Le Misanthrope de Molière, mise en scène René Loyon
Le Misanthrope de Molière, mise en scène de René Loyon
Un pic à gravir et l’un des sommets du théâtre classique. Avec cette grande pièce sérieuse (mais on verra qu’elle est aussi très drôle), Molière, on l’a souvent dit, a hissé la comédie à la hauteur de la tragédie. Ou plutôt il a fait reconnaître au public et à la critique, la grandeur d’un théâtre qui fait rire et qui n’invite ni rois ni reines.
Il y joue comme jamais de la règle des trois unités qu’il a contribué à faire régner: autant un ressort qu’une contrainte sans oublier les nécessités techniques de l’époque et les exigences économiques d’aujourd’hui. Unités de temps, de lieu et d’action: on nous a appris à y voir les piliers de la dramaturgie classique.
Nous sommes au théâtre, et donc l’essentiel de l’action est la parole et le fond de l’affaire, le conflit. Ici, entre l’ombrageux Alceste et la coquette Célimène. Le couple va-t-il se former ou se défaire ? Voilà une comédie rare qui ne finit pas par un mariage, même si les bienveillants Philinte et Éliante l’espèrent encore un peu.
Le lieu: le centre de ce petit monde est la maison de Célimène, une jeune et riche veuve qui tient « bureau d’esprit » et attire à elle les mondains comme la lampe attire les papillons.
Et le temps ? Plus encore que de l’unité de temps, il s’agit ici du moment. Ce jour-là, les amabilités de l’ami Philinte prodiguées à n’importe qui ulcèrent Alceste auquel la cour faite à Célimène devient insupportable.
Et il ne réclame que la justice, perd son procès faute de brigue, de « machines » et d’intrigues. Son valet a égaré un courrier urgent: c’en est trop! Et entre son bon droit (Parbleu !) et sa rage (Morbleu !), Alceste craque ! On a classé Le Misanthrope comme L’Avare dans les pièces de caractères, à la façon de La Bruyère.
C’est plutôt une comédie de situation, si l’on en croit le sous-titre, l’Atrabilaire amoureux. Quand on veut survivre, il faut être l’un ou l’autre. Et Alceste, lucide quant à ses contradictions, peste contre le sort qui l’a attiré vers Célimène. Mais il ne faut pas moins qu’un garde du tribunal pour lui faire quitter les lieux quand ses rivaux s’y installent, et il y revient dès l’acte suivant. En un mot : Alceste, tenu en laisse par une passion fatale, est au bout du rouleau…
Outre des raisons de circonstances, c’est peut-être cela, ce « bout du rouleau » qui a incité René Loyon à mettre en scène ce Misanthrope avec des comédiens chenus. En quoi les seniors seraient-ils plus patients que les jeunes ? Combien d’avanies a du subir Alceste, combien de contraintes a-t-il dû endurer avant de se révolter ? Pourquoi une Célimène, encore belle et spirituelle renoncerait-elle à l’encens et aux flatteries, même prodiguées par quelques fantoches vieillissants ? Quelle ligne invisible la sépare d’une Arsinoé amère, écartée de la séduction mais qui essaye d’attirer Alceste? Ne parlons pas d’Oronte et des petits marquis, définitivement englués dans leurs pratiques de Cour. Quant à la jeune Éliante et Philinte, raisonnables parce que revenus de tout, ils restent les spectateurs bienveillants et navrés de cette dure journée.
Le pari de cette distribution qui rend toute sa force à la pièce est gagné. Claude-Bernard Pérot nous donne l’Alceste le plus juste qu’on ait vu depuis longtemps, au bord de l’explosion et donc d’un comique irrésistible quand il se prend les pieds dans le minimum de politesse requise, et tout aussi amer devant l’échec de sa vie.
Comme tout bon Alceste, il est insupportable mais c’est lui qu’on préfère, face au Philinte élégant et sensible de Dominique Verrier et à une Célimène pleine d’un charme réel : Corinne Bastat. Elle nous la montre intelligente, lucide quant à sa dépendance aux mots d’esprits et aux murmures flatteurs reçus en retour. Mais surtout, elle nous fait découvrir une chose toute simple : Célimène est aussi sincère que sa cousine Éliante (Christine Combe), du moins avec Alceste, le principal intéressé : oui, elle l’aime, elle le distingue, comme il le souhaite à la première scène, mais elle veut conserver sa cour reflétant le cercle des puissants, fait de passe-droits et d’intrigues, où la médisance amuse plus que la bienveillance.
La fameuse tirade d’Éliante à l’acte II : «Dans l’objet aimé, tout leur devient aimable : /Ils comptent les défauts pour des perfections,/Et savent y donner de favorables noms » ne rencontre pas le même succès que les coups d’épingle bien ajustés de Célimène qui triomphe facilement des insinuations perfides d’Arsinoé (Evelyne Guimarra, en perdante frémissante, non résignée), dans une série de : « On dit « Et le jeu des portraits commence dès la première scène, quand Philinte teste son ami Alceste le misantrophe sur leurs fréquentations : faut-il dire la vérité et ouvrir à tout prix les yeux aux « victimes de la mode » sur leurs ridicules ?
René Loyon décape le texte et nous l’entendons comme jamais : nous y redécouvrons des trésors. Molière est aussi, et avant tout, un grand écrivain : nous sentons sa vie mouvementée, saigner dans les « Morbleu ! » d’Alceste, et la lassitude d’une Cour qui a fait sa fortune. Mais le spectacle doit continuer : il met ses tripes sur la table et fait rire des contradictions insurmontables de son Atrabilaire.
Il ne privera pas son public de scènes de pure comédie : les apparitions des Dupond et Dupont que sont Acaste (Thierry Vu Huu) et Clitandre : Pierre Ascaride à contre-emploi de son personnage populaire comme un Monsieur de Sottenville monté à la Cour, aussi désassortis que possible. Ou encore l’entrée du valet Du Bois (Dominique Gras), étourdi, abruti comme son patron Alceste, pour ce qui est des affaires.
On pourrait raconter longuement ce misanthrope, personnage en noir mais sans rubans verts. Les fanfreluches du XVII ème siècle et les subtilités précieuses ne s’opposent en rien au parti-pris actuel mais donnent juste quelques moments de repos à la tension de la pièce (cela a été aussi dit de la pièce à sa création) dans cette mise en scène «janséniste ». Molière est plus que jamais notre contemporain. Et ce Misanthrope, une réussite à ne pas manquer.
Le public aura aussi la chance de voir la belle exposition Créspucules qui réunit les œuvres de Guillaume Antoine, Jérôme Delépine, Anaïs Charras et Evelyne Galinsk. Peintures, photos et sculptures évoquent, en harmonie, ce moment de basculement et de transformation. Cela mérite que vous arriviez à l’avance, ou que vous vous attardiez un peu après le spectacle.
Christine Friedel
Centre culturel Le Cent, 100 rue de Charenton, Paris (XII ème), à 20h, les seuls lundis 23, 30 janvier, et 6 février. Puis les 14, 15, 20, 21 et 22 mars. T. :01 46 28 80 94