Festival d’Avignon: Soudain, Chutes et envols, de Marie Dilasser, mise en scène de Laurent Vacher
Festival d’Avignon
Soudain, Chutes et envols de Marie Dilasser, mise en scène de Laurent Vacher
Arrivés au théâtre de La Manufacture, les spectateurs sont invités à prendre un car à destination du Château de Saint-Chamand, proche d’Avignon. Brise et ciel bleu d’azur, à l’ombre des grands arbres… Le public sur des bancs face à un espace scénique bi-frontal. Un havre de paix! Soudain, des voix et des cris joyeux.. Un jeu de cache cache?
Trois adolescentes se poursuivent et rejoignent le public. L’une d’elles se met à siffloter. Comme pour répondre discrètement au chant des oiseaux ou lancer un appel complice à ses camarades. Signe sonore qui nous invite à la représentation d’un récit théâtral et poétique sur l’état amoureux.
Sur un rythme vif ou délicat, Cookie, Guido, Joey, magnifiquement interprétées par Inès Don Nascimento, Ambre Dubrulle et Constance Guiouillier, formées à l’Ecole Supérieure de Comédiens par l’Alternance au Studio-Théâtre d’Asnières, se lancent corps et âme à la découverte de l’univers capricieux, violent ou merveilleux de l’amour qu’elles vont nous faire partager: «L’amoureux, écrivait Roland Barthes, s’arrache à son propre point de vue pour porter sur lui-même et le monde le regard d’autrui, subit l’épreuve du doute après l’enthousiasme et nourrit sa réflexion d’incertitudes. Il ne sait plus ce qu’il sait, cherche ses mots, ne sait comment définir l’être aimé et craint d’être sot. Cette hésitation essentielle l’affranchit de la présomption et de l’idiotie. L’idiot, en effet, ne connaît pas l’amour et ses dérèglements : il est partout chez lui, jamais troublé ni dérangé par personne. »
Le sexe, la recherche d’identité, la présence du corps au monde, la solitude, l’attente idéalisé de l’autre, les carcans moraux de la société, les parents et l’éducation : la Mère de Guido « Trixie (qui n’est autre que Guido) s’est échappée par la fenêtre pour exister. ». Le Père de Guido: «Trixie s’est enfuie par la fenêtre pour devenir… » Guido: « Un étranger. Un vagabond. Un animal sauvage. Un transfuge. » La Mère de Guido: « Guido, personne ne nous avait préparé à ça, nous ne savons plus comment t’aimer, aide-nous, apprend-nous. » Guido : « Un étranger. Un vagabond. Un animal sauvage. Un transfuge. »
Tous ces thèmes traversent avec grâce cette pièce pleine d’esprit. L’autrice dresse un tableau pérenne du sentiment amoureux et de l’état physique et psychologique qu’il provoque à l’âge tendre. Cookie :« Tu veux être encore avec moi ? Joey : «Nous avons lié nos corps, nous sommes sur la même fréquence. Mais elle peut se couper à tout moment.» Cookie : «Sans prévenir?» Joey: «Nous ne pourrons pas toujours être sur la même fréquence. Ça peut couper par moment et ça n’empêche pas qu’on puisse se retrouver.» Cookie : «Tu crois qu’on peut naviguer en dehors de ce parc ? Joey : «C’est le même principe, sauf qu’on a les pieds au sol. »
Les dialogues écrits dans une langue poétique subtile, métaphorique ou directe, avec les mots et les attitudes de la jeunesse actuelle, s’entrelacent avec les mouvements très expressifs. La force du langage par le corps! Le vocabulaire semble parfois insuffisant pour exprimer l’indicible, le doute, la joie et le trouble. Le public suit avec bonheur et émotion ces situations successives à la fois cocasses, tendres et tragiques. Et exprimées avec originalité, les trouvailles jubilatoires et effets magiques. Sur des musiques séduisantes, en parfait accord avec l’état amoureux : humour, sensualité et tristesse sont au rendez-vous ! …
L’espace du parc renforce la légèreté profonde des liens entre les personnages, leur traversée au pays de l’amour et rend encore plus dense, cet univers habité de fantasmes, idéal, beauté et liberté recherchée. Pour ces jeunes filles, le parc, à la différence de la ville, est l’espace de tous les possibles et de leur imaginaire. Marie Dilasser n’a pas écrit seule, et en amont du spectacle, ce texte pour trois actrices, qui lui a été commandé par Laurent Vacher. Le metteur en scène a fait appel à des comédiens et en complicité avec l’autrice, a eu lieu un travail de plateau à partir du célèbre Kontakthof de Pina Bausch : «Il nous a semblé que pour aborder un tel tème : l’état amoureux, il fallait passer par le corps. »
Marie Dilasser et Laurent Vacher se sont surtout inspirés de Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, mais aussi du Banquet de Platon, de La Logique de la sensation de Gilles Deleuze à propos de Francis Bacon et des œuvres du peintre, mais aussi des photos de Nan Goldin. Et un travail conséquent de terrain a eu lieu : interviews, errances, observation de couples, surtout dans l’espace public. Cette démarche met en lumière, la question du processus de création et au cours de l’élaboration du spectacle, toute l’équipe s’est consacrée aux actions sur le vif, improvisations, pulsions éphémères, sensations ou émotions traversant le corps et l’esprit de l’artiste, du poète et des comédiennes. Pour, ensuite passer à la mise en forme et accompagner l’écriture de Marie Dilasser.
Un spectacle en plusieurs tableaux au titre, réaliste ou métaphorique : La Robe, Quoi, La Rencontre, L’Enlèvement, Les Plurivers, La Transformation, La Peau… Et ce parc, espace à la fois naturel et scénographique, devient peu à peu un chemin entre les diverses situations théâtrales. Laurent Vacher et Marie Dilasser ont réussi à constituer une unité dramaturgique, reliant ces fragments de vie. Et ils ont su trouver une forme esthétique en résonance avec l’énigmatique -et pourtant universel- «état amoureux».
La pièce évoque les premiers émois sentimentaux mais s’adresse aussi aux adultes de toute classe sociale, à tous ceux qui ont su garder leur âme d’enfant. Angoisses, désir d’absolu, jalousie, idéalisation de l’être aimé… tout cela persiste, quelque soit l’âge. Nous sommes à la fois surpris et charmés. Un réel moment de plaisir et de réflexion sur ce qui éblouit ou assombrit la chose la plus précieuse dans la vie…A ne pas manquer…
Elisabeth Naud
Jusqu’au 26 juillet, La Manufacture, 2 bis rue des Ecoles, Avignon. T.: 04 90 85 12 71. Navette à 10 h 40 précises. Relâche le 20 juillet.