Richard II de William Shakespeare, traduction de Jean-Michel Déprats, mise en scène de Christophe Rauck

Richard II de William Shakespeare, traduction de Jean-Michel Déprats, mise en scène de Christophe Rauck

«Asseyons-nous, et racontons la triste histoire de la mort des rois ». Et c’est Richard II lui-même (Micha Lescot) qui nous y invite, rappelant à quel point la vie d’un roi d’Angleterre (on ne parle pas d’une reine de Grande-Bretagne) est fragile, menacée, disputée en ces temps shakespeariens. Richard II semble croire en la royauté sacrée, mais pas vraiment en lui-même comme roi. Un peu rapide et désinvolte, il tranche la querelle entre Mowbray et Bolingbroke (Guillaume Lévêque et Éric Challier), le second accusant le premier, de l’assassinat de son cousin, crime où le roi pourrait avoir trempé. Pas de «jugement de Dieu», interdiction de trancher la querelle à l’épée, sinon ce sera l’exil. À vie pour le compromettant Mowbray et pour dix ans, réduits à six, pour le cousin (et futur successeur du roi) Bolingbroke. Rompez.

 © Ch. Raynaud de Lage

© Ch. Raynaud de Lage

Richard pourra partir en guerre contre les révoltés d’Irlande. Oui mais… La guerre demande de l’argent et il n’en a plus. Pourquoi alors ne pas confisquer les biens des bannis ? Mauvaise idée et à courte vue, nous le verrons. Christophe Rauck et son dramaturge Lucas Samain ont fait maigrir le texte, juste ce qu’il faut, de quoi en affiner les muscles. Cela vaut aussi pour la scénographie d’Alain Lagarde comme pour la direction des acteurs.

Sur le plateau, deux tribunes s’écartent pour le libérer : on reconnaît le dispositif de la Chambre de Communes, image importante qui devrait rappeler sans cesse à Richard de ne pas oublier son peuple. Ce qu’a bien compris Bolingbroke, le «populiste»… Les tribunes glissent, roulent et se placent, en un mouvement et un rythme impeccables, pour devenir rivages marins, jardins, collines… Pour la clarté de l’histoire et pour sa rapidité, les noms des lieux sont projetés sur un tulle et pour donner quand même une place au lyrisme et à l’hyperbole, des vidéos d’immenses vagues en furie sont projetées au lointain. C’est peu, c’est beaucoup et cela fonctionne à la perfection.

Les acteurs ont la même efficacité; ici, on ne perd pas de temps avec les nuances psychologiques et on affronte les situations et pulsions qui en sont l’origine ou la conséquence. Ainsi Micha Lescot fait vaciller la démarche du roi, entre son royaume qui lui pèse et l’encombre, et sa royauté qui le tient.
L
a reine (Cécile Garcia-Fogel) joue sur le versant prophétique de l’amour et là où son Richard exprime sa tendresse, elle dit ses craintes. Comme un tour de passe-passe, en quelques secondes, Thierry Bosc quitte la défroque de Jean de Gand mourant ( le duc de Lancaster, pour la clarté de la suite…) et revient en duc d’York, protecteur du royaume en l’absence du roi. De l’intraitable loyauté du premier, il passe à la fermeté plus que chancelante du second : il se déclare assez vite «neutre» devant la progression rapide des armées de Bolingbroke, le nouveau duc de Lancaster venu reconquérir ses biens. Humour shakespearien…
Tous dont les jeunes comédiens venus de l’école du Théâtre du Nord, ont la même économie de jeu : engagement physique et précision dans l’interprétation, comme on le dirait de musiciens.
Cela tient beaucoup à la traduction de Jean-Michel Déprats : une véritable machine à jouer : rythme, humour, jeux sur les mots… Aux acteurs de lui donner chair. Ce qu’ils font tous, avec générosité. Et peu à peu, sous l’épopée, nous voyons naître la tragédie. Bolingbroke a voulu d’abord défendre son bien, son titre et son orgueil mais n’a jamais cessé de regarder et d’écouter le peuple, d’où l’importance de la tribune des Communes, signe de la légitimité qu’il pourrait en recevoir. Son ambition royale est déjà à l’œuvre.

Le déroulement des faits le conduit à usurper le trône de Richard et à faire assassiner celui-ci, à la fois malgré lui et consentant. Le futur Henry IV sait que ce ne sera pas drôle. Le pouvoir rend fou, détruit et il faut le tenir. En commençant par écarter ceux qui vous ont aidé à le conquérir. Pour celui qui gagne, l’ingratitude est une vertu. Ce Richard II, au-delà d’une magnifique mise en scène, invite à une méditation sérieuse sur «la triste histoire de la mort des rois ».

Christine Friedel

Jusqu’au 15 octobre, Théâtre Nanterre-Amandiers, avenue Pablo Picasso, Nanterre (Hauts-de-Seine). T. : 01 46 14 70 00. Navette depuis le RER Nanterre-Préfecture et retour.

 


Archive pour 29 septembre, 2022

Foire foraine d’art contemporain, direction artistique de José-Manuel Gonçalvès et Fabrice Bousteau

Foire foraine d’art contemporain, direction artistique de José-Manuel Gonçalvès et Fabrice Bousteau

Le Cent-Quatre à Paris (XIX ème) a été ouvert en 2008 sur l’immense site de l’ancien Service municipal des pompes funèbres, 104 rue d’Aubervilliers à Paris (XIX ème). Après un début plus que chaotique et une faible fréquentation, son nouveau directeur José-Manuel Gonçalvès et son équipe mettront  tout en œuvre pour en faire ,avec succès; un centre de loisirs pour les habitants de ce quartier pas bien riche… Et toute la journée des jeunes gens viennent danser, y répéter gratuitement. Ce lieu très vivant est aussi doté de plusieurs salles de spectacles et d’expositions, cafés, librairies…

Sur une surface importante du Cent-Quatre, cette Foire est une sorte de mariage entre l’art contemporain toutes tendances confondues avec la participation d’une trentaine d’artistes et la fête foraine inscrite il y a cinq ans à l’inventaire du patrimoine culturel immatériel français: type foire du Trône, des Tuileries aujourd’hui heureusement disparue, fête à Neu-Neu créée par décret de Napoléon en 1815. Devenue chère, assourdissante et vulgaire, elle a été déplacée aujourd’hui au bois de Boulogne grâce à madame Hidalgo, maire de Paris… Au Cent-Quatre, nous sommes conviés à une sorte de revisitation, à la fois intelligente et fine par une cinquantaine d’artistes internationaux, de ces attractions avec souvent des sensations fortes : chute sans danger mais éprouvante, train fantôme, jeux d’adresse, manège, palais des glaces, cabinets de curiosités ou d’illusions… Et il y a aussi un stand de Spaces Waffles, des gaufres imaginées par Invader, l’artiste  » street-art » de mosaïques sur les murs maintenant bien connues. Il a refait faire des plaques en forme de mosaïques pour cuire ces gaufres. Bonnes à croquer mais pas sûr que les visiteurs fassent le rapprochement… Dans le genre gustatif, Le Chocoleur  de Pierre de Mecquenem avec pêche à ligne: on plonge une gourmandise plongée dans une mare de chocolat chaud …

Cette foire foraine tient un peu d’une exposition mais c’est plutôt un ensemble ludique et les œuvres sont créées pour l’occasion ou non. Le public y accède soit gratuitement pour certaines, soit avec un ou deux- c’est selon- de la vingtaine de jetons roses compris dans le prix d’entrée. Et, à partir du 15 décembre, il y aura aussi des monographies d’artistes qui inventeront des aires de jeux à l’image de leur univers.

Nous n’avons pu tout voir (mieux vaut disposer de plusieurs heures) mais voici de quoi vous faire une idée : d’abord Casera de tiro/ Shooting Gallery ( 2004), un stand de tir classique mais revu et corrigé par Pilar Albarracin. Cette artiste espagnole tape, et dur! sur les stéréotypes sociaux et propose ici de viser de œuvres d’art entrées dans l’histoire de l’art…

Pas très loin, Pierre Ardouvin a conçu Les Quatre saisons ( 2010) un manège sans chevaux de bois qui tourne lentement et sans fin avec quatre canapés très moches et très fatigués. On peut s’y asseoir et être abreuvé de la célèbre musique qui a envahi les moments d’attente des répondeurs, ascenseurs, etc… Un mariage entre art conceptuel, musique devenue populaire, passé et présent…

Juste à côté, Un Moment de gloire de Serge Bloch, auteur et dessinateur. Il a imaginé un photomaton avec caméra enregistrant notre visage et le transformant à coups de crayon rapides et incisifs qu’on peut voir sur la vitre. A l’extérieur, un retour vidéo affiche le visage transformé des clients précédents… Crises de rires assurée, dit la note d’intention. Non, rien de très convaincant, mais c’est gratuit .

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Dans le très grand hall, trois Rocking chair ( 2009)  à bascule surdimensionnés en aluminium de Lillian Bourgeat,où on peut se balancer.Les enfants aiment bien. Grandiose, parait-il, non, cela n’a rien de grandiose mais c’est aussi gratuit et les enfants adorent. Un petit merci au passage au grand homme de théâtre et artiste polonais Tadeusz Kantor (1915-1990) et à sa chaise surdimensionnée en plein air mais aussi à son fauteuil d’arbitre de tennis dans un hahheping où il dirigeait les vagues de la mer!  Une merveilleuse photo qu’e nous avons retrouvée servant de pub sur une affiche d’une compagnie d’assurances: Nous vivons une époque moderne disait Philippe Meyer dnas sa chronique à France Inter. Et à la Broken Chair de plusieurs mètres de haut imaginée par Daniel Berset. Décidément, l’art contemporain n’en aura jamais fini avec les chaises, pas plus que le théâtre… comme dans la malheureuse mise en scène de La Cerisaie de Tchekhov par Tiago Rodrigues, avec ces dizaines de chaises dans la Cour d’ Honneur à Avignon…

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Bonne surprise dans un coin: la petite Caravane de l’art modeste d’Hervé di Rosa (1990) abrite une toute petite partie de l’immense collection-trésor du Musée de Sète consacré à un art très populaire. Ici, des héros en plastique et monstres de jeux pour enfants sont réunis par centaines dans quelques vitrines. Mais on peut aussi admirer derrières les fenêtres de la caravane des assiettes noires avec poissons ou amphores cassées aux couleurs flamboyantes. Ou le mauvais goût hissé au rang d’œuvre d’art absolu, entre culture populaire et réflexion sur l’art… Bien vu, José Manuel Gonçalvès..

 

©x vue du dispositif

©x vue du dispositif

Très impressionnant, Le Face au vide de Yoann Bourgeois que cet artiste bien connu (voir Le Théâtre du Blog) a créé pour cette Foire. Il s’agit d’une installation en quadrilatère pour quatre visiteurs maximum sur vingt minutes avec un escalier ne menant nulle part dans une ascension sécurisée mais apte à donner une beau vertige. Cerise sur le gâteau, des questions posées sur l’existence et arrivée en haut du parcours où on peut (ou pas) sauter dans le vide cinq mètres plus bas sur de gros matelas pour la réception mais quand même ! Et une caméra capte le visage de la victime potentielle. Mais bon, nous avons été gentiment interdit de séjour pour cause de sciatique, par le patron du Cent-Quatre  « Philippe, tu reviendras, quand tu seras vraiment en forme. » Et nous avons bien sûr obéi et nous vous en dirons plus, quand nous y retournerons. Ce parcours insolite est aussi interdit aux femmes enceintes, aux personnes fragiles, anxieuses, cardiaques, etc.

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Work n° 262 Half the air in a Given Space de Martin Creed. L’artiste conceptuel bien connu nous invite à pénétrer dans une grande pièce emplie aux deux tiers de milliers de ballons de baudruche verts. Une plongée ludique avec garanti sur facture, une impression de désorientation totale.

Dans le même genre, les installations labyrinthiques de Julio Le Parc, un des cofondateurs en 1961 du Centre de Recherche d’Art Visuel devenu GRAV avec Horacio Garcia Rossi, François Morellet, Francisco Sobrino, Joël Stein, Yvaral et Julio Le Parc qui s’est ensuite consacré à la peinture. Et à quatre-vingt douze ans, il était là le jour du vernissage.Chapeau!

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Imaginez des plaques au sol et qu plafond couvertes de lignes noires et blanches. Et suspendus de grands miroirs où le corps des visiteurs se confondent rappelant les palais des glaces des fêtes foraines. Perte de tout repère spatial garanti et expérience ludique garanties…

Côté jeu, le billard électrique Monsieur Ferraille ( 2003) de Winshluss, dessinateur de BD mais aussi musicien et réalisateur. En 2007, il avait reçu avec Mariane Satrapi le prix du Jury au festival de Cannes pour Persépoli. Il a érigé ce flipper en objet de collection. En parfait état, attention : on devient vite accro d’autant que les parties sont gratuites… Plus sophistiqué, le Benzaïomètre du fameux Groland, cette république avec à sa tête l’acteur Christophe Salengro, imaginée par l’équipe de Jules-Edouard Moustic qui permet au visiteur de tester sa puissance vocale. Et il y a un passe tête Jour de fête à Groland ( 2012) pour faire une photo-souvenir de son visage dans les fesses du président auto-proclamé de Gronland, ce merveilleux acteur malheureusement disparu Christophe Salengro…

Dans la même salle Déshabillage, habillage, rhabillage, libres et changeants ( 1977, 2016) d’Orlan. Cette artiste française, l’une des rares avec Annette Messager  à être bien connue à l’étranger a créé une installation composée de boîtes à double face avec photos de parties de son corps et système de rotation. On peut ainsi habiller ou déshabiller l’artiste. Bon, c’est drôle mais… aucun risque de s’attarder ! Comme à cette Roue des insultes (2010) de Pascale Marthine Tayou. En la faisant tourner, vous vous voyez attribuer une insulte en français mais aussi en turc ou en japonais. Bon…

Et -mais nous n’avons pas eu le temps de l’expérimenter- il y avait une queue d’une heure- un » train fantasmes » avec, entre autres, un sorte de fantôme conçu par Adel Abdessemed. Aanééen de Berlinde de Bruyckere a imaginé une grande sculpture faite d’ Et -mais nous n’avons pas eu le temps de l’expérimente: il y avait une queue d’une heure… Aanééen de Berlinde de Bruyckere a imaginé une sculpture faite de corps assemblés de deux chevaux sans yeux ni bouche. Il y a aussi le célèbre Chien andalou de Luis Bunuel (1928), un court-métrage muet mais sonorisé, scénario co-écrit avec Salvador Dali avec moments difficilement supportables… Bunuel, il y a presque un siècle avait visé juste avec ces images à l’horreur absolue… Et encore La huitième Griffe où plane une araignée géante que Virginie Tassef a créée pour cette foire. Et Abrakan 1 et Abrakan 2 créées par Peybak, des créatures monstrueuses qui respirent lentement..

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Enfin nous vous avons gardé pour la bonne bouche, la vedette de cette foire, un monumental trompe-l’œil de Leandro Erlich, un artiste argentin de quarante neuf ans,  qui attire la convoitise de tous les visiteurs. Imaginez un miroir de quelque 80 m2 incliné à quarante-cinq degrés et, au sol, la façade peinte hyperréaliste d’ un bel immeuble parisien début XIX ème siècle avec grande porte cochère, fenêtres, corniche comme on en voit dans les sixième ou septième arrondissements. On peut s’asseoir sur les balcons (en volume), s’accrocher à la corniche, passer d’un étage à l’autre. Ce beau dispositif fonctionne parfaitement. Il faut donner deux jetons mais c’est une expérience exceptionnelle n’exigeant aucune compétence. Plus loin que la fascination optique, cela va sans doute jusqu’à un état de trouble psychologique: où sommes nous ? Allongés par terre ou suspendus à une façade?

Voilà, c’est une belle exposition d’art contemporain-foire-spectacle très réussie… Quel nom lui donner? Des bémols. Oui, une entrée un peu chère sans doute : 15 € mais avec tarifs enfants et jeunes et qui exigerait sans doute une inscription préalable à l’entrée pour les attractions les plus demandées. Mais cette réconciliation foire populaire/ art contemporain avec nombre d’œuvres créées pour l’occasion est copieuse et possède la saveur des fêtes foraines d’autrefois. De quoi oublier un peu les malheurs du monde.

 Une belle ode au rire et à l’art contemporain  en même temps. Par les temps qui courent, ce n’est pas un luxe… José-Manuel Gonçalvès et Fabrice Bousteau ont réussi leur coup. Ouverture de nouvelles attractions le 17 décembre.

Philippe du Vignal

Jusqu’au 29 janvier, Le Cent-Quatre, 5 rue Curial, Paris (XIX ème). « Certaines œuvres peuvent heurter la sensibilité des plus jeunes ».

*Le Grand livre du musée international des Arts modestes d’Hervé di Rosa a été publié à l’occasion des vingt ans du musée à Sète. Il comprend l’histoire du MIAM, au travers des expositions et collections et une interrogation sur ses perspectives. Il comporte aussi la reproduction d’œuvres des trente créateurs qui ont accompagné cette aventure. 400 pages, 40 €.

 

Donnez-moi une raison de vous croire, texte et dramaturgie de Marion Stenton, mise en scène de Mathieu Bauer

Donnez-moi une raison de vous croire, texte et dramaturgie de Marion Stenton, mise en scène de Mathieu Bauer

Au départ, le metteur en scène et Marion Stenton avaient choisi d’adapter Welfare, un documentaire sur un bureau d’aide sociale à New York de Frederick Wiseman (1975). Ils n’en ont pas obtenu les droits mais le sujet continuait à travailler dans leur tête.  Marion Stenton est arrivée avec un texte déjà bien avancé. Tope là, elle a écrit cette pièce sur les demandeurs d’aide et les employés chargés de leur répondre (plus ou moins…), échafaudée sur une très large et vivante documentation, pour le groupe 46 de l’école du Théâtre National de Strasbourg.

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Ce ne sera pas le spectacle de sortie mais d’entrée dans la vie professionnelle. En juin dernier, au Théâtre Public de Montreuil, la première série de représentations avait été interrompue par un incident technique: dur apprentissage. Aujourd’hui, Donnez-moi une raison de vous croire reprend vie à au T.N.S.: bonne maison et bonne école. Aucun des métiers du théâtre n’y est laissé en friche.
Et tous les élèves connaissent et fréquentent le métier de chacun:  de la dramaturgie, à la réalisation des décors et costumes, du jeu, bien sûr, à la régie. Le théâtre y est une fois pour toutes affaire d’engagement personnel et collectif total.

Marion Stenton s’était déjà frottée à l’expérience de l’écriture confrontée au collectif, avec Colosse monté par Antoine Hespel, élève-metteur en scène du même groupe. Jouée pendant le confinement pour un public restreint (voir Le Théâtre du blog), son œuvre parle de la ville, des choses réelles importantes de la vraie vie mais Donnez-moi une raison de vous croire va plus loin. Avec un titre fait écho à la trop fameuse phrase imposée aux demandeurs d’asile : il faut prouver que vous venez bien d’un pays en guerre, que votre vie est menacée, que vous êtes un “vrai“ réfugié. Ce qui place le demandeur dans une situation kafkaïenne : un récit trop bien organisé, avec l’aide d’une association solidaire, risque d’être stéréotypé et donc peu crédible… Et un récit confus, lacunaire, parce que vous ne parlez pas la langue, que vous ne savez pas donner les détails décisifs, également.

Marion Stenton a relevé le défi en partant de l’Amérique (ou Le Disparu), premier roman, inachevé, de Franz Kafka, et plus exactement de l’épisode qui confronte Karl -tous les Karl, anonymes- du Grand Théâtre d’Oklahoma, où l’homme -sandwich proclame :  » Rêvez-vous de devenir artiste ? Notre théâtre emploie tout le monde et met chacun à sa place. »
.Ici commencent les tribulations des «demandeurs»: quelle place, et pour qui ? C’est l’enjeu de la pièce. Et les jeunes comédiens pour leur premier spectacle professionnel, jouent ici leur propre situation au présent mais construite, mise à distance par le théâtre lui-même, burlesque, tragique, étrange. La mise en scène musicale de Mathieu Bauer joue au ping-pong selon son expression, avec le texte, lui-même rythmé, serré, vif et qui ne se prive pas de sa propre musicalité, y compris en anglais, l’autre langue de Marion Stenton (autrice d’un mémoire sur le polylinguisme au théâtre ) et celle de ces Etats-Unis qui continuent à faire rêver.

De sa batterie, le metteur en scène et musicien relance, précède ou suit les jeunes comédiens, leur impose élan et rigueur, entre solos et choralité, les soutient avec amour, n’ayons pas peur du mot. Comme pour son orchestre de Montreuil, Mathieu Bauer a fait appel à tous les talents présents, embauchant les propres régisseurs du spectacle qui jouent d’un instrument, ne craignant pas de se compliquer la tâche pour que la troupe gagne en cohésion et en solidarité. C’est fort,  joyeux et tient le rythme et la structure de la pièce faite de vagues successives se heurtant à un rocher, l’assaut répété des demandeurs d’aides, des administrés dociles et inquiets pour leur dossier, des candidats acteurs : -«Que savez-vous faire ? -Me tenir debout. -Alors vous serez acteur. ». Mais ils peuvent se retrouver portiers, contre les remparts mous et les labyrinthes fuyants de l’administration.

Ici pas de personnages mais des situations semblables : quêtes sans fin ni réponse, papiers perdus, enfouis on ne sait où, tentatives pour exister face à une administration qui se dérobe en envoyant en première ligne des employés aussi perdus, anéantis que les «usagers».Les jeunes comédiens habitent ces figures avec énergie, humour et sang-froid: « Celle qui accueille », est aussi « Celle qui voudrait être chanteuse » (petite allusion à Joséphine la cantatrice, une autre nouvelle de Kafka). Elle reçoit magistralement les spectateurs entrant dans la salle, semblant improviser avec les mots mêmes du texte. Et « Celui qui savait tout jouer »,  devient, à force de se heurter aux refus « L’Acteur suicidaire », ou « Celui qui a perdu son manteau ».

L’angoisse, l’attente, l’espoir sans réponse et l’obstination sans espoir font vibrer le plateau, secoué par des vagues de tristesse et d’humour. L’énergie partagée des comédiens et des musiciens, forme comme un organisme vivant… Seule réponse inattendue et concrète et finalement revigorante aux angoisses du monde tel qu’il est.Et la scénographie fonctionne parfaitement, dans ses intentions comme dans sa réalisation. Un chose à ne pas oublier pour les futures compagnies : le théâtre est un art multiple et matériel et ces jeunes artistes chantent aussi très bien, en chœur et en solo (surtout les filles).

Mathieu Bauer et Sylvian Cartigny préparent un nouveau spectacle en musique avec Marion Stenton. On patientera en allant voir Donnez moi une raison de vous croire. Un spectacle important pour les élèves du groupe 46 : il met la barre très haut pour leur carrière et pour le public, parce qu’il s’en prend, avec tous les moyens du théâtre, à la vraie vie.

Christine Friedel

Jusqu’au 1er octobre, Théâtre National de Strasbourg. T. : 03 38 24 88 00.

 

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