Les Gardiennes, texte et mise en scène de Nasser Djemaï
Depuis plusieurs mois, Victoria, une radiologue de presque cinquante ans, n’a pas vu sa mère Rose qui est en fauteuil roulant et ne parle plus… Elle vient lui annoncer qu’elle lui a enfin trouvé une place dans une institution médicalisée près de chez elle et pourrait donc venir la voir plus souvent mais il y faut de l’argent et vendre l’appartement de Rose, le débarrasser des meubles et en confier la vente à une agence.
©Luc Jennepin
Mais Victoria arrive un peu en intruse… Elle voit avec effroi que la chambre-salle à manger est, à peu de choses près, squattée par un trio de vieilles dames, les Gardiennes, ses amies et voisines qui ont organisé sa vie, et aussi leur vie: ménage approximatif mais préparation des repas, toilette de Rose, contrôle de tension et température, visite chez le médecin, promenades… Elles veillent à tout mais aussi à son moral: un capital de générosité inestimable. Victoria, elle, voudrait juste d’abord avoir un peu de calme et d’intimité avec Rose. Mais elle s’aperçoit que le trio infernal lui cache l’état de sa mère, que l’une d’elles lui a piqué son sac et les clefs de sa voiture… qu’elle retrouvera à la fourrière. Mutisme total de la supposée responsable! Et, cerise sur le gâteau, l’agence immobilière a reçu un appel: l’appartement ne serait plus à vendre. Bref, les Gardiennes ont organisé la Résistance…
Venue pour quelques jours, Victoria n’arrive pas à quitter cet appartement, même si elle n’a a pu entrer dans sa chambre à elle, fermée à clé où elle entend des voix et même des cris. Bref, la pauvre commence à avoir des hallucinations: ses objets ou sous-vêtements personnels disparaissent et réapparaissent sans explication… comme dans un cauchemar. Et plus tard, les trois vieilles dames en grande robe noire de sorcière, se mettront à danser une sinistre farandole. Une image qui doit emmener le public vers le fantastique…
Nasser Djemai a l’intelligence et le courage de parler de quasi-tabous dans le théâtre contemporain, mais aussi de situations que des millions de familles vivent au quotidien. Avant, les «vieux» mourraient assez vite mais la durée de la vie s’est allongée, les enfants travaillent dur, habitent loin et n’ont pas le temps de s’occuper d’eux ou sont déjà eux-même à la retraite et plus très vaillants. Alors que faire, quand leur père et/ou leur mère vivent seuls et deviennent dépendants ? Comment leur assurer une fin de vie correcte et décente, si possible à leur domicile et près de leurs proches et amis?
Ce que font, au mieux pour Rose, ces Gardiennes, anciennes ouvrières âgées mais dynamiques, autonomes et bien organisées, débrouillardes au quotidien: courses, ménage, toilette, repas, visites chez le médecin. Bref, un capital fragile (l’une d’elles fera un grave malaise ) mais inestimable! Ces trois-là ont eu un passé avec des espérances et des luttes sociales communes qui les ont soudées à jamais: un trésor de guerre dont elles sont fières, comme de leurs enfants qui ont pu profiter de l’ascenseur social….
Il y a longtemps qu’elles vivent dans l’immeuble, et même si le quartier s’est appauvri, elles préfèrent vivre sur ce territoire qui leur appartient et où elles ont leurs marques. Constituées en tribu féminine (plus aucun homme, même si l’une en souffre), ces vieilles amazones sont capables -au moins pour le moment- de s’occuper de leur amie handicapée mais aussi d’elles-mêmes: c’est tout cela qu’elles essayent de faire comprendre à Victoria… «Avec cette fable fantastique, dit Nasser Djemaï, j’aimerais représenter les derniers vestiges d’un monde révolu. Je propose de plonger le spectateur dans un univers singulier, celui d’un temps élastique, un espace à part, avec ses règles, ses rites, son atmosphère et sa propre réalité. »
Une scénographie faite de meubles des années cinquante, avec un lit d’une place basculant, un bibliothèque avec de petits objets dérisoires, vestiges de la vie de Rose et une table encombrée de choses inutiles. Bref, le domaine de Rose, mais maintenant aussi celui de des trois Gardiennes, même si elle ont leur appartement. Nasser Djemaï comme dans ses autres pièces (voir LeThéâtre du Blog), Vertiges, Héritiers puis Invisibles, a un regard lucide et sans doute unique dans le théâtre contemporain, sur la société actuelle et sur ces êtres qui gardent des liens de famille bien réels mais parfois difficiles.
Et il a fait jouer cette Rose muette et invalide par la danseuse Martine Harmel que l’on avait déjà vue dans Vertiges. A un moment, elle quittera son fauteuil roulant et se lancera dans un solo puis à la fin, emmènera ses Gardiennes dans un fantastique ballet de sorcières, à la limite du délire absolu.
Et, pour incarner, au sens fort du terme ce trio de Gardiennes, il a fait appel à un trio d’actrices exceptionnelles: Claire Aveline, Coco Felgeirolles et Chantal Trichet. Elles vont mener la vie dure à cette pauvre Victoria, incapable de lutter contre cet ouragan de volonté collective, même quand elle veut les virer de l’appartement.
Mais elle sera tout de même bien contente que l’une la console quand elle aura un coup de blues. Gestuelle, diction, unité de jeu impeccables et il y a souvent des moments de théâtre très forts ! Toujours crédibles, elles sont sans cesse sur le plateau et à l’aise comme chez elles…
Il faut les voir, aussi futées que butées, régler son compte vite fait à cette Victoria, ou à un moment, silencieuses -un bloc de béton-quand elles ne veulent pas lui répondre. Bref, ces anciennes ouvrières savent ce que lutter veut dire et nous voyons tout de suite, qu’elles ne céderont jamais face à cette encore jeune radiologue attachée à la modernité-enfin celle qui lui convient- et qui veut tout régler à leur place. Il y a un bémol: Victoria est le personnage-pivot censé déclencher la crise.Mais Sophie Rodrigues, qu’on entend souvent mal, semble endosser le rôle avec difficulté et n’arrive jamais à s’imposer. Bon, c’était la première mais il y a urgence et il faudrait revoir les choses.
Côté dramaturgie et réalisation, le texte, un peu bavard, patine vers la fin, comme si Nasser Djemaï n’arrivait pas à faire passer ce théâtre aux allures documentaires, à une fable teintée de fantastique, même s’il sait créer de belles images avec nuages (fumigènes en abondance!) et vidéos de ciel d’orage avec grondements de tonnerre.
A l’impossible, nul n’est tenu mais l’auteur et metteur en scène aurait dû s’arrêter à temps et nous épargner deux fausses fins. Dommage, car le spectacle a de grandes qualités: même trop long, il mérite d’être vu. Et, n’ayons peur des mots, tout proche d’un théâtre populaire.
Philippe du Vignal
Jusqu’au 25 novembre, Théâtre des Quartiers d’Ivry-Centre Dramatique National, Manufacture des Oeillets, 1 place Pierre Gosnat, Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne). T.: 01 43 90 11 11.
Le Volcan, Scène nationale du Havre (Seine-Maritime, les 29 et 30 novembre.
Théâtre-Scène conventionnée de Villefranche-sur-Saône (Rhône), le 9 décembre. MC2 de Grenoble-Scène nationale (Isère), les 14 et 15 décembre.
Centre Dramatique National de Normandie-Rouen, les 6 et 7 janvier. Théâtre de l’Union-C.D.N. du Limousin, Limoges (Haute-Vienne) du 11 au 13 janvier. Maison de la Culture de Bourges-Scène nationale (Cher), du 19 au 21 janvier. Théâtre de Sartrouville et des Yvelines-C. D. N., les 25 et 26 janvier.
Les Passerelles, Pontault-Combault (Seine-et-Marne), le 3 février. L’Estive-Scène nationale de Foix et de l’Ariège, le 7 février. Théâtre Molière de Sète-Scène nationale de l’Archipel de Thau (Hérault), le 10 février. MA-Scène nationale-Pays de Montbéliard (Doubs), le 28 février.
Théâtre du Nord-C.D.N. Lille-Tourcoing (Nord), du 16 au 18 mars.
Les Gardiennes ou Le Nœud du tisserand est édité chez Actes Sud-Papiers.