L’Orage, d’Alexandre Ostrovski, adaptation Laurent Mauvignier, mise en scène Denis Podalydès

L’Orage d’Alexandre Ostrovski, adaptation de Laurent Mauvignier, mise en scène de Denis Podalydès

La malédiction d’être née femme: c’est le destin de Katia Kabanova qui trouvera son apothéose avec un opéra éponyme (1921) du compositeur tchèque Leos Janacek, inspiré par L’Orage, une pièce d’une actualité évidente avec la naissance du mouvement Me Too: ce drame écrit en 1859, reste terriblement contemporain…
Un village banal au bord de la Volga où un riche marchand et petit oligarque  joue les tyrans mais ses habitants raillent ce Moscovite. Ici et maintenant, ce serait un Parisien, égaré là à la suite de revers de fortune… Un mari ordinaire, amoureux de sa femme mais d’abord et avant tout, soumis à une mère autoritaire, qui s’évade dans la boisson.
Dans ce village, habite aussi Katia, vacillant entre la tendresse conjugale et l’appel du large, celui de la grande ville là-bas, au-delà du fleuve immense. Un appel aussi tout proche… en la personne du citadin Boris. Rêverie et tentations, Varvara, la belle-sœur insoumise, les saisit au vol pour cacher ses amours et plaisirs. Où l’on voit les effets paradoxaux mais prévisibles de la répression maternelle… Banal, décidément.

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Grâce à l’adaptation de Laurent Mauvignier, nous oublions le mélodrame pour une comédie tragique donnant corps au malheur de Katia et à cette petite société. Alexandre Ostrovski décape les comportements, tout en soulignant la part d’humanité de chacun. Le marchand est d’autant plus tyrannique, qu’il craint le diable, l’orage et sa propre faiblesse. «Innocemment», le mari bat sa femme mais quoi, c’était juste une gifle! Et il s’est excusé. «Naturellement » et à ses dépens, la mère autoritaire s’est faite garante d’une tradition qui opprime les femmes: cela a toujours été comme ça et le sera toujours… À ce mal de vivre tournant à la méchanceté, et  à la médiocrité environnante, Kouliguine, philosophe de village, répond par la modestie et la bienveillance: oui, si l’on osait utiliser un paratonnerre, on ne prendrait plus l’orage pour une punition divine. Oui, si l’on ouvrait les yeux, on regarderait la beauté de la Volga au lieu de s’épuiser en querelles et persécutions mutuelles.
Et Katia? Elle est au centre mais ne trouve pas sa place… Avec Mélodie Richard, elle nous apparaît fragile, disponible aux autres: mari, amant, terrible belle-mère. Mais le moment n’est pas encore venu et au village, aucun ne l’écoute, ni le la voit vraiment.  Philippe Duclos apporte quelque chose d’aérien et poétique au personnage de Kouligine. Nada Strancar fait de la mère et veuve, une bombe d’énergie vitale comprimée par la frustration. Et il y a pour incarner les autres personnages avec une énergie simple et juste: Cécile Brune, Leslie Menu, Dominique Parent, Thibaut Vinçon, Francis Leplay, Laurent Podalydès, Julien Campani et Geert van Herwijnen. Réunis par le chant au début du spectacle en une sorte de chœur villageois, ils cherchent ensemble la mélancolie et la gaîté d’une  âme russe rêvée.
Le metteur en scène et Eric Ruf, le scénographe forment un duo parfait. Nous avons rarement vu un décor changer  suivant la situation et le jeu des comédiens, avec un tel degré de précision et d’invention poétique. Un regard donne au panorama sur la Volga (une magnifique photo de Thibaut Cuisset) toute l’immensité de la Russie. Et une bande de garçons perchés sur un même élément font le mur du jardin qu’on escalade pour se moquer du voisin. Et ces visions d’un ennui sans fin fonctionnent : on y croit, on y est…

Ensuite, toutes les transformations sont possibles, de deux dimensions, à trois et pourquoi pas à quatre : le décor joue comme, et avec, les comédiens. La mise en scène elle-même comporte des trouvailles qu’on ne révélera pas, pour laisser au spectateur le plaisir de la découverte. Les lumières de Stéphanie Daniel et les sons de Bernard Vallery -présent sur scène avec sa guitare mais aussi en Zeus électronique préposé aux effets de tonnerre- atteignent avec la même précision, une même densité poétique.

Denis Podalydès avait joué dans La Forêt, mise en scène à la Comédie-Française par Piotr Fomenko en 2003 et dans cette même Forêt: un téléfilm d’Arnaud Desplechin (2014) et il s’était donc familiarisé avec l’univers d’Alexandre Ostrovski. Nous redécouvrons aujourd’hui avec bonheur ce grand classique, libre, puissant et d’une évidente actualité, écrit par le fondateur du théâtre russe au XIX ème siècle.

Christine Friedel

Spectacle vu le 7 janvier, au Théâtre-Cinéma Paul Eluard, Choisy-le-Roi (Val-de-Marne).

A partir du 12 janvier, Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis boulevard de la Chapelle, Paris (X ème). T. : 01 46 07 34 50.

 


Archive pour 12 janvier, 2023

 Amoureaux, texte et mise en scène de Thelma Trébel

 Amoureaux, texte et mise en scène de Thelma Trébel

 Aux quatre coins de la scène, un escabeau, et au centre, des corps endormis enchevêtrés. Le public regarde étonné comme devant un beau tableau, cet instant d’immobilité et d’attente. Que viennent faire ces escabeaux aux côtés de ces êtres dans les bras de Morphée? Dans un même espace-temps, deux mondes dramatiques opposés : celui de l’imaginaire poétique, de nos rêves, nos désirs et celui impitoyable de l’entreprise et du travail.

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Ce spectacle tout en intelligence, drôlerie et sensibilité, nous offre un récit composée de  deux histoires, non étrangères l’une à l’autre mais issues d’univers opposés: l’un enchanteur, et l’autre réaliste. Mythologie et existence: Tetis: «Mais enfin, Picknocline, on ne peut pas tomber amoureux de l’eau. » Picknocline: « Si.(…) C’était l’histoire d’un type qui ne pouvait pas s’empêcher de regarder son reflet dans un lac. Ou un puits, je ne sais plus. Tellement absorbé par son reflet, qu’il aurait pu se noyer dedans. »

Ici, mélancolie et féérie, humour et dérision, théâtre dans le théâtre ! La création sonore, la musique, comme les lumières, participent à cette représentation de l’étrangeté de l’amour, de la mort et/ou à la pression du travail, de la crise économique et écologique, de nos peurs ! D’un tableau à l’autre, le temps des origines se croise avec celui de notre société occidentale consumériste. L’écriture imagée et surprenante d’invention et de richesse thématique nous invite à une traversée aquatique de l’existence et et des méandres de l’âme humaine: assez inattendu, et non sans humour… Picknocline: «Moi, je trouve que Amoureaux, ça fait plus «amoureux de l’eau » ». Célestin: «L’eau est le reflet de notre âme. »
Sur les bords de l’eau -elle possède comme dans la vie, un rôle capital dans cette fabula- se trouve une usine de traitement de l’eau: Gouttagoutte et son univers impitoyable de l’entreprise.  Gouattagoutte, n’arrive plus à rendre potable le verre d’eau n°42 ! Plus d’eau consommable : il y a  urgence, face aux gens qui meurent de soif !

 Ce premier spectacle de Thelma Trébel et de la compagnie T.R.U.C, d’une rayonnante énergie, est d’une qualité dramaturgique incontestable. Nous ressentons le plaisir avec lequel les interprètes s’emparent de ce texte singulier, organique, sensuel et aux belles métaphores. L’enchaînement rythmé des situations et les mots parfois inventés à la saveur poétique, la construction des personnages et de l’espace-temps, la vivacité des comédiens… témoignent d’une réflexion approfondie sur le discours dramatique et l’écriture théâtrale. Texte et mise en scène sont d’une habileté dramatique peu ordinaire, avec des trouvailles épatantes. Entre autres, celle, astucieuse, des noms des personnages qui passent d’une histoire à l’autre. Celui d’une déesse ou d’un dieu, d’un phénomène scientifique, comme « Picknocline » ou d’un prénom d’aujourd’hui courant comme Henri, ou plus poétique comme Jade ou Ondine…Comme un dédoublement ou un vice et versa du même personnage évoluant d’ une époque intemporelle à celle de notre XXI ème siècle. Dans un des récits, Volga, le nom bien connu du fleuve, devient Oscar, le nouvel employé de l’usine Gouattagoutte, Picknocline prend le prénom de Jade, cheffe d’entreprise. Et celui de Naïa, d’origine arabo-indienne, divinité des rivières et des sources, prend celui d’Ondine, une cliente. Tetis, celui de Célestin employé de longue date dans l’entreprise. Et Odity devient Henri, l’homme à tout faire chez Gouttagoutte.

 L’art du théâtre est aussi la recherche d’une autre langue pour mettre en scène l’histoire humaine avec ses sentiments et conflits. Toujours les mêmes et toujours différents comme les couleurs de l’eau, rythmant cette histoire d’eau riche en théâtralité ! Amoureaux met à l’honneur l’imaginaire et la poésie, l’amour, l’alliénation  du travail en entreprise, dans une réalité transfigurée. Une belle découverte !

 Elisabeth Naud

 Jusqu’au 19 janvier, Théâtre Darius Milhaud, 80 allée Darius Milhaud, Paris ( XIX ème) T. : 01 42 01 92 26.

Un Mois à la campagne d’Ivan Tourgueniev, traduction de Michel Vinaver, mise en scène de Clément Hervieu-Léger

Un Mois à la campagne d’Ivan Tourgueniev, traduction de Michel Vinaver, mise en scène de Clément Hervieu-Léger

Ecrite en France entre 1847 et 1850, cette pièce précède celles de Tchekhov mais en a déjà le goût. « Son auteur,, dit Clément Hervieu-Léger, nous fait découvrir un microcosme où chaque être a sa part dans les perturbations sur la communauté et, où le moindre trouble intime d’un bouleverse tous les autres. Ce huis-clos fait écho, sans jamais parler de ce qui se passe autour, à un extérieur qui vient faire vaciller un ordre établi, fragile bien que séculaire, et traversé de l’intérieur par une profonde aspiration à la liberté de tous, dont Alexei est un révélateur.»

© J. Parisot

© J. Parisot

Ce petit monde de nantis s’ennuie : Natalia est mariée à Arkady, plus occupé par ses affaires que par son épouse. Rakitine voue un amour platonique à Natalia. Anna ,la mère d’Arkady, veille à ce que rien ne change dans ce microcosme au fragile équilibre, aidée par une gouvernante, Lizaveta.
Athanase, un célibataire endurci veut épouser Véra, une jeune innocente orpheline de dix-sept ans, adoptée par Natalia, et dont le docteur Ignace se fait le porte-parole. Durant toute la pièce comme chez Tchekhov, le docteur et ami de la famille, qui est aussi amoureux de Lizaveta, va observer les bouleversements dans ce petit monde. Et un séduisant tuteur, Alexei, venu de Moscou, s’occupe de Kolia ,le jeune fils de Natalia. Dans cette campagne tranquille, Natalia et Vera tombent amoureuses d’Alexei.

Le metteur en scène nous brosse avec délicatesse le tableau de sentiments contrariés. Cela donne l’impression de feuilleter Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes: « ADORABLE. Ne parvenant pas à nommer la spécialité de son désir pour l’être aimé, le sujet amoureux aboutit à ce mot un peu bête : adorable!  » Un mot qualifiant bien ici le sentiment de Rakitine pour Natalia : une relation ambigue qui les arrange.
« ANGOISSE.  Le sujet amoureux, au gré de telle ou telle contingence, se sent emporté par la peur d’un danger, d’une blessure, d’un abandon, d’un revirement-sentiment qu’il exprime sous le nom d’angoisse. » Ce qui envahit Natalia devant l’irruption brutale de son amour pour Alexei, un état qu’elle n’a jamais connu auparavant.
« DÉPENDANCE. Figure dans laquelle l’opinion voit la condition même du sujet amoureux, asservi à l’objet aimé.» Ici, tous les personnages essayent d’échapper à une dépendance amoureuse, qui risquerait de nuire à leur statut social.

Nous sommes emportés par cette petite musique des âmes, grâce à la direction d’acteurs de Clément Hervieu-Léger. Daniel San Pedro est très convaincant dans le rôle du docteur, maître du jeu d’échecs de ces états amoureux. Louis Berthélémy, Clémence Boué, Jean-Noël Brouté, Stéphane Facco, Isabelle Gardien, Juliette Léger, Guillaume Ravoire, Mireille Roussel et Nathan Goldsztein, Lucas Ponton, Martin Verhoeven(en alternance) interprètent leurs personnages avec une grande vérité et une belle sensibilité.

Le metteur en scène a sans doute pensé à des films comme  Violence et Passion  et  Mort à Venise  de Luchino Visconti. Il y a ici un côté sépia et un autre temps dans un été qui se meurt. Nous avons passé une soirée de vrai théâtre fondé sur un beau texte, un jeu d’acteurs et une mise en scène à l’écoute des tourments vécus par ces personnages.

Jean Couturier

Jusqu’au 4 février, Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, 2-4 Square de l’Opéra-Louis Jouvet, Paris (IX ème) . T. : 01 53 05 19 19.

 

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