La Taïga court de Sonia Chambrietto, mises en scènes d’Antoine Hespel, Timothée Israël (Groupe 46), Ivan Màrquez, Mathilde Waeber (Groupe 47)

La Taïga court, texte de Sonia Chambrietto, mises en scènes d’Antoine Hespel, Ivan Màrquez, Timothée Israël,  Mathilde Waeber

Soit le même texte, à l’origine commandé pour Sfumato par le chorégraphe Rachid Ouramdane, actuel directeur de Chaillot-Théâtre national de la Danse. Soit un collage de récits, constats, moments de pure poésie, témoignages soi-disant recueillis en Chine  d’éco-réfugiés, réfugiés climatiques introuvables. Avec parfois des modifications faites par quatre jeunes metteurs en scène, et joués en quatre lieux et scénographies différentes, avec les quarante-huit élèves, toutes disciplines confondues, des groupes 46 et 47 de l’École du Théâtre National de Strasbourg  qui a pour directrice des études, Dominique Lecoyer.

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Une «commande»  de Stanislas Nordey  encore aux manettes du T.N.S pour quelques semaines jusqu’à la nomination de celle ou de celui qui lui succèdera.Un exercice pédagogique de haut vol, puisque ces jeunes metteurs en scène ont été priés de se confronter à un texte difficile et d’en imaginer entièrement une réalisation avec leur camarades scénographes, acteurs, costumiers, éclairagistes sous la houlette de Pier Lamandé.Depuis quelques années, ce « devoir sur table  » c’est à dire sur un vrai plateau et avec de remarquables conditions techniques, devant les camarades et amis du T.N.S. mais quand même un vrai public…

Les textes de l’autrice portent sur les grands problèmes de société avec à l’appui, des témoignages et documents d’archives. Une écriture poétique où elle s’interroge et nous interroge sur ce que peut être l’oppression, le pouvoir et l’autorité quand femmes et hommes la subissent.  Elle recueille sous forme audio ou vidéo les témoignages de fuites, traversées européennes et passages aux frontières. Et a écrit entre autres  CHTO12 Sœurs slovaques, Mon Képi blanc et en 2008, un texte pour La Guerre au quotidien, une création numérique du metteur en scène berlinois Rolf Kasteleiner. Sonia Chambrietto a aussi conçu le texte de Traversée  pour la chorégraphe Kitsou Dubois, Et un assez décevant Gratte-ciel qui avait servi de rampe de lancement à une promotion de l’E.S.A.D. à Paris, mise en scène de Pascal Kirsch ( voir Le Théâtre du Blog)

Ici, avec ce texte poétique souvent difficile d’approche, elle pointe la question du changement climatique et veut dire toute l’urgence qu’il y a d’une véritable prise de conscience. Cela va en effet du coton-tiges à oreilles que vous tend votre dentiste pour taper trois secondes les quatre chiffres de votre code bancaire, histoire de ne pas polluer son cabinet de bactéries, jusqu’aux grandes serviettes en papier des restaurants ou les inutiles tickets de caisse. Soit des tonnes de papier et d’encre chaque jour dépensées. Le Macron, pratiquant le ski nautique, peut toujours se moquer des Amish !

Ici, c’est une véritable machine qui est mise en place avec les élèves des groupes 46 et 47 de l’École du T.N.S. toutes disciplines confondues : mise en scène, jeu, dramaturgie, scénographie, costumes, régie. Décors et costumes ont été réalisés par les ateliers du Théâtre et tous les services ( techniques, communication, presse…) ont travaillé aux côtés des élèves. «Sonia Chambrietto, dit Frédéric Vossier, conseiller artistique et responsable de la formation: Dramaturgie, part de la parole de l’autre, sous la forme de témoignage. » (…) «À cette parole s’ajoute une pluralité de matériaux textuels aux statuts très différents (lettre, document administratif, archives, slogan, citation, etc.) : elle aime incorporer des formes de ready-made textuels qui viennent s’imbriquer dans l’oralité du récit-témoin.  (…) Le geste de son poème se veut anti-lyrique et sa source d’inspiration est l’objectivisme américain (Charles Reznikoff, Louis Zukofsky, pour exemples), écriture qui s’évertue à effacer toute trace de subjectivité émotionnelle. » 

En quelques semaines, les apprentis-metteurs en scène ont du alors mettre en phase ce texte poétique qui se veut aussi fondamentalement politique et où leurs jeunes acteurs sont ici des récitants. Reste à savoir si La Taïga court, qui se veut «avertisseur d’incendie» selon l’expression de Walter Benjamin citée par Frédéric Vossier, peut vraiment réveiller les consciences. Depuis quelques semaines, des groupes Just Stop Oil infligent  en Angleterre des jets de soupe à des tableaux célèbres. Efficace? En tout cas,  pas nouveau, des suffragettes au début du XXème siècle s’en étaient prises à des œuvres d’art pour obtenir le droit de vote des femmes.  Mais pourquoi ne pas imaginer aussi des actions dans les rues ?

Première cérémonie, mise en scène d’Antoine Hespel

Le public, assis sur des chaises mais aussi et surtout dans des canapés où il est « en position d’Occidental contemplant les événements dans son confort intérieur que nous allons bouleverser».  Très proche, à la même hauteur, puisqu’il n’y a pas de scène, une paroi en treillis métallique de 4 m de hauteur sur sur 9 m d’ouverture, où on peut voir selon l’éclairage- par derrière une salle de bains ou un salon avec quelques meubles années cinquante. Il s’agit bien alors d’un autre monde, une frontière séparant deux conceptions sociétales. Pas mal vu.. avec un défilé caricatural de mannequins ridicules.

© J.L. Fernandez

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Puis, comme grâce à un tour de passe-passe, les petits meubles d’appoint comme les gros canapés à roulettes seront poussés par les jeunes acteurs qui,derrière cette paroi, s’y installeront confortablement en nous regardant avec un certain cynisme. Situation inversée: le public lui est donc comme toléré à les écouter debout. « A travers la mise en scène de tableaux successifs, nous mettrons en place un grand miroir où se regardera le public. »(… ) « Ce que nous voulons interroger plus que tout ; ce sont nos regards à nous, observants occidentaux. Un travail très soigné, joué par six acteurs qui font le boulot dans une scénographie bien conçue par Valentine Lè mais qui n’est pas vraiment convaincant, même s’il y a un bon rythme. Comme si Antoine Hespel avait trop collé au texte. Mais il sait sans aucun doute créer de belles images, pas loin de Bob Wilson. Une maîtresse de cérémonie en tailleur-pantalon à paillettes dont les reflets de lumière blanche s’éparpillent sur la paroi. Et un gros «ours blanc milicien» avec une kalachnikov dans ses pattes avant. De bons costumes bien réalisés signés Clara Hubert…

Anti-atlas,  mise en scène d’Ivan Màrquez A l’extrême de la Chine/ Un morceau de montagne avec une grosse portion bouffée/Et des autoroutes partout des ponts/Toutes ces énormes montagnes/Des ponts et des autoroutes et des usines ça avance/Tu vois juste des parties de montagne qui ont été bouffées par le progrès/ disparues… En quatre vingt minutes, un narrateur avec Lee qui le guide en Chine, filme et interviewe des réfugiés… Mais la police est là et chacun vit sous la domination du grand Etat big Brother qui commande tout :«  Les anciennes routes, c’est nous qui les construisions on n’était pas payé. On était «ordonnés» de le faire !… Aujourd’hui, quand le grand Etat construit une rue, une route, une autoroute, le grand Etat paye des travailleurs qui viennent des villes. »

© J.L. Fernandez

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Un travail de soixante-quinze minutes inégal. Chez cet ex-étudiant en urbanisme, une histoire-cartographie de paysages dans une scénographie en tubes métalliques pour échafaudages. Où sont installées en hauteur les régies; les acteurs se filment souvent et leurs images sont projetées sur plusieurs petits ou grands écrans. Il y aussi dans un coin, un gros tas de liège concassé que les acteurs vers la fin, répandront sur le sol avec de grands balais. Une très belle image (pas très neuve) mais dont on ne se lasse jamais. La mise en scène soignée, voire assez appliquée, n’évite pas les poncifs de la scène contemporaine: abus du micro HF,  images sur écran et  en gros plan du visage des acteurs, musique électronique à tout va… et toiles plastiques comme écrans. Les acteurs avec des rubans adhésifs vert, rouge ou bleu marquent le sol, comme pour échapper au temps. Des cintres, et pour quelques secondes seulement, descendent puis remontent, aussi sec, des écrans ou des projecteurs. Les jeunes acteurs, avec micros HF et caméra à la main ou sur pied, filment leurs visages retransmis en gros plan sur des bâches plastiques… Toute cette technologie serait-elle mise en abyme pour nous montrer toute l’absurdité du monde actuel, où le moindre « progrès» passe inexorablement par un certain pillage de la planète…

Ici malgré la volonté affichée de l’Ecole d’être éco-responsable, les élèves utilisent donc à tout va, énergie, instruments électroniques bourrés de métaux rares extraits en Afrique. Est-il besoin pour « faire théâtre » de tout cet arsenal c’est aussi une question à se poser dans une école. Par les temps actuels, personne n’y échappera… Et dans le texte de la pièce distribué, il y a souvent quelques mots ou un tout petit graphisme sur une page entièrement blanche. Cherchez l’erreur… et la pollution ! Stanislas Nordey n’a pu veiller à tout mais il y a une évidente contradiction et là, pédagogiquement parlant, quelque chose à revoir d’urgence. Il n’y a pas de petites économies d’énergie et à Strasbourg, à vingt-trois heures, il n’y a plus aucune vitrine éclairée. A Paris, on tolère encore les chauffages électriques sur les terrasses ouvertes des cafés!

Bleu béton, mise en scène de Timothée Israël

© J.L. Fernandez

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Sans aucun doute possible, le plus abouti des trois travaux que nous avons pu voir et servi par une remarquable scénographie de Dimitri Lenin. Soit au centre du grand espace de la halle Gruber, un praticable carré couvert de béton bleu pâle surmonté d’un coffrage. Dans une lumière sépulcrale, très angoissante dans la lignée des meilleurs spectacles de Claude Régy. «En évitant la gravité et le cauchemar, dit le metteur en scène, mon parti-pris est de faire léviter le texte dans un espace qui puisse continuellement remettre en jeu la perception du spectateur. » Pari gagné : Timothée Israël a bien vu qu’il fallait concentrer le meilleur de ce texte souvent bavard et a réussi en cinquante minutes, avec ce paysage minimal en trois tableaux, à parler d’aberrations entraînant la pollution et le réchauffement climatique. Quand, entre autres, il voit à Ivry-sur-Seine donc tout près de Paris, la fumée blanche chargée… de dioxines s’échappant d’une cheminée du plus grand incinérateur d’Europe où brûlent les déchets de quatorze communes!

Les quatre acteurs, dont certains ont parfois une diction limite, sont pourtant bien dirigés par Timothée Israël. D’abord en costume de ville puis en ciré pour affronter la neige fine qui tombe des cintres au-dessus du praticable. Ombres parmi les ombres, souvent à peine visibles sur le plateau ou à ses abords, Jade Emmanuel, Thomas Stachorsky, Manon Xardel et Timothée Israël lui-même maîtrisent parfaitement le sens du texte. Et, à l’inverse de ses camarades, le metteur en scène s’est refusé à toute illustration pour dire le cauchemar prévisible que connait déjà l’Occident et fondé sur une industrialisation massive. Et il a eu grandement raison. Sur une forte musique répétitive électronique vrombissante mais assez réussie, à la fin dans un lourd nuage de fumée, le coffrage descend lentement et finit par couvrir le plateau. Comment mieux dire l’irréversible et la catastrophe menaçante? Les fameux cavaliers et les sept trompettes des sept anges de l’Apocalypse ne sont pas loin et les humains tout près d’être écrasés par des forces qu’ils ont eux-même créées et qu’il ne peuvent plus contrôler. Le public l’a très bien ressenti et a chaleureusement applaudi ce travail d’une exceptionnelle exigence théâtrale et dramaturgique et dont la scénographie est  irréprochable. Il faudra suivre attentivement le parcours de Timothée Israël.

Image(s) de Terre, mise en scène de Mathilde Waeber

Un travail dont nous n’avons pu voir que la seule et belle scénographie  de Constant Chiassai-Poli. Déjà en soi, une œuvre à part entière qui fait penser celle qu’Anne et Patrick Poirier -un couple issu de l’école des Arts Déco à Paris, tout à la fois artistes-archéologues et architectes mais aussi sculpteurs- qu’ils avaient conçu avec talent dans les années soixante-dix.

 

© J.L. Fernandez

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Imaginez une scénographie quadri-frontale avec un grand plateau grande scène-coffre rectangulaire à un m de hauteur environ. Un sol ocre avec des édifices en briques mais en ruine. Et de la terre à modeler le tout surmontés par un mobile en bandes en métalliques où jouera la lumière. Avec, par moments, un rideau de pluie fine. Inspirée, dit Mathilde Waeber, par le  Giant’s Causeway, une architecture naturelle en Irlande. «Pour cette création, je souhaitais un espace permettant une expérience qui ne soit pas théâtrale, mais performative. »  Une pièce sans doute plus proche des arts plastiques -un dénominateur commun aux travaux que nous avons vus- mais ici en une heure quarante cinq quand même, donc plutôt à la dimension d’un spectacle. Les quatre acteurs, si on a bien compris, étant plus ici les messagers d’une parole dans une architecture post-apocalyptique. A suivre. 

Cette « aventure bien singulière»,  comme dit Stanislas Nordey, fait suite à celles réalisées avec Disparitions de Christophe Pellet en 2019, et avant en 2015, avec Trust de Falk Richter. Et c’est, comme récemment au Théâtre des Amandiers à Nanterre, la possibilité de voir -réussis ou pas, là n’est pas la question- des travaux mobilisant avec une grande efficacité l’énergie de toute une équipe.  Mais aussi une bonne occasion d’apercevoir les directions que pourra prendra le théâtre en France… ici comme ailleurs, souvent influencé par les arts plastiques contemporains. Merci à Anita Le Van, Suzy Boulmedais, Margaux Dulongcourty.

Philippe du Vignal

Travaux présentés du 5 au 9 novembre, au Théâtre National de Strasbourg, Hall Hubert Gignoux et Jeanne Laurent et à l’Espace Gruber, Halle et Studio Jean-Pierre Vincent. T. : 03 88 24 88 00.

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Archive pour 10 novembre, 2022

The Silence, texte (traduction d’Anne Monfort) et mise en scène de Falk Richter

The Silence, texte (traduction d’Anne Monfort) et mise en scène de Falk Richter

 « Dans notre famille, on n’a jamais parlé de… ». C’est l’histoire, répétée, de la famille petite-bourgeoise européenne, peut-être aujourd’hui encore, dans une société où mœurs et parole se seraient libérés, si ce n’était en retour un coup de fouet pour maintenir bien solides, les non-dits des pouvoirs. « Se taire, dit Falk Richter, profite souvent au maintien des structures de pouvoir injustes et corrompues. » Les violences intrafamiliales, comme on dit pudiquement pour parler des coups, vont de l’enfant enfermé dans le noir absolu et terrorisé, ou bien jeté contre un mur, ont lieu en silence. Le père frappe mais la mère et la sœur, témoins muets, voient tout et ne diront rien.
Et plus tard, cela continue à l’extérieur quand des voyous, pas très au clair avec leur propre sexualité tabassent un “pédé“ devant un restaurant. Silence du personnel et des clients attendant que la “bagarre“ se termine et qui néglige d’appeler la police.
L’auteur le rappelle : dans le monde du patriarcat, le « droit à l’intégrité physique » n’est garanti ni aux femmes, ni aux homosexuels et ni à ceux qui ne sont pas hétéro-normés.

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Les deux premiers tiers de The Silence constituent une magnifique spirale qui revient à chaque tour sur les silences qui ont construit la jeunesse du narrateur : le châtiment violent mais aussi l’émerveillement comme dans The Silence, d’une rencontre amoureuse entre deux garçons.
Il s’agit bien de la spirale de la violence  continuant de génération en génération. Le père, détruit par la guerre parce qu’il a tué lui-même et qu’il a vu les corps de ses camarades voler en éclats… La mère détruite, parce qu’on ne lui a jamais appris à être femme, à faire l’amour et à aimer autrement que soumise à un homme, et dans l’oubli d’elle- même.
Sans oublier la violence sociale, étroitement imbriquée dans la violence familiale. Et Falk Richter se réfère à des auteurs comme Didier Éribon, Edouard Louis, Virginie Despentes qui travaillent sur cette plaie.

Ni plainte ni colère, du moins en apparence :Falk Richter donne une ample respiration à ce qui n’est plus le souvenir brut, mais pas encore une fiction. Il a voulu «écrire sur un mode autobiographique sans rien poétiser», «avec le plus de précision et d’honnêteté possible» et «préfère au vrai Falk Richter, le personnage fictionnel de Falk que va jouer Stanislas Nordey. »
Le comédien, parfait pour ce texte, s’en empare avec appétit et l’humour qu’il faut, par exemple pour les scènes au téléphone -justement plutôt “téléphonées“- et qui fonctionnent d’autant mieux. Sa longue amitié avec Falk Richter et un travail partagé entre autres , dans Je suis Fassbinder (2016) lui donnent ici toute liberté d’apporter sa part, généreuse, à l’invention en direct de la fiction.
À lui, sur scène, de faire craquer les silences, y compris avec cette arme familiale et sociale qui consiste à faire un fantôme, d’une personne, comme si elle n’existait pas. Il faut en effet « silencer » ce fils dangereux qui ose écrire et peut donc trahir, c’est à dire révéler des secrets, dont celui de sa propre homosexualité et briser le silence de l’ordre établi.

À la veille de créer ce spectacle, Falk Richter a enregistré sa mère, l’a questionnée sur sa vie à elle, et sur son enfance à lui. Nous entendons ici le poids des non-dits, en un dialogue affectueux qui dérape parfois jusqu’au déni : non, ce n’était pas ça du tout, non, je ne me souviens plus…. Ce ne sont pas des mensonges, mais la couverture d’une conviction : elle et son mari ont exercé cette violence sur l’enfant « pour son bien ». L’auteur a intelligemment recadré ce document vécu dans la fiction et en a fait une source, non un témoignage avec un impossible procès de la famille.

Dans la dernière partie, l’écriture perd de sa fermeté. Les personnages introduitscomme l’agent artistique, le compagnon de Richter-Nordey de fiction, apportent un cadre social un peu satirique qui a son intérêt et cela affaiblit la structure de la fiction. Mais le spectacle lui-même n’y perd rien d’essentiel : sa qualité d’enfance et le décor lui-même qui a quelque chose d’enfantin : la maison des parents comme un jeu de cubes, avec un mur qui parle -les vidéos de l’entretien avec la mère y sont projetées -, un jardin en laine défrisée où le héros (ni l’auteur ni le comédien ou les deux) vient planter sa tente d’enfant.  Dans un coin, le bureau de l’auteur tel qu’on le représente dans les bandes dessinées classiques : piles de papier, corbeille débordant de brouillons froissés, tas de livres écroulées… Et on entend aussi , après la mort d’un père qui, jusqu’à bout, n’a pas « parlé », ni jamais fait craquer sa carapace, la libération des fantasmes meurtriers de l’enfant. « L’écriture théâtrale est un espace qui me permet de comprendre ma famille mais aussi d’y échapper. »

Elle donne à l’auteur la possibilité de désapprendre et défaire la maison où on a été formaté. C.Q.F.D. : elle est seulement un jeu de cubes et l’enfance sauve l’enfance. Sans doute importe à Falk Richter l’inquiétude pour l’avenir, pour une Nature fragile et sensible dont les humains font partie, dite avec la vitalité et la fraternité de Stanislas Nordey. Et nous sortons du spectacle dans une sorte de bonheur : ce qui est paradoxal, quand on pense à la dureté du thème ici traité.

Christine Friedel

Jusqu’au 6 novembre, MC 93 de Bobigny (Seine-Saint-Denis). T. : 01 41 60 72 72.

Le spectacle a été créé au Théâtre National de Strasbourg le 1er octobre et le n° 5 de la revue Parages, éditée par le T.N.S., est consacré à Falk Richter.

 

 

 

Tombeau pour Palerme, texte de Laurent Gaudé, mise en scène de Thomas Bellorini

Tombeau pour Palerme, texte de Laurent Gaudé, mise en scène de Thomas Bellorini

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Le 23 mai 1992, six-cents kilos d’explosifs creusent un cratère de dix mètres dans l’autoroute entre l’aéroport Punta Raisi et Palerme. Cinq personnes sont tuées : le juge Giovanni Falcone qui était visé, son épouse Francesca Morvillo et trois de ses gardes du corps : Vito Schifani, Rocco Dilillo et Antonio Montinaro.
Un attentat signé Cosa nostra, autrement dit : la mafia. Inutile de citer les noms des tueurs. Le juge Falcone était en train de mettre sur pied une brigade anti-mafia efficace, malgré le manque de moyens de la justice italienne et une politique paresseuse, voire corrompue, face à l’argent inépuisable de la « familia ». Deux mois plus tard, la voiture du juge Paolo Borsellino, ami et coéquipier du juge Falcone, explosait dans une rue de Palerme, alors qu’il venait de rendre visite à a mère.

L’auteur a reçu le Goncourt des lycéens pour La Mort du roi Tsongor en 2002 et deux ans plus tard, le Goncourt pour Le Soleil des Scorta. Il écrit d’abord pour le théâtre (dix-sept pièces dont Onysos le Furieux, Médée Kali…), dans une langue directe et forte, inspirée par la tragédie et la Méditerranée: inséparables.
Dans une nouvelle, Tombeau pour Palerme, il invente une temporalité propre au théâtre, celui qui a la parole, étant à la fois dans le passé, le récit, le futur -en réalité déjà passé- de la prophétie et le présent de la scène… Il imagine la lettre qu’aurait pu écrire Borsellino à son ami. L’un des deux a été tué, l’autre doit mourir, il le sait et raconte sa mort prochaine inscrite dans une lignée d’attentats.
Mais il se sera offert au moins un grand moment de liberté : faire ce qui lui est interdit, ce qui leur était interdit : sortir seul à pied dans la foule, sentir palpiter la ville indifférente sans garde du corps et sans voiture inutilement blindée. Avec tendresse, lucidité et grain d’ironie dans la tristesse, il raconte, par exemple, comment les étudiants à qui il venait de parler, se sont tous levés à sa sortie, en hommage à un déjà mort mais encore debout devant eux, qui s’en va.

Thomas Bellorini, musicien, a fait de cette nouvelle, un «tombeau», genre musical en vogue pendant la période baroque. Il s’agit généralement d’une pièce monumentale, au rythme lent et de caractère méditatif, avec parfois une fantaisie et une audace harmonique ou rythmique. Au violoncelle, Johanne Mathaly ouvre le premier récit, celui de la mort du juge Falcone et de son escorte.
Un récit d’abord en voix off, évoquant grâce aux pièces choisies l’architecture baroque de Palerme. Mais les distorsions lui permettent de superposer les mesures, de les faire grincer façon contemporaine. L’ouverture musicale prend son temps, le temps juste d’instaurer ce thrène sans tristesse, prologue de cette tragédie. Ensuite, le comédien s’avance et la parole s’impose dans ce dialogue musical.

François Pérache donne une image simple, presque ordinaire, du juge Borsellino accompagnant la mort de son  frère jumeau dans la mélancolie discrète de la sienne si proche, un monsieur tout le monde, avec demi-sourire et regard voilé. Le violoncelle, ici, donne la vibration des émotions et fait grandir ces héros au quotidien terrible, la recherche acharnée de la justice que seuls ses ennemis rendent spectaculaire. Il fait aussi sonner l’amour de cette ville qui a animé ces juges : Palerme ne doit appartenir ni aux assassins ni aux corrompus… Palerme appartient à la vie et à la beauté.

La musique peut-elle parler politique?  Pour Thomas Bellorini, oui. Il l’avait déjà montré avec Femme non rééducable de Stefano Massini, au Cent-Quatre où il est artiste associé, une pièce sur l’assassinat le 7 octobre 2006 de la journaliste d’investigation Anna Politkovskaïa. Un crime jamais résolu.
La tragédie en musique appartient au genre de l’opéra mais le musicien et metteur en scène relève le défi et en fait ici une œuvre lyrique contemporaine : la grandeur modeste des héros d’aujourd’hui n’a pas besoin du recul du temps mais doit interpeller, brûler tout de suite avec force et sans ornements. Ce qu’il réussit à faire avec ce spectacle à la fois court et intense.

Christine Friedel

Jusqu’au 29 novembre, Théâtre de Belleville, 16 passage Piver (accès : rue du Faubourg du Temple). Paris (XI ème). T. : 01 48 06 72 34

Tombeau pour Palerme fait partie des Oliviers du Négus, un recueil de quatre nouvelles publié aux éditions Actes Sud.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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