Donnez-moi une raison de vous croire, texte et dramaturgie de Marion Stenton, mise en scène de Mathieu Bauer
Donnez-moi une raison de vous croire, texte et dramaturgie de Marion Stenton, mise en scène de Mathieu Bauer
Au départ, le metteur en scène et Marion Stenton avaient choisi d’adapter Welfare, un documentaire sur un bureau d’aide sociale à New York de Frederick Wiseman (1975). Ils n’en ont pas obtenu les droits mais le sujet continuait à travailler dans leur tête. Marion Stenton est arrivée avec un texte déjà bien avancé. Tope là, elle a écrit cette pièce sur les demandeurs d’aide et les employés chargés de leur répondre (plus ou moins…), échafaudée sur une très large et vivante documentation, pour le groupe 46 de l’école du Théâtre National de Strasbourg.
Ce ne sera pas le spectacle de sortie mais d’entrée dans la vie professionnelle. En juin dernier, au Théâtre Public de Montreuil, la première série de représentations avait été interrompue par un incident technique: dur apprentissage. Aujourd’hui, Donnez-moi une raison de vous croire reprend vie à au T.N.S.: bonne maison et bonne école. Aucun des métiers du théâtre n’y est laissé en friche.
Et tous les élèves connaissent et fréquentent le métier de chacun: de la dramaturgie, à la réalisation des décors et costumes, du jeu, bien sûr, à la régie. Le théâtre y est une fois pour toutes affaire d’engagement personnel et collectif total.
Marion Stenton s’était déjà frottée à l’expérience de l’écriture confrontée au collectif, avec Colosse monté par Antoine Hespel, élève-metteur en scène du même groupe. Jouée pendant le confinement pour un public restreint (voir Le Théâtre du blog), son œuvre parle de la ville, des choses réelles importantes de la vraie vie mais Donnez-moi une raison de vous croire va plus loin. Avec un titre fait écho à la trop fameuse phrase imposée aux demandeurs d’asile : il faut prouver que vous venez bien d’un pays en guerre, que votre vie est menacée, que vous êtes un “vrai“ réfugié. Ce qui place le demandeur dans une situation kafkaïenne : un récit trop bien organisé, avec l’aide d’une association solidaire, risque d’être stéréotypé et donc peu crédible… Et un récit confus, lacunaire, parce que vous ne parlez pas la langue, que vous ne savez pas donner les détails décisifs, également.
Marion Stenton a relevé le défi en partant de l’Amérique (ou Le Disparu), premier roman, inachevé, de Franz Kafka, et plus exactement de l’épisode qui confronte Karl -tous les Karl, anonymes- du Grand Théâtre d’Oklahoma, où l’homme -sandwich proclame : » Rêvez-vous de devenir artiste ? Notre théâtre emploie tout le monde et met chacun à sa place. »
.Ici commencent les tribulations des «demandeurs»: quelle place, et pour qui ? C’est l’enjeu de la pièce. Et les jeunes comédiens pour leur premier spectacle professionnel, jouent ici leur propre situation au présent mais construite, mise à distance par le théâtre lui-même, burlesque, tragique, étrange. La mise en scène musicale de Mathieu Bauer joue au ping-pong selon son expression, avec le texte, lui-même rythmé, serré, vif et qui ne se prive pas de sa propre musicalité, y compris en anglais, l’autre langue de Marion Stenton (autrice d’un mémoire sur le polylinguisme au théâtre ) et celle de ces Etats-Unis qui continuent à faire rêver.
De sa batterie, le metteur en scène et musicien relance, précède ou suit les jeunes comédiens, leur impose élan et rigueur, entre solos et choralité, les soutient avec amour, n’ayons pas peur du mot. Comme pour son orchestre de Montreuil, Mathieu Bauer a fait appel à tous les talents présents, embauchant les propres régisseurs du spectacle qui jouent d’un instrument, ne craignant pas de se compliquer la tâche pour que la troupe gagne en cohésion et en solidarité. C’est fort, joyeux et tient le rythme et la structure de la pièce faite de vagues successives se heurtant à un rocher, l’assaut répété des demandeurs d’aides, des administrés dociles et inquiets pour leur dossier, des candidats acteurs : -«Que savez-vous faire ? -Me tenir debout. -Alors vous serez acteur. ». Mais ils peuvent se retrouver portiers, contre les remparts mous et les labyrinthes fuyants de l’administration.
Ici pas de personnages mais des situations semblables : quêtes sans fin ni réponse, papiers perdus, enfouis on ne sait où, tentatives pour exister face à une administration qui se dérobe en envoyant en première ligne des employés aussi perdus, anéantis que les «usagers».Les jeunes comédiens habitent ces figures avec énergie, humour et sang-froid: « Celle qui accueille », est aussi « Celle qui voudrait être chanteuse » (petite allusion à Joséphine la cantatrice, une autre nouvelle de Kafka). Elle reçoit magistralement les spectateurs entrant dans la salle, semblant improviser avec les mots mêmes du texte. Et « Celui qui savait tout jouer », devient, à force de se heurter aux refus « L’Acteur suicidaire », ou « Celui qui a perdu son manteau ».
L’angoisse, l’attente, l’espoir sans réponse et l’obstination sans espoir font vibrer le plateau, secoué par des vagues de tristesse et d’humour. L’énergie partagée des comédiens et des musiciens, forme comme un organisme vivant… Seule réponse inattendue et concrète et finalement revigorante aux angoisses du monde tel qu’il est.Et la scénographie fonctionne parfaitement, dans ses intentions comme dans sa réalisation. Un chose à ne pas oublier pour les futures compagnies : le théâtre est un art multiple et matériel et ces jeunes artistes chantent aussi très bien, en chœur et en solo (surtout les filles).
Mathieu Bauer et Sylvian Cartigny préparent un nouveau spectacle en musique avec Marion Stenton. On patientera en allant voir Donnez moi une raison de vous croire. Un spectacle important pour les élèves du groupe 46 : il met la barre très haut pour leur carrière et pour le public, parce qu’il s’en prend, avec tous les moyens du théâtre, à la vraie vie.
Christine Friedel
Jusqu’au 1er octobre, Théâtre National de Strasbourg. T. : 03 38 24 88 00.