Après coup de Tadrina Hocking et Sandra Colombo, mise en scène de Christophe Luthringer
Les autrices ont écrit cette pièce (au titre cynique!) après avoir interrogé des personnes qui travaillent dans le milieu associatif, en lien avec les Délégations régionales aux droits des femmes et à l’égalité. Et elles ont aussi récolté des témoignages, se sont inspirées de livres et films. Le thème est hélas! très actuel : comment dans un pays dit civilisé, toutes classes sociales confondues, des épouses, compagnes ou ex, subissent des violences et chaque année, plus d’une centaine finissent par en mourir? Qui est coupable, ou du moins responsable ? Celles qui avaient honte et ont caché leur détresse ? Ceux et celles parmi les voisins et amis qui n’ont pas vu, ou voulu, voir ? Ou les services de police qui ont négligé le n ième signalement donné par la victime, celui de trop? Et comment trois amies peuvent-elles se retrouver après ce cauchemar ?
«Et si nous arrivions à faire rire ? disent Tadrina Hocking et Sandra Colombo. Il faut affronter la question, parler de la mort violente qui peut arriver dans la vie, de la question de l’autre et de celles qui restent. Nous voulons entrer dans le vif du sujet par l’intermédiaire de la comédie qui nous est apparue comme un moyen efficace pour nous adresser au plus grand nombre. Le rire comme rempart et en étendard, le rire parce qu’il permet le partage, l’échange et fait passer la dureté, l’impensable, le cauchemar. Comme l’écrivait Bergson, le rire s’adresse à l’intelligence pure. » Bien vu…
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Cela se passe dans un chalet de montagne isolé et donc propre à des retrouvailles – un truc pas neuf au théâtre mais efficace- où quatre jeunes femmes, amies depuis l’adolescence, sont heureuses de se voir quelques jours, et avec une tendresse palpable. D’abord autour d’un vin chaud et d’un bon repas. Oui, mais… bien entendu; il y a un «mais» dans ce scénario bien ficelé et aux dialogues écrits avec soin.
L’une, Belinda en grande robe rouge, semble invisible et nous allons vite comprendre que, cette présente/absente ou cette morte/vivante, est morte sous les coups de son conjoint. Les morts, surtout les pères (Darios dans Les Perses d’Eschyle, puis le papa d’Hamlet chez Shakespeare, etc.) ont toujours hanté le monde du théâtre…. Tadrina Hocking et Sandra Colombo ont été bien éduquées…
La pauvre Belinda dit avoir commencé à avoir peur mais n’a pas voulu accepter les choses : « On ne peut pas avoir peur de celui qu’on aime plus que tout au monde. Ce n’est pas possible. Et puis j’avais honte. La honte et la peur, ça fait taire. Si seulement…Le plus étrange, c’est que je me suis dit que tout ça était normal. Que c’était de l’amour, de la passion. Tout ne commence pas avec des coups. Oh ! Non. Ce serait trop facile. Trop évident. Personne ne se ferait prendre. C’est un long processus, une lente dégradation.»
Elle raconte que, très jaloux, Il (pas de prénom, donc plus universel) est allé la voir dans son cabinet de dentiste, qu’il l’a battue et lancée contre le mur et lui a fracassé le crâne. «Il m’a craché dessus et il est parti. J’ai voulu attraper mon portable pour demander de l’aide. Mais c’était trop tard. Trop tard. »
Pourtant ses amies n’ont pourtant rien vu venir et sont maintenant rongées par la culpabilité. Magali : «Non à moi ! Si j’avais pu changer le destin de Belinda? Hein ? Ambre : « C’est dingue, tu peux pas t’empêcher de toujours tout ramener à toi. Magali : Je vous ai menti. »
La reconnaissance de cette faute ou responsabilité partagée va être l’occasion d’un règlement de compte généralisé, tantôt dans une relative douceur, tantôt dans un affrontement assez violent entre ces jeunes femmes. Les non-dits du passé refont surface. Surtout quand Ambre arrive avec un sac de congélation empli des cendres de leur amie et qu’elle a volées… Bref, dans un cadre des plus chaleureux, la folie est en marche…
Aude Roman (Sophie), Valérie Moinet (Magali) ou Marie Le Cam en alternance, Tadrina Hocking (Ambre), Gwenda Gunthwasser (Belinda) arrivent sur le plateau vide au sol noir. où il y a seulement quatre pupitres tout aussi noirs. Rigoureusement alignés face public. Et elles commencent par lire leur texte, ou plutôt font semblant de lire. Les tablettes, une fois basculées, laisseront voir des verres posés sur des nappes Vichy rouge. Les amies boiront un vin chaud invisible puis les pupitres disparaîtront et deux d’entre eux réunis feront office de table. Bon, cette mise en scène, qui ne commence pas très bien, est assez approximative. Manque un plus d’intimité entre ces jeunes femmes et pourquoi avoir voulu ce grand plateau noir où tout est noir, même les quelques chaises? Pour faire tragique?
Mais Christophe Luthringer a bien dirigé ses actrices, toutes très crédibles et qui s’emparent avec gourmandise et efficacité de ces dialogues finement ciselés et à l’humour cinglant : «Ambre : Mais oui ! On va chez ses parents avec le sac congel : “Dring dring ! C’est Picard ! Veuillez nous excuser, mais compte-tenu du fait que vous n’avez pas pris en considération les souhaits de votre fille concernant sa mort, j’ai volé ses cendres, mais comme Sophie et Magali ne sont pas d’accord, je suis très embêtée. Alors voilà, je vous la rends ! Il y a pas tout mais vous avez le reste.”
C’est parfois un peu facile du genre: Sophie: «On ne tue pas les vaches ou les brebis pour avoir du lait. Alors pourquoi, tu manges pas de fromage ? Le fromage, quand même… c’est l’une des meilleures choses sur terre. Magali : « Tu crois qu’elle est bien traitée la vache qui fait ton fromage à raclette ? Et son petit ? Tu sais comment il a fini son bébé-vache ? Sophie : Je sais pas… je me suis jamais vraiment posé la question. Magali : Tu devrais. »
Bref, ces amies resteront unies mais il y aura comme un avant et un après dans leurs relations: nous sentons comme un brin de nostalgie chez elles après cette disparition tragique. Et semblent dire aussi Tadrina Hocking et Sandra Colombo, le fantôme de leur amie est bien présent; cela s’appelle sans doute vieillir et ainsi va la vie. A l’extrême fin, on l’entend dire face public ces quelques mots: « Moi… je ne suis plus qu’une trace. Je m’appelle Belinda et je suis l’une des cent-dix huit femmes mortes sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint depuis le début de l’année 2022. » En ce domaine, notre douce France a bien du retard…
Silence impressionnant dans la salle. Les autrices réussissent sans inutile mélo avec intelligence, humour et sensibilité, à mettre le doigt où cela fait mal. En une heure et quelque, la messe est dite, et bien dite. Servie par des actrices expérimentées avec une interprétation à la fois généreuse et efficace. Et Aldo Gilbert a réalisé un bon travail sonore : bruit de couverts, ouverture d’une porte-fenêtre… Allez voir ce spectacle, pas loin d’un théâtre documentaire et dont le texte mériterait aussi une version agit-prop/théâtre de rue. Il ne peut laisser indifférent, même s’il mérite une mise en scène plus solide mais bon, c’était une première et les choses évolueront sûrement…
Philippe du Vignal
Spectacle vu le 6 novembre, au Carré Bellefeuille, rue Bellefeuille, Boulogne (Hauts-de-Seine).
Du 23 au 27 novembre, Théâtre de l’Opprimé, rue du Charolais, Paris (XII ème). Et ensuite en tournée.