Un Homme, d’après la nouvelle de Charles Bukowski,traduction et mis en scène de Gaël Leveugle

Franck Roncière

Franck Roncière

Un Homme, d’après la nouvelle de Charles Bukowski, traduction et mis en scène de Gaël Leveugle

 Dans la pénombre, apparaît la danse surprenante et désarticulée aux mouvements saccadés d’un homme en costume gris foncé et chapeau. De ce prologue, très physique, va jaillir l’histoire fragmentée et d’une théâtralité hors normes d’ « un homme », à l’image d’une boule de cristal à facettes. Fragile et aveuglante, obsessionnelle et tenace, comme le désir et ses addictions, ses mirages. La pièce est inspirée d’une nouvelle de l’auteur américain tirée de son recueil  Au Sud de nulle part (1973) : Constance, une bouteille de whisky à la main arrive dans la caravane de George. Elle vient de quitter son mari, Walter. La liberté de vivre une relation amoureuse avec George devient réalité. «Mais ce n’est pas parce qu’on veut, qu’on peut .» Dans sa mise en scène, se succèdent des tableaux scéniques  au rythme d’une déclinaison d’un même motif : La rupture.

Attente ou désir d’un paradis, perdu d’avance, «La main se tend vers un dieu mutique, disait Charles Bukowski, dans le film Bukowski, Born into This (2005), la main se tend vers la bouteille, la pilule, la poudre, nous sommes nés prisonniers de cette atroce fatalité. »Le spectacle reprend inlassablement, les mêmes phrases en voix off et se construit sous l’inspiration de diverses  poèmes ou nouvelles de l’écrivain poète. Gestes et déplacements identiques avec juste quelques ajouts plein d’esprit dans le jeu et les fragments de textes, variations scènographiques, ouvrent sur un univers  onirique du déséquilibre, d’une superbe force dramatique. Une performance parmi d’autres : la chute un à un des personnages sur un matelas, depuis un escabeau, et répétée en boucle fascine le public. Gestes et mime, danse, bruitage et musique de Pascal Battus sont plein d’harmonie et d’invention, en accord vibrant avec le contexte dramatique. La création sonore à partir d’objet hétéroclites, morceaux de polystyrène, métaux, bois… devient musique théâtrale et poétique, elle nous plonge dans une ambiance entre rêve, fantasme et violence.

Comme à partir d’un espace mental au bord d’un précipice : «Une chute à travers le ciel, un peloton d’exécution c’est le meilleur (…) Mes mains mortes, mon cœur mort, le silence, l’adagio de la pierre, le monde en feu, c’est le meilleur.  »écrivait déjà Charles Bukowski dans  Le Pire et le meilleur pour atteindre un espace identifiable : un modeste salon dans une caravane: «Dans les taudis de banlieue, c’est le pire.» Dès le début, et pendant une grande partie du spectacle, juste les corps, du son, de la musique et des lumières mais aucune parole en direct. Ce choix esthétique donne toute sa puissance  à cette subtile mise en scène. Il permet au rythme et à une intensité dramatique de prendre leur place  en ne cessant de s’amplifier. Et seul, au dernier tableau, Gaël Leveugle réintroduit un dialogue entre les personnages… La grise réalité retombe, sans surprise. La pièce traduite, écrite, scénographiée et mise en scène par cet artiste n’est pas une adaptation d’ « Un homme » mais plus exactement  un prolongement et/ou une excavation du texte original proche d’une transfiguration. Le travail scénique et la dramaturgie rendent le texte tout aussi actif que les acteurs, la lumière, la musique, à l’image de la batterie lorsque dans un même instant tous les instruments sont et se mettent en jeu… La théâtralité  reflète à merveille, l’originalité et l’artisanat, la recherche du travail artistique de Gaël Leveugle. Cette nouvelle n’est qu’un pré-texte, dit-il, à partir duquel: « Je commence, dit-il, à écrire le texte, assemblage d’éléments divers, compositions analogiques, figures variées… qu’on appelle une mise en scène. »

Avec cet objet singulier, poétique et chorégraphique, il réussit avec une intelligence rare à donner vie et présence au phénomène temporel qu’est un instant. Ou plus exactement, à l’Instant-même : «Par un artifice minimaliste, dit-il, nous suspendons le temps, pour nous consacrer à la narration de ce seul point, ce moment où l’on se lance vers l’autre, celui où l’on risque l’épiphanie de son désir. » Celui que vivent, avec à la fois angoisse et avidité, Constance, Georges et Walter. En ce sens, le procédé de répétition acquiert toute sa force artistique. Mais l’imagination de Gaêl Leveugle, d’une profonde finesse,  nous donne aussi la possibilité d’aller plus loin que le texte dont lui, metteur en scène et comédien (il joue dans toutes ses réalisations), s’est emparé. Il y a dans cette création, l’invention d’une langue théâtrale. De là il interroge la représentation comme la réception par un public ému par cette prise de risques et crée des scènes évocatrices et inoubliables. Charles Bukowski puis Gaël Leveugle savent exploiter le fameux triangle cher au boulevard : la femme, le mari et l’amant : dans la nouvelle,  comme dans cette pièce, il y a une brèche invisible, d’une violence bouleversante mais non triviale qui nous concerne tous: l’impossibilité de nos désirs de rompre avec la réalité.  

Seul l’art peut prétendre à « la liquidation de la réalité » pour mieux l’apprivoiser  et nous rendre la faculté du désir et du rêve. Sans cela, comment regarder et entendre, rester debout face au tragique du chaos ? Un Homme nous fait aimer l’art de la scène dans ce qu’il a de plus exigeant : l’accession à une vision  du monde et de notre temps, à la beauté de l’art et la poésie. Les acteurs et musiciens Charlotte Cormanan, Julien Defaye, Pascal Battus, et Gaël Leveugle laissent éclater  avec esprit et invention, le pouvoir du Théâtre.  

 Elisabeth Naud 

Spectacle créé du 9 au 13 janvier, au Théâtre de l’Échangeur, 59 avenue du Général de Gaulle, Bagnolet (Seine-Saint-Denis. T. : 01 43 62 71 20.


Archive pour 25 janvier, 2023

La (nouvelle) Ronde, d’après La Ronde d’Arthur Schnitzler, écriture de Yann Verburgh , conception et mise en scène de Johanny Bert

La (nouvelle) Ronde, d’après La Ronde d’Arthur Schnitzler, écriture de Yann Verburgh , conception et mise en scène de Johanny Bert

La pièce qui fit scandale à sa création en 1920, est devenue un classique, mais étrille toujours, quelles que soient les joliesses de la mise en scène. La brutalité du désir, de son urgence à son épuisement, de l’appétit à la satiété, du Soldat à la Petite Bonne, de la Petite Bonne au Jeune Monsieur… Ici, se heurtent classes sociales, âges et fragilités. La chair est avide et triste, au bout du compte. Johanny Bert et Yann Verburg, inspirés par la dramaturgie circulaire et le mouvement perpétuel de La Ronde en donnent une version non édulcorée, mais moins amère, avec un regard vif sur les questions de sexualité dans notre société. Le spectacle s’ouvre sur l’allégorie de la caverne dans La République de Platon, mais retournée. Et paradoxe: ici, ce sont les ombres projetées, les marionnettes, les artifices, qui mènent à la connaissance du vrai. Sinon, à quoi bon, le théâtre ?

© Ch. Raynaud de Lage

© Ch. Raynaud de Lage

Cette (nouvelle) Ronde commence avec une jeune fille actuelle, délurée, indépendante et grande gueule, honteuse de n’être pas encore débarrassée d’une encombrante virginité et requérant à cet usage le premier venu. Alors, cela commence à tourner : entre la fille et un garçon, entre ce garçon stagiaire et son patron, entre, lui et son épouse qui va rencontrer un partenaire dans une boîte échangiste… LGBTQIA+ (Lesbiennes, gays, bisexuels, transsexuels, en questionnement, intersexuels, asexuels et autres), toutes les options existantes dans le monde réel sont là. Mais il ne s’agit pas d’une exposition universelle des différentes identités sexuelles revendiquées en sous-groupes. Mais au contraire, de la circulation de désirs changeants, surprises, plaisirs et amours.

Johanny Bert et Yann Verburgh ont enquêté, et au fil des rencontres, recueilli les témoignages de ceux qui ont bien voulu se confier. Mais ici l’emploi de la marionnette. change tout et autorise la plus grande liberté, sans voyeurisme…Elles sont capables de tous les excès visuels et de toutes les métaphores en action, « s’envoyer en l’air », grimper « au septième ciel », se disloquer de plaisir, perdre la tête, déployer un sexe masculin interminable et joyeux, et autres outrances pleines de vérité et terriblement humaines. Et quand apparaît un acteur prêtant son corps à un « humanoïde » à l’expression aussi limitée que celle de Siri (l’interlocuteur artificiel de certains téléphones), il passe très bien pour un robot. Belle inversion, avec son pesant d’humour. Cette vie intense que transmettent les poupées, on la doit au soin avec lesquelles elles sont fabriquées et habillées par Pétronille Salomé, virtuose, puis déshabillées, articulées, manipulées par les acteurs qui leur donnent voix et mouvement dans l’ombre. Ils viennent saluer à la fin et c’est juste. Durant tout le spectacle, on les devine tout en noir qui accompagnent, entourent, prennent dans leurs bras les marionnettes pour les mettre en avant et les faire jouer. Avec des gestes précis qui donnent au spectacle une bonne partie de sa tendresse : ici justement le propos de La Ronde.

Ce n’est pas gagné tout de suite : le prologue prend son temps,et dans la première scène on parle trop, alors que le jeu des marionnettes dit tout. Et l’écriture reste explicative et pesante. Puis cette La (nouvelle) Ronde prend son rythme et les scènes, leur intensité. Une belle invention plastique donne de plus en plus de charme au spectacle, avec, par exemple, au pays des fantasmes et des rêves (la boîte de nuit) une sorte de grand jouet, peluche consolatrice-doudou pour adultes-à supposer qu’on devienne adulte un jour. L’objet prend selon les angles de vision, l’allure de l’appareil génital masculin ou le schéma plus récemment décrit, et moins visible du clitoris, le tout avec grâce. Où l’on voit le fantasme rencontrer la fantaisie, et les marionnettes, s’émerveiller. Cela donne un spectacle culotté (et bien évidemment déculotté…) poétique, souvent drôle, parfois émouvant, libre surtout, et parlant à tous, même s’il n’est pas fait pour les enfants. Encore que… «Sérieux comme le plaisir», aurait dit Robert Benayoun, le réalisateur de ce film éponyme (1975).

Christine Friedel

Jusqu’au 28 janvier, Théâtre de la Ville-Théâtre des Abbesses, 21 rue des Abbesses, (Paris XVIII ème). T.: 01 42 74 22 77.

Théâtre 71, Malakoff (Hauts-de-Seine) dans le cadre du Festival Marto (Festival de Marionnettes et Théâtre d’Objets) les 15, 16 et 17 mars.

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