monsieur, avant de la tuer, vous devez la ligoter et la torturer pendant plusieurs jours, en faisant preuve d’une grande perversion. Ensuite vous l’achevez au couteau, mais il faut y aller, une bonne trentaine de coups… comme Jules César, lui c’était 23, je crois, mais on s’est compris. L’important, c’est que cela soit la preuve indiscutable d’une violence inouïe. Pourquoi? Pour ne pas être soupçonné un seul instant d’avoir commis ce meurtre pour entrer en possession des biens de votre chère conjointe. A ce propos, et toujours dans ce but, avant le procès vous signerez un chèque de dédommagement moral et matériel, que vous adresserez à la famille de madame. Ne soyez pas radin, pas d’économies là-dessus. D’ailleurs, ce chèque correspond, en gros, à la totalité de la pension alimentaire, si vous aviez opté pour le divorce. Donc, votre acharnement permet d’introduire la formule de la « cruauté sur la personne », prévue par l’article 61 – 4 du code de procédure pénale, qui vous protégera de ce soupçon. « 

© Roland Baduel

© Roland Baduel

Puis ce solo très bien documenté est avant tout un témoignage encore plus sévère sur ce qui s’est passé et se passe encore en Italie avec un mélange inextricable d’influences toxiques sur la société et les magistrats par les mafieux. Et l’indifférence, voire le sabotage au quotidien de la Justice par l’Etat lui-même. Avec une réflexion des plus lucides de Fabio Alessandrini sur la responsabilité d’un juge quand il doit incarcéré un authentique criminel.. La Justice, rappelle-t-il, n’étant pas seulement un ensemble de textes de lois mais aussi leur interprétation par un fonctionnaire d’ Etat. «L’une des caractéristiques qui différencient l’être humain, du reste des autres êtres vivants, est son besoin ancestral de définir ce qui est juste et ce qui est injuste. (…) La justice est un sentiment, un désir, un horizon à atteindre et à préserver,une utopie à cultiver inlassablement. Elle est un outil pour l’évolution et l’élévation des esprits, un repère pour l’égalité et pour la protection des droits, des idées et des valeurs fondatrices de notre civilisation. »

Mais que se passe-t-il quand ceux qui, au nom de cet Etat de droit, doivent dire la justice, sont souvent menacés de mort et doivent dans certains cas, être protégés jour et nuit par des carabinieri, des militaires chargés de missions de police et maintien de l’ordre.. Que reste-t-il alors d’une vie personnelle et familiale… Et ce n’est même pas toujours suffisant face à des mafieux expérimentés qui préparent à distance des attentats très meurtriers réalisés par des hommes de main… Comme ce fut le cas pour les magistrats comme Rocco Chinnici, assassiné par par la mafia dans un attentat à la voiture piégée à Palerme ou de Giovanni Falcone et son épouse en 92, assassinés sur ordre de Toto Riina, un chef de clan qui a  tué environ quarante personnes et  soupçonné d’avoir commandité les meurtres de cent dix autres, notamment ordonne le meurtre de juges, policiers, procureurs,député et deux journalistes pour terrifier les autorités! Et le 23 décembre 1984, le train Naples-Milan est plastiqué, tuant dix sept personnes et en blessant 267. Et un autre juge, ami de Falcone, Paolo Borsellino, sera exécuté quelques mois après lui… Riina finira quand même par être condamné et détenu jusqu’à sa mort dans une prison de sécurité maximum..
Fabio Alessandrini met le doigt où cela fait mal, avec l’impuissance d’un juge nommé dans le Sud, quand la section de police scientifique la plus performante du pays se trouve à Parme ! ( …) Alors qu’ici, où chaque jour ils se tirent dessus, il n’y a rien ? » Avec à la clé, un sentiment de fatalité quand la vengeance appelle d’autres vengeances. «Le sang des assassins deviendra sang de victimes. Des familles décimées, en éternelle procession entre la morgue, l’église et le cimetière. »
Et comment alors faire avancer la justice quand selon « l’article 384, pour émettre un ordre d’arrestation, il faut qu’il y ait de graves indices de culpabilité et/ou danger de fuite imminente.Mais là nous sommes bien loin de ces conditions juridiques. » Et un sentiment de peur plane sans cesse sur un juge conscient du pouvoir extraordinaire de la mafia qui impose son pouvoir sur les trafics de drogue, la prostitution, les commandes d’immobilier et appels d’offre publics, les prêts bancaires, etc. à coups de menaces et racketts permanents.
«Je ne suis pas assez dangereux pour eux? Qu’est-ce que je suis, dit il ? J’ai mené deux pauvres enquêtes, je n’ai encore dérangé personne et j’ai déjà peur qu’on me descende? La mafia n’est pas pressée. Ce qui doit t’arriver, arrivera. Demain, dans deux ans, dans dix ans. T’es assis à une belle terrasse de café, à l’autre bout du monde, sous les palmiers, et c’est là que ça se passe. Tu as juste le temps de voir ton exécuteur. » Muté au tribunal de Palerme avec chaque année trente mille procès pour trente six juges. Soit sept mille traités seulement par manque de temps. Et dans des conditions techniques de travail inimaginables où un avocat se dévoue pour réparer des connexions électriques pour des micros…
Tout cela sur fond de corruption généralisée et de menaces, avec entre autres, des balles régulièrement placées dans les voitures à titre d’avertissement… Jusqu’à un frère tué, ce qui entraînera la « promotion » du juge à Bogota pour diriger un groupe international de magistrats expérimentés dans la lutte contre le trafic de stupéfiants. Et ce pauvre juge se dit, et ce sera le mot de la fin: « Je dois avoir un grand courage, parce que je suis mort de trouille. De toute ma génération, je suis le seul survivant. C’est peut-être ça la justice, une obsession, une maladie. Si c’est le cas, je crains que je ne me soignerai pas. »

Un texte aussi solide que glaçant, et magnifiquement interprété en une heure quinze par son auteur. Malheureusement, la mise en scène (aucun nom  n’est mentionné) est aux abonnés absents.. Il y a bien, est-il écrit, le «regard extérieur» de Karelle Prugnaud… Mais alors, pourquoi ces déambulations permanentes de l’acteur, pourquoi ces vidéos parasites de lignes sur ces châssis en arrière-plan, pourquoi cette médiocre musique électronique de basses pour souligner certains passages? Pourquoi ces éclairages maladroits de leds qui éblouissent le public? Cela fait quand même beaucoup trop d’erreurs… Vous l’aurez compris ce texte, son auteur- interprète méritent vraiment de bénéficier d’une véritable mise en scène. A suivre…

Philippe du Vignal

Spectacle vu le 31 avril, au Théâtre de la Reine Blanche, passage Ruelle, Paris (XVIII ème).

 

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