Le Ring de Richard Wagner, direction musicale de Cornelius Meister, mise en scène de Valentin Schwarz
D’excellentes analyses -différentes et passionnantes à lire. de La Tétralogie présentée à Bayreuth cet été, ont été faites par Yves Courmes et Juan Carlos Mellina Vilela, du Cercle Wagner d’Annecy. Le premier donne toute sa place à la musique, aux chanteurs et à l’orchestre qui nous ont permis de vivre un moment de grâce et il essaye d’éclairer les intentions du metteur en scène. Juan Carlos Mellina Vilela, lui plus sévère, analyse finement les incohérences de cette réalisation que le public a huée. Et pour Claudia Roth, ministre de la Culture (Bayreuth est subventionné à 29 % par l’Etat): « Les responsables doivent « organiser les conditions générales du festival de manière à ce que des performances artistiques de haut niveau puissent être réalisées ». La composition du public ne reflète pas notre société diversifiée et bigarrée. La direction du festival devra redoubler d’efforts pour séduire son public dans les années à venir. ».
« L’essence du théâtre, disait Wieland Wagner, c’est le changement. » Mais peut-on adhérer à tout changement ? Certains donnent à l’œuvre un souffle nouveau comme Patrice Chéreau en 1976-1980) mais d’autres peuvent aussi dénaturer une œuvre.Autre risque : ne pas se faire comprendre, comme Valentin Schwartz avec cette mise en scène du Ring qui a été abondamment sifflée. Ceux qui n’ont pas compris les allusions faites à la biographie, notamment à l’enfance de Wagner, n’ont vu que pantomime et règlement de compte familial digne d’une mauvaise série télévisée.
Il s’agit « de repeupler l’espace scénique de sa densité mythique », lisait-on dans L’Avant-Scène Opéra, en 1977. Le mythe, a en effet, pour fonction proposer des modèles et une signification du monde et de l’existence humaine. Jean Azouvi dans Siegfried n°14 cite longuement Les Aspects du mythe de Mircea Eliade. Le monde parle et se révèle à travers une histoire sacrée par des symboles qui ne sont pas un décalque de la réalité objective.
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Ainsi le mythe est-il plus vaste et plus riche que tout ce qui repose sur l’actuel. Valentin Schwartz tourne résolument le dos au livret de Richard Wagner, à sa densité trans-historique et symbolique, pour nous regarder « droit dans les yeux », écrit Yves Courmes.
Quel est le sens de cette mise en scène ? Nous plonger dans l’actualité ? Dénoncer les scandales de la société ? Exprimer l’oppression millénaire des femmes par les hommes ? Valentin Schwartz fait du poème Wagnérien, un sitcom vulgaire, voire obscène. Voir Brünnhilde se faire violer sur scène devant son fils les yeux bandés et ligoté sur une chaise… Une rude épreuve pour un admirateur de Wagner plus habitué au thème de la rédemption par l’amour. Quel rapport cette scène brutale entretient-elle avec le poème de Wagner ? Elle en détourne le sens ; voire le récit, en cédant aux tendances contemporaines actuelles : dénonciation des violences faites aux femmes et intrafamiliales ?
Trouvera-t-on du génie au metteur en scène quand il se réfère à la petite enfance du compositeur et rapproche les interrogations de Siegfried sur les doutes que le musicien pouvait avoir lui-même quant à sa filiation ? Qu’il ait pu hésiter entre deux patronymes : Wagner ou Geier, permet-il de mieux comprendre le personnage de Siegfried ?
Depuis Sigmund Freud, nous savons que les impressions d’enfance imprègnent les œuvres, comme les ambitions. Il citait Heinrich Schliemann, le découvreur de Troie et Mycènes et comme lui, grand amateur d’archéologie. Dans Le Délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen (1907), Freud se réfère à une éventuelle petite sœur morte de l’écrivain pour mieux saisir le désir de l’archéologue Norbert Hanold d’aller rechercher sa bien-aimée dans les ruines de Pompéi. W. Jensen n’a pas eu de sœur mais avait connu un « tendre attachement » pour une jeune fille morte de tuberculose à vingt ans. Freud dans Un Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910) analyse le tableau Sainte-Anne en tierce la représentant à côté de Marie et de l’enfant Jésus. Et elles ont sensiblement le même âge.
Pour Freud, il s’agit de la représentation des femmes qui ont élevé le petit Léonard: Catarina, sa mère biologique et Dona Albiera, sa mère adoptive. Et Wagner a commencé LeRing par la mort de Siegfried (Siegfried tod) en 1848, l’année où sa mère est morte. Et de nombreux chefs-d’œuvre ont été créés après un deuil douloureux : un auteur puise a créativité au plus profond de lui-même et dans ses impressions d’enfance. Madame Bovary, c’est moi», disait Gustave Flaubert. Et les auteurs utilisent leurs impressions d’enfance, souvenirs et traumas infantiles, comme le rêveur traite les restes diurnes dans le rêve. Et le remaniement de ces traces crée l’œuvre d’art. Cette élaboration comme le rêve, transforme, condense, transpose, dissimule et recrée les éléments de réalité.
Ainsi, Wagner a-t-il utilisé l’infantile en lui pour créer une œuvre poétique qui le dépasse et rejoint des mythes universels. Et nombreux sont ceux auxquels nous renvoie Siegfried. Assoupi dans la forêt, le personnage semble renvoyé aux origines du monde, comme à sa propre naissance. Ses questionnements renvoient aux mythes liés à la mémoire et à l’oubli, à la mort et à la résurrection,mais aussi de l’adolescence. Ce que Wagner met en scène, écrit Nicolas Rabain. Siegfried ignore la peur : sur lui, ni la juridiction du père ni celle des générations ne peuvent donc rien. Et il se débarrasse de Mime se disant être à la fois son père et sa mère : «Ich bin dir Vater und Mutter zugleich.» Un meurtre qui a le double avantage de faire disparaître à la fois le père adoptif qui le manipule, et la mère archaïque. La mère perdue est retrouvée avec Brunnhilde. « Ce n’est pas la bien-aimée que découvre Siegfried, c’est la mère», écrira Georg Groddeck, psychanalyste et ami de Freud.
Dans Siegfried, le regard de la femme éclaire la forêt obscure où le héros a grandi, loin de toute présence féminine. Un regard à la fois de lumière et résurrection.Etincelant pour la mère :« Ihr Hellschimmernde Augen » (Ses yeux étincelants de clarté ). Eclatant pour la femme : « Deines Auges Leuchten ; seh ich licht ». (Je vois clairement l’éclat de ton regard).
La rencontre de Siegfried et de Brünnhilde se fera sous le signe de la lumière. Hell dir, Sonn !/ Salut à toi, soleil ! Hell dir, Licht/ (Salut à toi, lumière). Hell dir, leuchtender Tag (Salut, jour rayonnant) dit-elle en s’éveillant. La lumière triomphante envahit la scène. Brünnhilde est un amour rayonnant… Une épiphanie lumineuse.
Comme dans les Upanishads indiens, elle est expérience et ces théophanies sont un ruissellement de pure lumière. Dans Le Bhagavad-gita, la forme où Krishna se révèle à Arjuna, est ignée. « Si des milliers de soleils répandaient tous ensemble dans le ciel eu éclat/ Il serait alors comme la lumière du Magnanime/ Tel je te vois…/ Brillant comme la clarté de la flamme et du soleil, immense… Tel je te vois…/ le visage resplendissant de feu/ Ton éclat illumine le monde. » Dans de nombreux mythes, le Cosmos et l’Homme primordial sont nés de la lumière.
Et Emmanuel Levinas a montré combien le visage et le regard me faisant face, m’oriente vers l’être qui le dépasse, vers la lumière qui le baigne, une lumière d’être, au-delà de celle qui l’éclaire. Pour le philosophe, l’accès au visage est d’emblée éthique. « Comment êtes-vous, comment vous sentez-vous dans la lumière de l’autre ? »La métaphore de la lumière rejoint ici celle du regard. « Mehr Licht/ Plus de lumière », disait Goethe, penseur des Lumières, avant sa mort. Dans l’Ancien Testament, Moïse descend du Sinaï, le visage « inondé de lumière ». Si l’être s’éclaire pour moi, je suis éclairé. Un des concepts majeurs de Martin Heidegger est: lichtung ( la clairière, l’éclaircie). Comme dans la Bible, l’être chez apparait comme lumière et dévoilement. Le regard, l’ouverture sur l’être qui se concrétise dans la rencontre avec l’autre, est une ouverture sur l’infini.
C’est toute la grandeur du mythe et de la transfiguration, dit Wagner. La mystique anime Siegfried rencontrant Brünnhilde. Et passer à côté de ce moment intense, c’est passer à côté de ce que nous transmet Wagner par la voix des chanteurs et la musique elle-même. Nous retrouvons ici le mythe des jumeaux évoquant la fusion primitive avec la mère que l’on retrouve avec le couple Siegmund et Sieglinde. L’amour réunit les amants séparés et restaure l’unité perdue : un thème romantique par excellence.. Le mythe platonicien de l’androgyne symbolise le mieux la chute dans la division, l’incomplétude et le désir de retrouver l’unité primordiale.
L’union amoureuse éternelle rejoint le mythe de l’Un et de l’Absolu qui ne se termine qu’avec la mort.“ Prangend strahlt/ mir Brünnhilde Stern !/ Sie ist mir ewig,/ ist mir immer,/ Erb’ und Eigen,/ ein und all:/ leuchtende Liebe,/ lachender Tod !”. « Pour moi brille Brünnhilde/ Mon astre éclatant !/ Pour l’éternité/ Elle est moi pour toujours/ Mon bien, mon héritière/ L’unique et le tout/ Amour rayonnant/ Mort radieuse »,chante Siegfried. Joie de l’amour et joie de la mort sont dès lors la seule et même fulgurante révélation, note le compositeur André Boucourechliev et le dernier mot de l’œuvre est : Tod.
Nous retrouvons dans Siegfried, le thème de l’oubli et de Mnémosyne (la Mémoire) qui renvoie à la connaissance et à la vie. Alors que l’oubli mène à l’ignorance et à la mort, rappelle Jean Azouvi. Initié par Brünnhilde, Siegfried a la connaissance des Runes sacrées et l’omniscience de Mnémosyne. Mais il a bu ensuite le breuvage du Léthé et l’oubli équivaut à la déchéance et à la mort. C’est, dit Platon dans Phèdre, une sorte de mort spirituelle. Boire à la source du Léthé efface le souvenir du monde céleste et précipite la déchéance de l’âme.. Dans Le Crépuscule des dieux, Siegfried mourra parce il a rompu le lien qui l’unissait à la Source sacrée de toute vie. En oubliant, il a perdu son unité qu’il avait retrouvée grâce à Brünnhilde. Leur séparation signe sa désintégration.
Valentin Schwarz ,a-t-il lu Theodor Adorno? La mort de Siegfried est en effet liée à ce qu’il «ouvre les yeux avec éclat » et en mourant, il s’éveille à la conscience de Brünnhilde. Dans cette mise en scène de L’Anneau et dans Tristan, l’idéal ascétique est confondu avec l’instinct sexuel. Mais satisfaction instinctuelle et négation du vouloir-vivre se mêlent dans l’ivresse et cette « mort joyeuse » de Siegfried et de Brünnhilde. La nuit d’amour doit apporter l’oubli de la vie. « Prends-moi sur ton sein, arrache-moi au monde ! », dit Siegfried. En glorifiant la mort comme ivresse, Wagner reste fidèle à Schopenhauer, son canon philosophique et dans Le monde comme volonté et représentation, il évoque le nirvana, parle de l’extase, du ravissement, de l’illumination, de l’union avec Dieu. Chez lui, s’annonce déjà le déguisement de la mort en rédemption et, comme chez Wagner, c’est un sommet de son œuvre. Mais la rédemption a-t-elle encore pour Wagner un sens théologique ? Elle substitue à la transcendance, un fantasme de survie et d’élévation du sujet qui nait au moment de la destruction de celui-ci et remarque Adorno : « Au cœur de la rédemption habite le néant. »
Tous ces thèmes sont atemporels : zeitloss, enfouis dans l’inconscient du texte et de la musique. Et faire de Wotan, le violeur de sa fille Sieglinde, enceinte de lui au début de La Walkyrie pour dénoncer inceste et violences familiales, apporte-t-il quelque chose à la compréhension des mythes de La Tétralogie ? En quoi la présence d’un enfant, fils imaginaire d’un inceste Wotan/Sieglinde, transforme-t-elle l’œuvre, en se substituant au thème magique et mystique de l’or, symbole de pureté, domination et volonté de puissance s’opposant à l’amour.
L’enfant à venir est-il vraiment « le symbole d’un univers débarrassé de ses conflits » ? Dans cette mise en scène, la vidéo des jumeaux in utero au début de L’Or du Rhin est-elle «annonciatrice de sérénité et de paix » ? Ce thème des jumeaux peut être l’expression même de la violence fondamentale, inhérente à la nature humaine, dit René Girard, quand il parle de violence mimétique. Dans L’Or du Rhin, l’or est à la fois abîme et refuge. « Or du Rhin ! Or du Rhin ! Or pur ! Oh, si seulement dans les flots rayonnait ton joyau de feu ! Sûr et fidèle est seul l’abîme ! ». Wagner joue sur l’euphonie des mots … Rhein et rein : Rhin et pur.
Bref, La Tétralogie, comme Hamlet de Shakespeare ou Œdipe de Sophocle, ne peuvent se réduire à une représentation de psycho-pathologie. Et comme ici, à l’expression de l’infantile traumatique de Wagner enfant. On pourrait rapprocher de L’Or du Rhin, l’épitaphe qu’André Breton fit inscrire sur sa tombe: «Je cherche l’or du temps ». Il rejoignait alors le mythe, l’atemporel, l’inconscient : pour lui aussi, zeitloss : hors-temps…
Jean-François Rabain
Spectacles vus à Bayreuth en août 2022.