Un Homme, d’après la nouvelle de Charles Bukowski,traduction et mis en scène de Gaël Leveugle
Un Homme, d’après la nouvelle de Charles Bukowski, traduction et mis en scène de Gaël Leveugle
Dans la pénombre, apparaît la danse surprenante et désarticulée aux mouvements saccadés d’un homme en costume gris foncé et chapeau. De ce prologue, très physique, va jaillir l’histoire fragmentée et d’une théâtralité hors normes d’ « un homme », à l’image d’une boule de cristal à facettes. Fragile et aveuglante, obsessionnelle et tenace, comme le désir et ses addictions, ses mirages. La pièce est inspirée d’une nouvelle de l’auteur américain tirée de son recueil Au Sud de nulle part (1973) : Constance, une bouteille de whisky à la main arrive dans la caravane de George. Elle vient de quitter son mari, Walter. La liberté de vivre une relation amoureuse avec George devient réalité. «Mais ce n’est pas parce qu’on veut, qu’on peut .» Dans sa mise en scène, se succèdent des tableaux scéniques au rythme d’une déclinaison d’un même motif : La rupture.
Attente ou désir d’un paradis, perdu d’avance, «La main se tend vers un dieu mutique, disait Charles Bukowski, dans le film Bukowski, Born into This (2005), la main se tend vers la bouteille, la pilule, la poudre, nous sommes nés prisonniers de cette atroce fatalité. »Le spectacle reprend inlassablement, les mêmes phrases en voix off et se construit sous l’inspiration de diverses poèmes ou nouvelles de l’écrivain poète. Gestes et déplacements identiques avec juste quelques ajouts plein d’esprit dans le jeu et les fragments de textes, variations scènographiques, ouvrent sur un univers onirique du déséquilibre, d’une superbe force dramatique. Une performance parmi d’autres : la chute un à un des personnages sur un matelas, depuis un escabeau, et répétée en boucle fascine le public. Gestes et mime, danse, bruitage et musique de Pascal Battus sont plein d’harmonie et d’invention, en accord vibrant avec le contexte dramatique. La création sonore à partir d’objet hétéroclites, morceaux de polystyrène, métaux, bois… devient musique théâtrale et poétique, elle nous plonge dans une ambiance entre rêve, fantasme et violence.
Comme à partir d’un espace mental au bord d’un précipice : «Une chute à travers le ciel, un peloton d’exécution c’est le meilleur (…) Mes mains mortes, mon cœur mort, le silence, l’adagio de la pierre, le monde en feu, c’est le meilleur. »écrivait déjà Charles Bukowski dans Le Pire et le meilleur pour atteindre un espace identifiable : un modeste salon dans une caravane: «Dans les taudis de banlieue, c’est le pire.» Dès le début, et pendant une grande partie du spectacle, juste les corps, du son, de la musique et des lumières mais aucune parole en direct. Ce choix esthétique donne toute sa puissance à cette subtile mise en scène. Il permet au rythme et à une intensité dramatique de prendre leur place en ne cessant de s’amplifier. Et seul, au dernier tableau, Gaël Leveugle réintroduit un dialogue entre les personnages… La grise réalité retombe, sans surprise. La pièce traduite, écrite, scénographiée et mise en scène par cet artiste n’est pas une adaptation d’ « Un homme » mais plus exactement un prolongement et/ou une excavation du texte original proche d’une transfiguration. Le travail scénique et la dramaturgie rendent le texte tout aussi actif que les acteurs, la lumière, la musique, à l’image de la batterie lorsque dans un même instant tous les instruments sont et se mettent en jeu… La théâtralité reflète à merveille, l’originalité et l’artisanat, la recherche du travail artistique de Gaël Leveugle. Cette nouvelle n’est qu’un pré-texte, dit-il, à partir duquel: « Je commence, dit-il, à écrire le texte, assemblage d’éléments divers, compositions analogiques, figures variées… qu’on appelle une mise en scène. »
Avec cet objet singulier, poétique et chorégraphique, il réussit avec une intelligence rare à donner vie et présence au phénomène temporel qu’est un instant. Ou plus exactement, à l’Instant-même : «Par un artifice minimaliste, dit-il, nous suspendons le temps, pour nous consacrer à la narration de ce seul point, ce moment où l’on se lance vers l’autre, celui où l’on risque l’épiphanie de son désir. » Celui que vivent, avec à la fois angoisse et avidité, Constance, Georges et Walter. En ce sens, le procédé de répétition acquiert toute sa force artistique. Mais l’imagination de Gaêl Leveugle, d’une profonde finesse, nous donne aussi la possibilité d’aller plus loin que le texte dont lui, metteur en scène et comédien (il joue dans toutes ses réalisations), s’est emparé. Il y a dans cette création, l’invention d’une langue théâtrale. De là il interroge la représentation comme la réception par un public ému par cette prise de risques et crée des scènes évocatrices et inoubliables. Charles Bukowski puis Gaël Leveugle savent exploiter le fameux triangle cher au boulevard : la femme, le mari et l’amant : dans la nouvelle, comme dans cette pièce, il y a une brèche invisible, d’une violence bouleversante mais non triviale qui nous concerne tous: l’impossibilité de nos désirs de rompre avec la réalité.
Seul l’art peut prétendre à « la liquidation de la réalité » pour mieux l’apprivoiser et nous rendre la faculté du désir et du rêve. Sans cela, comment regarder et entendre, rester debout face au tragique du chaos ? Un Homme nous fait aimer l’art de la scène dans ce qu’il a de plus exigeant : l’accession à une vision du monde et de notre temps, à la beauté de l’art et la poésie. Les acteurs et musiciens Charlotte Cormanan, Julien Defaye, Pascal Battus, et Gaël Leveugle laissent éclater avec esprit et invention, le pouvoir du Théâtre.
Elisabeth Naud
Spectacle créé du 9 au 13 janvier, au Théâtre de l’Échangeur, 59 avenue du Général de Gaulle, Bagnolet (Seine-Saint-Denis. T. : 01 43 62 71 20.