Festival d’Avignon (suite et fin)
Marcus et les siens, texte et mise en scène de Charif Ghattas
Ce jeune poète, scénariste, metteur en scène et comédien, n’a suivi aucune formation. Sa dernière création, Marcus et les siens, dont le texte a été publié en juin à L’Avant-scène Théâtre, atteste à nouveau de la qualité de son univers théâtral. Marcus, équivalent romain du prénom grec Martikos: consacré au dieu Mars. Un prénom qui résonne avec noblesse et pourrait être celui d’une tragédie contemporaine. Le texte; de forme classique et les personnages, aux tempéraments singuliers, tous admirablement interprétés, sont bien définis avec une perception de l’humain dans ce qu’il a de plus surprenant, révoltant, et merveilleux.
© Thomas Durand
Salle et plateau plongés dans une quasi-obscurité: cela instaure d’emblée une étrange tension, à la fois conviviale et tendue. Le public ne sait comment réagir, en attente et concentré. Comme si, par inadvertance, il était entré dans un théâtre à l’abandon, le lieu de l’histoire et rejoignait secrètement Anna, Basile, Carl, Louis, Marcus, Nadine. De joyeux compagnons, liés par une longue amitié et une passion : le théâtre et tous comédiens, ou auteur ou metteur en scène.
Après deux ans d’absence, ils se retrouvent. Rendez-vous au théâtre de Marcus, metteur en scène de leur compagnie toute excitée à l’idée de se revoir et retrouver Marcus ! Une réunion inattendue et tant désirée qui ne va pas manquer de joie mais aussi de violence et angoisse existentielle.
Un moment qu’aucun d’entre eux n’aurait pu imaginer et leur destin en sera profondément perturbé. Pour le meilleur ou pour le pire? Cela va hanter l’esprit de la troupe : pourquoi cette invitation de Marcus, après tant de silence? Concerne-t-elle Mathilde (personnage testamentaire), assassinée devant les yeux de Marcus, son époux ? Ou tout autre chose ? Basile ( à Marcus) : « Ne nous remercie pas. C’est normal. » Anna : « Naturel. » Marcus : « Peut-être, mais merci quand même. Voilà : si je vous ai tous appelés, si je vous ai demandés de venir aujourd’hui, c’est pour une raison bien particulière. Seulement, cette raison n’est sans doute pas tout à fait celle à laquelle vous songez à l’heure où je vous parle. » La réponse se fait attendre et le public est captivé.
L’énigme, comme dans une tragédie antique… Mais se déroule de nos jours un drame ou une tragédie? La question reste ouverte. Nous sommes à égalité avec les protagonistes. Le thème de la violence mis en place et les premiers instants ne laissent en rien soupçonner la venue d’un déchaînement sans pardon! Agressivité aux multiples visages qui laisse apparaître, pas à pas et non sans angoisse, le monstre tapi à l’intérieur de chacun des personnages, et de nous-même ! Comme en écho à l’attentat où est morte Mathilde, l’amour de Marcus. Tempo dramatique mené brillamment dans la succession des dialogues, actions et situations. Nous assistons à nouveau à ce qui est arrivé à Mathilde : l’impensable. L’invitation de Marcus correspond au jour anniversaire de sa mort tragique mais cette fois le monstre (l’inacceptable, l’horreur) s’adresse à plusieurs. Dans un huis-clos, un clin d’œil au théâtre antique ou classique.
La notion de temps, précieuse pour soutenir un rythme dramatique, est différente dans les deux parties, quand progressivement le tragique s’insinue. Sur des thèmes favoris chez Charif Ghattas : la famille et l’amitié, la vengeance, et ici le Monstre. Et plus en retrait: l’objet de l’attente, la venue de Marcus. Récurrente dans les œuvres dramatiques de l’auteur, elle se manifeste ici à plusieurs reprises et engendre une tension subtile et poétique.
Mais renversement majeur de situation et coup de théâtre de toute beauté, très émouvant. Le moment musical (le seul) porté dans ce moment festif, par une puissante théâtralité est d’une grande jouissance. La pièce grave mais parfois avec un comique sous-jacent, s’adresse à tous les amoureux du théâtre. Elle rend avec finesse à l’art dramatique, ce qu’il a d’essentiel. une parole qui nous interpelle avec émotion et une tension dramatique constante.
Ce spectacle bénéficie d’une mise en scène et d’une scénographie sans artifices, de lumières toujours en lien sensible avec la situation… L’auteur pose la question du mensonge et de la vérité, dans un engagement artistique et politique, et aussi de celui, personnel, quand on est confronté au groupe et à la violence. Une belle découverte!
Elisabeth Naud
Spectacle vu le 21 juillet au Théâtre des Carmes-André Benedetto, Avignon.