La grande Magie d’Eduardo De Filippo, traduction d’Huguette Hatem, mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota
La grande Magie d’Eduardo De Filippo, traduction d’Huguette Hatem, mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota
L’intrigue semble plutôt simple et dans les règles de la comédie. Pour rejoindre son amant, une femme accepte qu’un magicien de passage, à qui l’homme a glissé une petite somme d’argent, la fasse « disparaître». Mais on verra ensuite qu’il sera plus difficile de la faire réapparaître. En attendant, le «dottore», le «professore », bref, le magicien sous son masque de savant prestigieux, tend au mari une boîte assez petite où sa femme serait enfermée. Et il lui dit de ne l’ouvrir que s’il est sûr de sa fidélité, sinon elle disparaîtra à jamais. De quoi hésiter….
Les choses deviennent d’autant plus compliquées qu’Emmanuel Demarcy-Mota a inversé les rôles: ici, ce n’est plus l’épouse qui disparaît mais le mari, enlevé par une audacieuse séductrice. La pièce d’origine assigne à la femme un rôle plus traditionnel d’objet: transaction de l’amant, mainmise du mari qui la garde -même à son corps défendant- prisonnière d’une boîte… Cette adaptation du texte ouvre de nouvelles pistes.
Avant l’événement, nous entendons les récriminations et la froideur de Calogera à l’égard de son mari. Mais ensuite, peu à peu l’inquiétude, un sentiment de regret et ’une certaine culpabilité la dominent. L’a-elle assez aimé ? Prise dans la spirale du doute, elle se demande s’il faut croire ce magicien, ou sa propre intuition et sa confiance dans le réel. Une belle partition pour Valérie Dashwood.
Le magicien qui a les clés est réellement prodigieux : d’autant plus grand qu’il est petit, et d’autant plus vrai, qu’il invente et qu’il ment. Pirandellien. Otto Marvuglia se crée lui-même à la mesure de ses besoins, ou plutôt de la nécessité qui fait de lui beaucoup plus qu’un amuseur de foire. Ses petits tours assez faciles et banals, suffisent à l’amusement des clients de l’hôtel et à assurer son gagne-pain : ce que la mise en scène rend avec soin. Mais le jour de la tragédie, la misère et une dette obligent le magicien à un grand saut dans l’inconnu. Faire disparaître le mari et on verra plus tard. Et ce «plus tard» contraignant l’amènent à une grande découverte: le temps est une illusion et tout est illusion. Non, madame, votre mari n’a pas été absent quatre ans, mais dix minutes.
La Grande magie ne peut être qu’une pièce de théâtre et non un roman : il ne s’agit pas de raconter une affaire passée mais d’agir en sorte qu’elle se passe. Cette comédie sur l’illusion du temps a besoin de la durée de la représentation pour exister. Deux heures, ressenties comme quatre… Mais le spectacle n’est pas trop long et il y a ici le temps mental nécessaire à la construction de l’incroyable imbroglio mis en place par le magicien, pour ne pas perdre la face et essayer de maîtriser… ce qu il n’a plus la possibilité de maîtriser. Chaque étape, effacée par la suivante, rend nécessaire une nouvelle trouvaille même si le public, lui aussi, risque de perdre pied dans la durée.
Mais Serge Maggiani, magistral, va le guider tout au long du chemin. Otto Marvuglia apparaît ainsi en monsieur tout le monde, puis revêt l’habit de lumière un peu usé de l’artiste forain, transcendé par la nécessité de faire tenir jusqu’au bout son imposture. Pauvre manipulateur de pauvres objets, il se découvre peu à peu un formidable métaphysicien, auquel l’acteur offre une immense dignité. Il n’y a plus de petit escroc mais un infatigable travailleur de la pensée. Être ou ne pas être… Et les autres personnages ? La pièce ne se réduit pas au duo entre Madame Di Spelta et son magicien. Il y a une alternance entre les scènes dans les coulisses où se fignole la mécanique du métier, l’hôtel avec un serveur manifestement complice, et des vacanciers, peu attentifs aux numéros de magie et plus curieux d’ un éventuel drame conjugal. Ils devraient représenter la réalité, nous ramener à une société, à une chronologie, mais non, le magicien a déréglé le temps une fois pour toutes. Tous pris dans le vacillement du monde qu’il a provoqué…
Nous ne sommes pas pas dans un théâtre de l’absurde mais dans l’inconsistance d’un monde qui a perdu le nord. Cela peut se comprendre : dans l’Italie de l’après-guerre en 1948 à Naples, il y a la pauvreté et les souvenirs du fascisme proche avec sa grande illusion tout juste vaincue. Comment croire au réel? Cette Grande Magie est une comédie tragique inépuisable et d’une profondeur saisissante. Impossible que le mari se trouve dans le coffret, et impossible aussi qu’il ne s’y trouve pas. Et quand l’homme revient, défait de ses amours passagères, son épouse préfère garder la boîte contenant espoir et amour peut-être, ce que le réel et le retour au temps que les horloges mesurent, ne sauraient lui rendre.
Nous ne ferons pas une description plus concrète de la mise en scène et du décor: l’image de la mer avec son mouvement perpétuel et jamais le même, celle du bric-à-brac du magicien et de la terrasse anonyme de l’hôtel. Mais nos lecteurs comprendront que nous puissions être saisis par le vertige de l’analyse. Le sensible et l’émotion sont là, d’une qualité toute particulière pour un enjeu finalement tout simple: comment ce pauvre magicien à trois sous, «dottore» aux abois derrière sa façade savante, convaincu et grandi par ses propres arguments. Comment sa victime qui, elle, n’est pas convaincue mais se laisse entraîner, vont-il s’en sortir ? Passionnant.
Christine Friedel
Jusqu’au 8 janvier, Théâtre de la Ville-Espace Pierre Cardin, 1 avenue Gabriel, Paris (VIII ème). T. : 01 42 74 22 77.