La Maman et la putain de Jean Eustache
La Maman et la putain de Jean Eustache
Grand prix du festival de Cannes en 73, ce long film (trois heure quarante) devenu culte dont la version restaurée a été projetée cette année à Cannes, ressort dans soixante salles. L’œuvre de Jean Eustache était difficile d’accès en DVD, pour des raisons de droits d’auteur mais Les Films du Losange ont entrepris de la restaurer et de la rééditer.
Les remarquables dialogues de La Maman et la putain ont aussi été adaptés au théâtre, notamment et surtout par Jean-Louis Martinelli qui, le premier, en avait fait en 90 une remarquable mise en scène …
1973 : il y a donc presque cinquante ans. On retrouve dans ce film, le Paris d’alors avec ses vieilles 2 CV, ses 4 L brinquebalantes et ses DS triomphantes, signe absolu de réussite pour la bourgeoisie montante. Les cafés comme Les Deux Magots et Le Flore à Saint-Germain-des-Prés, Le Rostand, rue de Médicis longeant le jardin du Luxembourg, sont toujours là. Le restaurant du Train bleu à la gare de Lyon et Le Rosebud, petit bar américain à Montparnasse, aussi. Mais qui les fréquente aujourd’hui? Certainement plus ces magnifiques jeunes gens, éblouis de jeunesse et liberté, ivres de mots et contradictions, qui nous accompagnent trois heures quarante durant…
Jean-Pierre Léaud (Alexandre), splendide, promène son visage énigmatique sur les jeunes femmes comme Véronika (Françoise Lebrun) Bernadette Lafont (Marie) qui l’entourent, qu’il poursuit ou qui le poursuivent, sans interrompre un seul instant un long discours dont il ne connait pas la fin. Mais comprend-t-il lui-même ce qu’il énonce ? Croit-il un seul instant à ses déclarations d’amour et à ses demandes itératives de mariage? Chaque personnage cherche à se trouver, ou à se retrouver à travers la réponse de l’autre et ces jeux de regards avec lesquels La Maman et la putain nous emporte.
Jean Eustache filme en effet les visages comme personne. Presque quatre heures de face à face avec leur insolente beauté. Quatre heures de discours, voix vibrantes, désarrois et délires avec tous les personnages. Quête d’amour constante et désir de séduire pour les garçons, et d’être aimées pour les femmes. La liberté des comportements amoureux ou sexuels n’exclut pas le tragique des situations. Jean Eustache a construit son film comme une aventure personnelle. Catherine Garnier, sa femme se suicidera à la sortie du film et Jean Eustache se donnera la mort en se tirant une balle dans le cœur le 5 novembre 1981 à Paris. Alexandre /Jean-Pierre Léaud, héros tragique, parle constamment de sa relation à l’amour et à la mort. Et pourtant La Maman et la Putain met en scène le triomphe du sexuel et de la liberté. On y retrouve tout le souffle de l’époque. Sous les pavés, la plage… Chaque rencontre est une expérience nouvelle et l’aventure est au coin de la rue.
Chaque personnage renvoie à la frénésie du moment : jouir sans entrave. Mais comment assumer les contradictions ? Désir de séduire et butiner pour les hommes, désir vampirique de dévorer pour les femmes. Chacun s’en sort comme il peut mais mal. Alexandre, corps flottant dans l’espace, vivant dans l’errance, ne sait ni se trouver ni se poser. Véronika n’en peut plus de baiser et d’être baisée (le mot est prononcé cent-vingt huit fois dans le film). Cette infirmière se découvre enceinte, vomissant dans un seau, après un long et pathétique monologue frisant la décompensation psychotique, dans sa chambre sordide. Bernadette Lafont ( Marie) dont la nudité et la beauté sculpturale traversent le film, quittera le plateau avant la fin du tournage…
Bernadette Lafont, Françoise Lebrun, Jean-Pierre Léaud : un trio magique et tragique à la fois. La liberté assumée de leurs personnages bute sur leur fragilité mais la beauté des visages à chaque fois explose le cadre. L’écran devient le lieu de leur transfiguration. Pierre Lhomme, chef-opérateur du film, résumera bien le film : «Tous ces champs et contrechamps sont le sujet même du film. L’homme et la femme peuvent-ils tenir ensemble dans la même image? » Champs et contrechamps, temps et contretemps, visage contre visage, corps contre corps, sont ici des éléments déterminants. Il faut y ajouter le flot du discours ininterrompu qui accompagne les images sur le plan sonore. Et les mots sont essentiels dans le film. Comme ces longs monologues hagards et ivres d’Alexandre cherchant à justifier l’injustifiable, à expliquer l’inexplicable. Mais ils n’épuisent jamais le sujet, comme un long mentir-vrai.
Importance du discours. De son ampleur et de sa vacuité. Les paroles emportent le sujet vers des limites nouvelles rendues possibles de par l’alcool et le LSD. Subversion du Sujet et dialectique du désir, disait-on à l’époque avec Jacques Lacan. On y retrouve la dialectique hégélienne du désir. Le désir de l’homme est le désir de l’autre, ce qui donne la véritable portée de la passion humaine.Les chemins de la liberté n’excluent ni la servitude des personnages ni le tragique de leur situation. Comment Alexandre (Jean-Pierre Léaud) pourra-t-il s’en tirer ? Comment les femmes négocient-elles leur demande et leur désir ? Toute la force tragique du film est là, avec la splendeur des images, l’éternelle beauté des visages, l’insistance des mots qui font de cette œuvre, un pur chef-d’œuvre de ces années de liberté et passions partagées.
Jean-François Rabain