Le Suicidé de Nicolaï Erdman, traduction d’André Markowicz, mise en scène de Jean Bellorini 

Le Suicidé de Nicolaï Erdman, traduction d’André Markowicz, mise en scène de Jean Bellorini 

En annonçant la pièce comme un «vaudeville soviétique», le directeur du T.N.P. entend souligner le style enlevé de Nicolaï Erdman. Il a mis  à profit l’accalmie de la crise sanitaire et a proposé à ses acteurs et musiciens, cette farce politique macabre. Situé dans les années trente en U.R.S.S.,  nous renvoie aussi  de plein fouet au présent.
« Nous entrerons dans cette histoire comme dans un cabaret, dit Jean Bellorini. Une troupe de dix-sept personnes viendra raconter l’odyssée de  Sémione Sémionovitc, dit Podsekalnikov » En pleine nuit, il réveille sa femme, Maria Loukianovna, dite Macha
. II a faim et réclame du saucisson de foie. Chômeur et sans ressources, Sémione lui reproche, comble d’humiliation, de le rationner… Une dispute éclate et il menace d’attenter à ses jours. Macha et sa belle-mère, Serafima Ilinitchna, le prennent au mot et appellent à l’aide. Dans l’immeuble communautaire, la nouvelle se répand. C’est alors une course poursuite de Macha dans les couloirs  à la recherche de son mari.  Elle va réveiller leur voisin Kalabouchkine, Alexandre Pétrovitch (Marc Plas).  Flairant un suicide, il prévient les gens qui, en monnayant son intermédiaire, pourraient tirer profit de ce geste funeste…

Dans la tradition satirique d’un Nicolas Gogol, Nicolaï Erdman convoque un défilé de personnages hauts en couleurs:  archétypes pathétiques des anciennes classes sociales qui défendent leur existence, bouleversée par le régime soviétique. Aristarque Dominikovitch (Damien Zanoly) demande à Sémione de mourir au nom de l’intelligentsia, menacée de disparition: «Aujourd’hui plus que jamais, dit-il, nous avons besoin de défunts idéologiques.» Puis Cléopatra (Liza Alegria Ndikita), une femme délaissée qui espère regagner son amant, à condition que Sémione se tue par amour pour elle… Et un écrivain pontifiant (Gérôme Ferchaud), un prêtre hypocrite (Julien Gaspar-Oliveri) et le boucher Pougatchov, défenseur du petit commerce (Mathieu Delmonté). Emporté malgré lui dans ce bal macabre, Sémione entrevoit la gloire posthume qu’on lui fait miroiter.
Sur le
vaste plateau nu, reproduit à plus petite échelle les ateliers de décors au T.N.P. quelques meubles et accessoires viennent encadrer les scènes: une porte que l’on franchit, un mur qui restreint l’aire de jeu modulable… Les personnages s’égarent au lointain dans les appartements collectifs, comme avalés par l’obscurité. Puis apparaissent quelquefois en gros plan sur un écran, grâce à une caméra qui les filme avec parcimonie et à bon escient.
Ces images en noir et blanc, style néo-réaliste, tranchent avec l’espace vide. L’aire de jeu se resserre, à mesure que le temps s’accélère, à l’approche du supposé passage à l’acte du «héros». Omniprésents dès le départ,
Anthony Caillet (cuivres) Marion Chiron (accordéon) et Benoît Prisset (percussions) rythment cette mise en scène chorale et accompagnent aussi les airs populaires russes entonnés par les comédiens, jusqu’à un morceau des Talking Heads…

Sémione, un revolver sur la tempe et seul face à la mort, s’interroge dans un poignant monologue sur le sens de la vie,: «Abordons la seconde sous l’angle philosophique. Qu’est-ce qu’une seconde ? Tic-tac. Et ce qu’il y a entre le tic et le tac, c’est un mur. Oui, un mur, c’est à dire le canon du revolver. (…) Et donc, le tic, jeune homme, c’est encore tout, et le tac, jeune homme, c’est déjà rien. Vous comprenez… »  Ce fameux tic-tac résonnera par la suite dans une course haletante contre la montre:  Semione demande l’heure à tout bout de champ, quand il est attablé à l’avant-scène avec ceux qui, adossés à un grand mur gris pour un banquet d’adieux alcoolisé, espèrent tirer profit de son suicide. Mais, coup de théâtre magistral, Sémione, n’ayant plus rien à perdre, que sa vie, vaincra enfin la peur et se sentira libre.

Car la peur règne, dans l’Union Soviétique des années vingt. Nicolaï Erdman en sait quelque chose, victime lui-même d’une politique répressive. Le Suicidé, écrit en 1928, est interdit avant même d’être joué, malgré le succès de sa première pièce Le Mandat. Son auteur est arrêté parce qu’il signé un poème satirique sur Staline. Envoyé trois ans en déportation puis assigné à résidence, il abandonnera sa carrière de dramaturge -une sorte de suicide artistique- et ses deux pièces resteront longtemps interdites. «Le Suicidé, écrivait Peter Brook, raconte l’histoire d’un homme à qui la Révolution n’a pas apporté ce qu’il attendait. »
Comme Nicolas Erdman, Ossip Mandelstam, mort en Sibérie, ou son ami Vladimir Maïakowski qui se suicida en 1930. Mikhaïl Boulgakov, autre victime de la censure, apparaît dans cette mise en scène avec une lettre écrite à Staline en 1938: «Je vous demande de tout cœur de permettre à Erdman de rentrer à Moscou, de travailler librement en tant qu’homme de lettres, et de sortir de l’état de solitude et d’oppression mentale où il se trouve ». Une lettre lue par Tatiana Frolova, metteuse en scène russe exilée en France depuis cette année et qui a été invitée par Jean Bellorini à participer au spectacle. Un parallèle saisissant entre ces exils à un siècle d’écart. 

THEATRE - LE SUICIDÉ

©J. Parisot

François Deblock est ce Sémione Sémionovitch fiévreux aux  monologues métaphysiques. D’abord transparent, il prend consistance au fil de la pièce avec, en point d’orgue, une virulente diatribe libératoire et un coup de téléphone au Kremlin… drôle à la manière des blagues soviétiques. Clara Mayer incarne Maria Loukianovna, cette épouse inquiète, poursuit son mari mais est dépassée par les événements. Et Jacques Hadjaje, sans forcer la dose, joue une belle-mère compatissante.
Dans des costumes colorés signés Macha Makeïeff, cette galerie des personnages prend corps grâce à un travail choral. En un défilé incessant, les sobres éléments de décor créés par Véronique Chazal, apparaissent et disparaissent.

Malgré sa noirceur, Le Suicidé est un hymne à la vie, lancé par un Sémione Sémionovitch dérisoire, debout en caleçon sur une table : «Camarades, je ne veux pas mourir: ni pour vous, ni pour eux, ni pour une classe, ni pour l’humanité, ni pour Maria Loukianovna. Dans la vie, vous pouvez être des gens très chers, des bien-aimés, des proches. Même les plus proches. Mais devant la mort, que peut-il y avoir de plus proche, de plus aimé, de plus cher que son bras, que sa jambe, que son ventre ? Je suis amoureux de mon ventre, camarades. Je suis amoureux fou de mon ventre, camarades.» Et l’histoire de ce petit homme se démenant dans le chaos, reste une critique virulente de l’oppression.

Le Suicidé nous ramène brutalement à la réalité, avec une  fin inouïe: on annonce à l’assemblée le suicide d’un certain Pétounine, quand apparait le rappeur russe Ivan Petunin. Il nous adresse un message vidéo publié sur Telegram le 25 septembre. Ce jeune artiste, opposé à la mobilisation partielle pour aller faire la guerre en Ukraine, s’est jeté cinq jours plus tard, du haut de l’immeuble où il vivait à Krasnodar: «Je ne suis pas prêt à tuer pour quelque raison que ce soit et quand vous verrez cette vidéo, je ne serai plus en vie. » (…) De toute façon, ma dernière décision est de savoir comment je vais mourir. Que je sois tué par des gens que nous avons attaqués et rester dans l’histoire comme quelqu’un qui a soutenu ce qui se passe, ou exprimer ma dernière protestation.(…) Nous sommes devenus les otages d’un fou qui nous donne seulement le choix entre l’armée et la prison». Après les rires, un grand froid saisit le public. Mais le plaisir était là.

 Mireille Davidovici

Spectacle vu le 16 décembre. Jusqu’au 20 janvier, Théâtre National Populaire, 8 place Lazare-Goujon, Villeurbanne (Rhône). T. : 04 78 03 30 00.

Les 27 et 28 janvier, Opéra de Massy (Essonne).

Du 9 au 18 février, MC93-Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny, en accueil avec le Théâtre Nanterre-Amandiers.

Les 1er et 2 mars, La Coursive-Scène Nationale, La Rochelle (Charente-Maritime); le 9 mars, Espace Jean Legendre-Théâtre de Compiègne (Oise); du 16 au 18 mars, La Criée, Théâtre National de Marseille (Bouches-du-Rhône)

Les 12 et 13 avril, Maison de la Culture d’Amiens (Somme).

Le texte est publié aux Solitaires Intempestifs.



Archive pour 20 décembre, 2022

Le Suicidé de Nicolaï Erdman, traduction d’André Markowicz, mise en scène de Jean Bellorini 

Le Suicidé de Nicolaï Erdman, traduction d’André Markowicz, mise en scène de Jean Bellorini 

En annonçant la pièce comme un «vaudeville soviétique», le directeur du T.N.P. entend souligner le style enlevé de Nicolaï Erdman. Il a mis  à profit l’accalmie de la crise sanitaire et a proposé à ses acteurs et musiciens, cette farce politique macabre. Situé dans les années trente en U.R.S.S.,  nous renvoie aussi  de plein fouet au présent.
« Nous entrerons dans cette histoire comme dans un cabaret, dit Jean Bellorini. Une troupe de dix-sept personnes viendra raconter l’odyssée de  Sémione Sémionovitc, dit Podsekalnikov » En pleine nuit, il réveille sa femme, Maria Loukianovna, dite Macha
. II a faim et réclame du saucisson de foie. Chômeur et sans ressources, Sémione lui reproche, comble d’humiliation, de le rationner… Une dispute éclate et il menace d’attenter à ses jours. Macha et sa belle-mère, Serafima Ilinitchna, le prennent au mot et appellent à l’aide. Dans l’immeuble communautaire, la nouvelle se répand. C’est alors une course poursuite de Macha dans les couloirs  à la recherche de son mari.  Elle va réveiller leur voisin Kalabouchkine, Alexandre Pétrovitch (Marc Plas).  Flairant un suicide, il prévient les gens qui, en monnayant son intermédiaire, pourraient tirer profit de ce geste funeste…

Dans la tradition satirique d’un Nicolas Gogol, Nicolaï Erdman convoque un défilé de personnages hauts en couleurs:  archétypes pathétiques des anciennes classes sociales qui défendent leur existence, bouleversée par le régime soviétique. Aristarque Dominikovitch (Damien Zanoly) demande à Sémione de mourir au nom de l’intelligentsia, menacée de disparition: «Aujourd’hui plus que jamais, dit-il, nous avons besoin de défunts idéologiques.» Puis Cléopatra (Liza Alegria Ndikita), une femme délaissée qui espère regagner son amant, à condition que Sémione se tue par amour pour elle… Et un écrivain pontifiant (Gérôme Ferchaud), un prêtre hypocrite (Julien Gaspar-Oliveri) et le boucher Pougatchov, défenseur du petit commerce (Mathieu Delmonté). Emporté malgré lui dans ce bal macabre, Sémione entrevoit la gloire posthume qu’on lui fait miroiter.
Sur le
vaste plateau nu, reproduit à plus petite échelle les ateliers de décors au T.N.P. quelques meubles et accessoires viennent encadrer les scènes: une porte que l’on franchit, un mur qui restreint l’aire de jeu modulable… Les personnages s’égarent au lointain dans les appartements collectifs, comme avalés par l’obscurité. Puis apparaissent quelquefois en gros plan sur un écran, grâce à une caméra qui les filme avec parcimonie et à bon escient.
Ces images en noir et blanc, style néo-réaliste, tranchent avec l’espace vide. L’aire de jeu se resserre, à mesure que le temps s’accélère, à l’approche du supposé passage à l’acte du «héros». Omniprésents dès le départ,
Anthony Caillet (cuivres) Marion Chiron (accordéon) et Benoît Prisset (percussions) rythment cette mise en scène chorale et accompagnent aussi les airs populaires russes entonnés par les comédiens, jusqu’à un morceau des Talking Heads…

Sémione, un revolver sur la tempe et seul face à la mort, s’interroge dans un poignant monologue sur le sens de la vie,: «Abordons la seconde sous l’angle philosophique. Qu’est-ce qu’une seconde ? Tic-tac. Et ce qu’il y a entre le tic et le tac, c’est un mur. Oui, un mur, c’est à dire le canon du revolver. (…) Et donc, le tic, jeune homme, c’est encore tout, et le tac, jeune homme, c’est déjà rien. Vous comprenez… »  Ce fameux tic-tac résonnera par la suite dans une course haletante contre la montre:  Semione demande l’heure à tout bout de champ, quand il est attablé à l’avant-scène avec ceux qui, adossés à un grand mur gris pour un banquet d’adieux alcoolisé, espèrent tirer profit de son suicide. Mais, coup de théâtre magistral, Sémione, n’ayant plus rien à perdre, que sa vie, vaincra enfin la peur et se sentira libre.

Car la peur règne, dans l’Union Soviétique des années vingt. Nicolaï Erdman en sait quelque chose, victime lui-même d’une politique répressive. Le Suicidé, écrit en 1928, est interdit avant même d’être joué, malgré le succès de sa première pièce Le Mandat. Son auteur est arrêté parce qu’il signé un poème satirique sur Staline. Envoyé trois ans en déportation puis assigné à résidence, il abandonnera sa carrière de dramaturge -une sorte de suicide artistique- et ses deux pièces resteront longtemps interdites. «Le Suicidé, écrivait Peter Brook, raconte l’histoire d’un homme à qui la Révolution n’a pas apporté ce qu’il attendait. »
Comme Nicolas Erdman, Ossip Mandelstam, mort en Sibérie, ou son ami Vladimir Maïakowski qui se suicida en 1930. Mikhaïl Boulgakov, autre victime de la censure, apparaît dans cette mise en scène avec une lettre écrite à Staline en 1938: «Je vous demande de tout cœur de permettre à Erdman de rentrer à Moscou, de travailler librement en tant qu’homme de lettres, et de sortir de l’état de solitude et d’oppression mentale où il se trouve ». Une lettre lue par Tatiana Frolova, metteuse en scène russe exilée en France depuis cette année et qui a été invitée par Jean Bellorini à participer au spectacle. Un parallèle saisissant entre ces exils à un siècle d’écart. 

THEATRE - LE SUICIDÉ

©J. Parisot

François Deblock est ce Sémione Sémionovitch fiévreux aux  monologues métaphysiques. D’abord transparent, il prend consistance au fil de la pièce avec, en point d’orgue, une virulente diatribe libératoire et un coup de téléphone au Kremlin… drôle à la manière des blagues soviétiques. Clara Mayer incarne Maria Loukianovna, cette épouse inquiète, poursuit son mari mais est dépassée par les événements. Et Jacques Hadjaje, sans forcer la dose, joue une belle-mère compatissante.
Dans des costumes colorés signés Macha Makeïeff, cette galerie des personnages prend corps grâce à un travail choral. En un défilé incessant, les sobres éléments de décor créés par Véronique Chazal, apparaissent et disparaissent.

Malgré sa noirceur, Le Suicidé est un hymne à la vie, lancé par un Sémione Sémionovitch dérisoire, debout en caleçon sur une table : «Camarades, je ne veux pas mourir: ni pour vous, ni pour eux, ni pour une classe, ni pour l’humanité, ni pour Maria Loukianovna. Dans la vie, vous pouvez être des gens très chers, des bien-aimés, des proches. Même les plus proches. Mais devant la mort, que peut-il y avoir de plus proche, de plus aimé, de plus cher que son bras, que sa jambe, que son ventre ? Je suis amoureux de mon ventre, camarades. Je suis amoureux fou de mon ventre, camarades.» Et l’histoire de ce petit homme se démenant dans le chaos, reste une critique virulente de l’oppression.

Le Suicidé nous ramène brutalement à la réalité, avec une  fin inouïe: on annonce à l’assemblée le suicide d’un certain Pétounine, quand apparait le rappeur russe Ivan Petunin. Il nous adresse un message vidéo publié sur Telegram le 25 septembre. Ce jeune artiste, opposé à la mobilisation partielle pour aller faire la guerre en Ukraine, s’est jeté cinq jours plus tard, du haut de l’immeuble où il vivait à Krasnodar: «Je ne suis pas prêt à tuer pour quelque raison que ce soit et quand vous verrez cette vidéo, je ne serai plus en vie. » (…) De toute façon, ma dernière décision est de savoir comment je vais mourir. Que je sois tué par des gens que nous avons attaqués et rester dans l’histoire comme quelqu’un qui a soutenu ce qui se passe, ou exprimer ma dernière protestation.(…) Nous sommes devenus les otages d’un fou qui nous donne seulement le choix entre l’armée et la prison». Après les rires, un grand froid saisit le public. Mais le plaisir était là.

 Mireille Davidovici

Spectacle vu le 16 décembre. Jusqu’au 20 janvier, Théâtre National Populaire, 8 place Lazare-Goujon, Villeurbanne (Rhône). T. : 04 78 03 30 00.

Les 27 et 28 janvier, Opéra de Massy (Essonne).

Du 9 au 18 février, MC93-Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny, en accueil avec le Théâtre Nanterre-Amandiers.

Les 1er et 2 mars, La Coursive-Scène Nationale, La Rochelle (Charente-Maritime); le 9 mars, Espace Jean Legendre-Théâtre de Compiègne (Oise); du 16 au 18 mars, La Criée, Théâtre National de Marseille (Bouches-du-Rhône)

Les 12 et 13 avril, Maison de la Culture d’Amiens (Somme).

Le texte est publié aux Solitaires Intempestifs.


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