Baal de Bertolt Brecht, traduction d’Eloi Recoing, mise en scène d’Armel Roussel
Baal de Bertolt Brecht, traduction d’Eloi Recoing, mise en scène d’Armel Roussel
Après son radical Éveil du printemps de Wedekind et son Ondine de Jean Giraudoux assez baroque, le metteur en scène belge monte la première pièce de Bertolt Brecht avec une joyeuse insolence qui sied à cette figure ambiguë de la littérature inspirée par François Villon, Paul Verlaine, Arthur Rimbaud… Le jeune B.B., alors dandy anarchiste, secoué par son expérience d’infirmier à la guerre de 14. Il raconte ici l’errance existentielle de Baal, un poète qui, vent debout contre une société dégénérée, s’enivre de schnaps, sexe et poésie. Partout où il passe, Baal sème scandale et confusion et court ainsi à sa perte. «C’est un poète, dit Armel Roussel, mais c’est aussi un porc. Peut-on en 2022 faire d’un porc, le héros d’une pièce? (…) Y-a-t-il de l’amour dans ce personnage, et comment allons nous l’aimer? »
Ces questions, le metteur en scène les partage avec le public qu’il implique aussitôt dans la geste du jeune Baal, et il instaure ainsi une distance avec la fable. Après une entrée en matière musicale rock-punk avec Psycho Killer des Talking Heads (1977), la première séquence de la pièce, une réception en l’honneur de Baal, «poète lyrique», devient ici une soirée mondaine chez Mech, négociant en bois et éditeur. L’hôte s’adresse au public, plaçant la pièce hic et nunc, à Lille au théâtre du Nord: il demande qui, parmi les spectateurs, est abonné, ou qui vient pour la première fois…
Il pleut sur cet aréopage vulgaire, des pages des nouveautés de la rentrée littéraire. Une critique de service (le Docteur Piller, ici surnommé Caterpillar ) lit un passage de Cher Connard de Virginie Despentes… Ivre mort, Baal emballe Emilie, la maîtresse de maison.
Pour maintenir la distance, les comédiens annonceront chacun des tableaux successifs, avec les didascalies précisant le lieu et l’action. Aussi sans aucun changement de décor nous suivrons Baal dans sa dérive. La tête dans les nuages, les pieds dans la fange et le verbe haut, il lance, l’alcool aidant, des pépites poétiques ou de vulgaires couplets, sous un ciel changeant -mais vide- qu’il évoque à toute occasion: «Le ciel est violet, surtout quand on est saoul.» De fragment en fragment, ce matériau théâtral rappelle Woyzeck de Georg Büchner que le jeune Brecht admirait tant.
Dans un espace unique, à la fois bar et cabaret, se glisse parfois un lit, pour figurer la mansarde du poète où, sous un ciel étoilé, il parle de l’amour charnel avec son ami Johan (tableau 2) avant de lui voler sa fiancée, la pure Johanna qui se noiera par désespoir, quand le « porc » l’aura rejetée. On l’aura vu auparavant, dans un bistrot sordide, humilier et congédier Emilie, devenue sa maîtresse…
Des feuilles mortes éparses évoquent la forêt où Baal se réfugie avec son ami Eckart, après avoir aimé puis quitté Sophie…enceinte de lui. Là aussi, il fait scandale lors d’une veillée funèbre où un bûcheron, ami du défunt, propose de boire le schnaps du mort à sa santé. Mais Baal, trouve l’idée immorale, lui qui l’a déjà tout bu… Quant à la mère de l’auteur, elle rôde aux alentours et apparaît par intermittence, bien réelle ou fantomatique, déplorant la mauvaise conduite de son fils.
Comme pour Ondine, Armel Roussel se livre à un travail de déconstruction/reconstruction de ce texte énigmatique et fascinant que Bertolt Brecht, de 1915 à 1955 un an avant sa mort, remaniera cinq fois… Ce personnage, écrira-t-il, «épuise sa vie et celle des autres» Il lui échappe, comme à tout un chacun. Le metteur en scène, lui, essaye de le saisir à partir de la nouvelle traduction d’Eloi Recoing, mais aussi des quatre versions existantes de la pièce, et du film désabusé de Volker Schlöndorff avec Rainer-Werner Fassbinder dans le rôle-titre.
D’où la rupture que le metteur en scène opère vers la fin: Baal, penché sur son manuscrit, récapitule les tableaux successifs de son existence, avant de jouer les suivants où, jaloux, il assassinera son ami et amant Eckart et, ivre mort, agonisera sous les quolibets d’inconnus..«
Armel Roussel taille dans le brut : «On va jouer Baal pour ce qu’il est, ni le masquer ni le défendre, ni en faire un héros. » (…) « C’est un Baal qui appartient à la société, au temps où il est monté. » Il fait du personnage, le petit gros suant aux dents jaunâtres du texte original. « L’éléphant» dont le charme ne tient qu’à son impertinente jeunesse et à son verbe brillant. Anthony Ruotte, frais émoulu de l’Institut supérieur des Arts de la Scène à Bruxelles, incarne cette naïveté perverse et cette brutalité enfantine. Au fil du récit, en proie à une certaine fragilité et démuni, Baal se trouve littéralement mis à nu, et seul. A ses côtés, Edson Anibal est Eckart, son âme damnée.
On retrouve ici une partie de la distribution de L’Éveil du printemps et dix acteurs suffisent à interpréter la trentaine de rôles. Berdine Nusselder joue la pulpeuse Emilie, une tenancière de bar mais aussi l’un des bûcherons ou des clients des estaminets fréquentés par Baal. Eva Papageorgiou est, entre autres, Sophie, Emilie Flamant, Johanna… Le jeu résolument expressionniste et les costumes, parfois inspirés des peintures d’Otto Dix, renvoient à l’époque de l’écriture de la pièce (1919) et à une mise en scène qui fit scandale : « Deux nouvelles ordures ont été lancées au public allemand à Leipzig, lit-on dans L’Echo de Paris du 22 décembre 1923 : «Le Boiteux allemand (Hinkeman) d’Ernst Toller et Baal de Bertolt Brecht… » Mais, pour cette pièce, le jeune auteur reçoit le prix Kleist en 1922.
Le metteur en scène a-t-il réussi, comme il le voulait à faire de ce Baal, «une histoire ancrée dans la vie d’aujourd’hui qui soit une fête sur les débris d’un ancien monde.» ? Il parvient du moins à nous entraîner sur la piste de cet être insaisissable, en l’arrachant à son époque pour le parachuter dans la nôtre, sans le juger et sans résoudre l’énigme. «Les histoires que l’on comprend, dit Baal, sont celles qui sont mal racontées.»
Tantôt gorille déchainé et porc répugnant, tantôt témoin lucide quant à sa propre vanité, rêvant d’amour et d’air pur sous un ciel de plomb, il serait le symptôme d’une jeunesse en désarroi, figure troublante d’un monde troublé. Il lancera au public une ultime provocation en levant son verre pour une tournée générale : «Seuls les ivrognes voient Dieu et je le cherche pour vous, bande de porcs ! »
Cette création iconoclaste à la Belge, est appelée à évoluer selon les lieux. Et au théâtre de la Tempête à la Cartoucherie en juin prochain, la scène serait placée dans le bois de Vincennes…
Mireille Davidovici
Spectacle vu au Théâtre du Nord, Lille, 4 place du Général de Gaulle, Lille (Nord ). T. 03 20 14 24 24
Du 17 novembre au 2 décembre, Théâtre Varia, Bruxelles (Belgique).
Du 2 au 23 juin, Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes.
Baal, traduction d’Eloi Recoing, est publiée aux éditions de l’Arche.