La Cerisaie d’Anton Tchekhov, traduction d’André Marcowitz, mise en scène de Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou
La Cerisaie d’Anton Tchekhov, traduction d’André Marcowitz, mise en scène de Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou
Un spectacle créé au Shizuoka Performing Arts Center à Tokyo. Le metteur en scène et directeur du T2G à Gennevilliers a collaboré avec la compagnie de Satoshi Miyagi pour Anéantis de Sarah Kane, La Ménagerie de verre de Tennessee Williams, Les Aveugles de Maurice Maeterlinck. Avec des acteurs japonais et français. Daniel Jeanneteau a choisi de monter La Cerisaie qu’il préférait à Oncle Vania, même, dit-il, s’il connaissait mal cette dernière pièce du grand dramaturge créée quelques mois avant sa mort en 1904 à Badenweiler en Allemagne. Il fut enterré à Moscou. Sur le wagon où avait voyagé son cercueil salué par une foule immense, était inscrit: transport d’huîtres fraîches….
Lioubov, une actrice plus toute jeune, arrive de Paris où elle vivait avec son amant depuis cinq ans, juste après que Gricha, son petit garçon s’était noyé. Tourmentée par son passé, coincée entre sa vie parisienne et sa vie en Russie où elle retrouvera sa chambre dans la maison d’enfance si chérie. Très endettée, elle continue quand même à dépenser sans compter. Il y a là Gaïev, son frère et Varia, sa fille adoptive qui a géré le domaine en son absence, Lopakhine, un riche homme d’affaires, Douniacha, la domestique, Boris, un propriétaire voisin ruiné mais aussi Piotr Trofimov, l’étudiant qui avait été le précepteur de son fils Gricha, Épikhodov, le comptable et Firs, le vieux valet de chambre .
Lopakhine, fils de serfs mais déjà jeune propriétaire foncier et hommes d’affaires averti, met plusieurs fois en garde Lioubov et Gaïev contre un risque de faillite totale et pour rembourser leurs dettes, leur offre d’acheter toute la propriété pour en faire des lotissements… en coupant toute la cerisaie et rasant sa chère maison… Niet catégorique de Lioubov vent debout contre ce projet. La vente aura lieu donc en août mais Lioubov n’a aucune possibilité d’emprunt et la grosse somme d’argent offerte par sa grande-tante à Gaiev ne suffirait même pas à rembourser les intérêts des dettes ! Et cette comédie prend alors des allures de tragédie : ici, la situation est irréversible et Lioubov inconsciente quand il s’agit d’argent, sait alors qu’elle a déjà perdu la partie.
On est donc fin août et Lioubov fait une fête avec orchestre pour danser, le jour mêmede la vente aux enchères. Lopakhine arrive avec Gaïev et, quand Lioubov demande qui a acheté le domaine, il avoue que c’est lui. Lioubov est anéantie et Ania essaie de la rassurer et lui dit que maintenant l’avenir sera plus clair.. Une grande victoire personnelle pour Lopakhine et une catastrophe pour Lioubov: on met en caisses les meubles de la famille qui va quitter le domaine pour toujours. (La maison d’enfance d’Anton Tchekhov fut achetée et détruite par un homme riche que sa mère considérait comme son ami !)
Lopakhine a déjà commencé à faire couper les cerisiers quand la famille est encore là mais il s’excuse et arrête l’abattage. Carlotta, la domestique qui ne sait plus où elle en est, prie la famille de la garder. Les bagages (ici des valises modernes aux couleurs violentes très laides!) sont déjà prêts dans l’entrée et la famille ira prendre le train pour Moscou. Mais oubliera le vieux Firs, malade, qui a toujours travaillé dans cette maison. Il voit bien qu’on l’abandonné.. On entend au loin le bruit des haches… Quel scénario! Et cette pièce bouleversante du grand dramaturge a une portée universelle.
Depuis plus de trois quarts de siècle qu’elle est jouée en France, tout critique de théâtre en a de merveilleux souvenirs: pour nous, il y eut les mises en scène avec des distributions exemplaires: à commencer par celle de Jean-Louis Barrault en 54. Il avait bien vu les choses à une époque où le théâtre de Tchekhov était encore peu joué… Et ensuite Peter Brook avait imaginé une mise en scène lumineuse, avec juste quelques meubles et accessoires. Giorgio Strehler lui, en avait conçu une toute aussi lumineuse, avec un petit train électrique circulant dans la chambre des enfants, (que tout le monde recopia longtemps sans scrupule!) qui était devenue culte. Suivirent celles de Peter Stein (95), puis de Stéphane Braunschweig, d’Alain Françon (en 98, puis en 2009 avec Jean-Paul Roussillon exceptionnel dans Firs et qui devait mourir peu après, celle de Christian Benedetti dans une version « TGV », mais d’une belle efficacité. Chacune remarquable dans un style différent avec décor réaliste ou pas, mais où, chaque fois, le public était au bord des larmes…
Une scénographie signée Daniel Jeanneteau avec des nuages en vidéo que traversent parfois de grands oiseaux noirs -une belle image- comme pour dire l’imminence de cette catastrophe familiale et qui se noirciront pour disparaître complètement à la fin. Mais ici, plus de cerisaie en fleurs, plus de meubles de famille, samovar, costumes russes, etc. Sur un grand plateau habillé de tissu, quelques chaises et la mythique armoire dans la chambre d’enfants, figurés par des volumes en tringles de fer façon Bob Wilson. Et côtés cour et jardin, pour dire l’intérieur de la maison, un rideau en tulle gris que les acteurs rouleront puis enlèveront. Pour figurer le jardin, ils apporteront juste un banc en bois et un coussin. Bref, une grande épuration…
«Nous nous sommes laissés guidés, dit-il, par Tchekhov, par son sens de l’économie dans le représentation. Son théâtre est toujours très tenu, loyal au service d’un propos plus vaste et plus diffus qu’il veut révéler par des indices, un propos plus important que l’histoire elle-même. » Et aux meilleurs moments, on peut admirer, visiblement inspirée du théâtre nô, l’élégance de cette gestuelle lente et précise comme dans un rêve. Là, Daniel Jeanneteau sait faire…
Oui, mais voilà dans cette épure très graphique, où est passée la blanche cerisaie? Où est passé le poids des morts qui hantent toute la pièce: la seule d’Anton Tchekhov où il n’y ait pas de suicide ou de meurtre ? Où est le personnage complexe de Lioubov, incapable de renoncer à ce domaine et d’en faire le deuil mais aussi impuissante à tout essayer pour le sauver? Où est l’énergie et la soif d’en découdre chez Lopakhine, fils de serfs, indifférent à cette maison d’un passé qui n’est pas le sien: il a une revanche sociale à prendre et se projette dans le futur. Désolé, mais ici, nous n’avons pas trouvé « cette densité qui n’est pas dans le dialogue mais dans le silence, dans la vie qui s’écoule », comme le disait avec raison Jean-Louis Barrault.
Par ailleurs, et cela pose vraiment problème: la direction d’acteurs est aux abonnés absents. Et les micros H.F en banalisant les choses, une fois de plus n’arrangent rien. Les Français sont quelque part mais où? Au début, on entend à peine Philippe Smith (Lopakhine) qui semble épuisé et triste. Et Axel Bogousslavski n’était pas disponible, Daniel Jeanneteau a demandé à Stéphanie Béghain de jouer le vieux Firs. Pourtant, il ne manque pas d’acteurs âgés capables de tenir ce rôle essentiel et si convoité. Là aussi, surtout à la fin, on entend à peine cette actrice reconnue mais qui n’est pas très à l’aise. Du coup, la scène finale pourtant sublime, est ratée… Et il n’y a guère d’unité de jeu, chacun jouant sa partition. Quant aux Japonais, en particulier Kazunori Abe (Gaev), ils en font souvent des tonnes. Seule, malgré la barrière de la langue, Haruyo Hayama s’en tire bien: elle a une vraie présence et sa Lioubov est touchante et déchirée par ce qui lui arrive.
Cette réalisation peut encore évoluer mais, même si la sincérité et la compréhension de la pièce par Daniel Jeanneteau ne peuvent être mises en doute, ce décapage en règle, avec juste, dit-il, «les corps et la parole » est décevant et cette mise en scène trop statique et surtout fondée sur des images, ne rend finalement pas service à cette Cerisaie qui reste peu lisible. Les professeurs des collégiens ou lycéens qu’ils y emmèneront, auront intérêt à bien leur expliquer la pièce pour qu’ils la comprennent bien et, si possible, à leur passer la vidéo de la mise en scène exemplaire de Peter Brook. Cela peut être un bon exercice de dramaturgie comparée…
Au moins, nos amis japonais seront contents d’entendre leur langue et le public français goûtera ce texte sublime qu’on relit avec toujours avec plaisir, même quand il est surtitré… Pour le reste, autant en emporte le vent d’hiver.
Philippe du Vignal
Jusqu’au 28 novembre, T2G Théâtre de Gennevilliers-Centre Dramatique National, avenue des Grésillons, Gennevilliers (Seine-Saint-Denis). T. : 01 41 32 26 26. (navette gratuite pour le retour sur Paris).
Du 8 au 14 décembre, Théâtre des Treize Vents-Centre Dramatique National de Montpellier (Hérault).