(Rivage à l’abandon) Médée-Matériau, Paysage avec Argonautes d’Heiner Müller, mise en scène de Matthias Langhoff
Rivage à l’abandon, Médée-Matériau et Paysage avec Argonautes d’Heiner Müller, traduction de Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger, mise en scène de Matthias Langhoff
Mêlée, un mythe qui a toujours hanté les écrivains et sur lequel le dramaturge allemand (1929-1995) n’a cessé de travailler. Il y a juste quarante ans quand nous avions eu le bonheur de l’interviewer, il a avait enfin écrit Rivage à l’abandon, Médée matériau et Paysage avec Argonautes, un triptyque qu’il avait monté au Schauspielhaus de Bochum, avec Matthias Langhoff. Le grand metteur en scène qui avait créé Richard III en 1995, l’a repris en 2021 (voir Le Théâtre du Blog), avec déjà Marcial Di Fonzo Bo, Frédérique Loliée, et Catherine Rankl pour la scénographie et les costumes. Avec eux, il a donc conçu ce spectacle à la Comédie de Caen, maintenant joué au Théâtre de la Commune à Aubervilliers
Dans une première partie, le public, limité à quelque soixante-dix personnes, est invité à voir une installation comme dans un musée d’art contemporain mais avec gardiens -hommes ou femmes- en jupe uniforme strict et gants blancs. Matthias Langhoff, assis à une petite table, vérifie le bon déroulement de l’opération. On peut entendre, diffusée par un ancien magnéto, une œuvre radiophonique (1984) de vingt minutes environ du poète et compositeur Heiner Goebbels, magistralement créée à partir de quelques courts extraits de Rivage à l’abandon/ Heiner Müller y parle d’une Allemagne en ruine, celle qu’il a connue juste après la guerre- il n’avait pas vingt ans…Et les images de villes en ruine sont toujours longtemps présentes dans la mémoire individuelle. Pour nous, Bezons (Val-d’Oise) et ses environs… Heiner Goebbels avait fait lire ces phrases à une cinquantaine de Berlinois dans les bars, trains de banlieue, rues, métros, etc. puis, il les a associées aux bruits de la vie quotidienne. D’où un texte incompréhensible, qu’on soit allemand ou français… mais un matériau d’une force implacable.
Il y a sur des praticables roulants que vont déplacer les acteurs, de très grande photos: celles d’anciens bâtiments industriels en bord de mer: une image glaçante… Et il y a aussi celle d’une femme en robe blanche flottant au vent en dix exemplaires qui ressemble à la Médée que nous allons voir. Et une grande toile magistrale signée Catherine Rankl :un petit bateau enfoncé dans une gangue de béton, avec, à côté, une sculpture-sans doute d’homme politique- renversée et cassée. Soit un autre monde effacé depuis la chute du mur de Berlin mais encore fortement ancré dans la mémoire collective. Dans une vitrine, un petit bateau en carton, comme indiqué sur le cartel, celui des Argonautes et de Jason, le mari de Médée qui voulaient aller retrouver la Toison d’or. Dans une autre, un paquet des cigarettes Josetti Casino populaires en Allemagne de l’Est….
Puis nous entrons dans la seconde partie de la salle, quelques rangées de sièges et les mêmes grandes images décrites plus haut. Mais aussi à jardin un portrait d’Heiner Müller jeune, allumant une cigarette à côté d’un panneau :interdiction de fumer, une grosse gazinière blanche avec une chaise, et devant nous, sur une quinzaine de mètres, comme dans son Richard III, une étroite voie ferrée sur un ballast de cailloux blancs avec à un bout, un petit arbre mort, planté dans une poussière grise. Une installation artistique parfaitement maîtrisée et en leitmotiv la musique de La Paloma, une célèbre chanson, interprétée notamment par Nana Mouskouri, écrite par le compositeur basque Sebastián Iradier vers 1863.
Projetées en photo ou vidéo, des femmes vêtues de la même robe blanche que Médée dans un univers désolé, des plages de Normandie avec touffes d’herbes sous le vent mais aussi un blockhaus graffité, un char… Et dans un atelier de décors,on voit une grande toile peinte en cours de création.Médée, superbement interprétée par Frédérique Loliée qui a appris de sa nourrice la trahison de Jason, rugit de colère. Désespérée: «La cendre de tes baisers sur les lèvres/ Entre les dents le sable de nos années/Sur la peau rien que ma sueur/Ton souffle la puanteur d’un autre lit/ Un homme donne la mort à sa femme en cadeau d’adieu/Ma mort n’a pas d’autre corps que le tien/ Si tu es mon mari je suis encore ta femme/Que ne puis-je de mes dents, de l’arracher ta putain.»
Bref, une Médée qui reste fière et prête à se venger par un meurtre sacrificiel, celui de ses enfants, symbolisés ici par deux boîtes d’aliment pour chiens dont elle pressera ente ses mains le contenu qui tombera sur les rails. Quelle image! Et elle savoure déjà sa future vengeance sur Jason… Sur la grosse cuisinière des années cinquante, chauffe en paix une cafetière et Jason est là. Médée enlève sa robe blanche, et presque nue, se laisse caresser. Dernier plaisir sensuel avant le crime qu’elle va commettre? A Jason, elle donnera cette robe, empoisonnée si elle est portée par une autre femme, pour qu’il l’offre à Créuse, sa nouvelle amoureuse.
Puis tout se passe comme si Médée, dont Matthias Langhoff met en relief le corps, imposait une dernière fois sa sexualité avant une mort programmée et elle va ouvrir d’un coup de couteau, un carton de lait qu’elle se répand sur la tête. Autre fantastique et très impressionnante image, d’une grande simplicité mais qu’on ne peut oublier! Le versement d’une libation purificatrice(quelques gouttes d’huile d’olive, vin ou lait est un très ancien rite de l’Antiquité et est encore pratiqué en Afrique). Matthias Langhoff sait nous offrir ce type d’images théâtrales et est l’un des seuls metteurs en scène actuels, avec Tadeusz Kantor bien sûr, à créer aussi une scénographie.
Ensuite, les gardiens (Claudio Cosemo et Laura Lemaître) absolument muets, vont faire tourner les praticables sur lesquels se trouvent les écrans et le panneau peint. Retour en silence sur les images précédentes, comme pour dire que cette histoire est malgré tout bouclée? Dernier volet de cette courte mais très dense création: Marcial Di Fonzo Bo, assis dans le petit bateau au centre de la scène, dit magnifiquement, avec parfois une certaine ironie, Paysage avec Argonautes : » Le sang séché /Fume sous le soleil/Le théâtre de ma mort / Avait déjà commencé quand j’étais entre les montagnes/Entouré de mes compagnons tués sur cette pierre. » (…) Puis il chantonnera lui aussi, La Paloma. En une heure et trois moments, aucune faille, aucun temps mort dans cette pièce fondée sur de fortes images picturales qu’accompagnent un univers sonore très élaboré, des photos et les textes-poèmes d’Heiner Müller. Un travail d’expert réalisé avec un soin extrême, sur le temps et l’espace, à mi-chemin entre la peinture, la vidéo, l’installation d’arts plastiques et le théâtre. Matthias Langhoff, depuis quarante ans que nous voyons ses formidables créations, est toujours là où on ne l’attend pas… Et ici, Polyphème, le Cyclope, règle en uniforme la circulation à un carrefour: le passage en bois qui sert à faire traverser la voie ferrée aux spectateurs..
Attention, ce spectacle, supérieurement intelligent, n’a rien de «réjouissant» et n’est sans doute pas tout public (encore que? N’y emmenez tout de même pas votre vieux cousin ou votre vieille cousine!). Et quand Catherine Ranlk, filmée dans l’atelier prononce une phrase finale et prémonitoire : Paysage avec Argonautes présuppose les catastrophes auxquelles travaille l’humanité actuelle. La contribution du théâtre pour les prévenir ne peut être que leur représentation. », règne alors un silence absolu et le public est sous le choc…
Rigueur absolue de la mise en scène, interprétation impeccable, scénographie de tout premier ordre, maîtrise absolue du geste théâtral où rien n’est laissé au hasard, relation exemplaire -et c’est très rare- entre images et le texte: le spectacle peut sembler parfois sec à quelques moments mais c’est vraiment du grand Langhoff, passionnant à plus d’un titre et qui mériterait amplement d’être repris. Au cas où… Ne le ratez surtout pas.
Il faut espérer qu’il y aura au moins une captation de cette magistrale leçon de théâtre pour les élèves des écoles d’art et de spectacle, comme pour les jeunes critiques qui, probablement, n’ont jamais vu de spectacles du grand dramaturge et metteur en scène allemand… Marie-José Malis a bien fait de l’inviter et s’il reste par hasard une place, n’hésitez surtout pas.
Philippe du Vignal
Jusqu’au 2 février,Théâtre de la Commune-C.D.N., Aubervilliers (Seine Saint-Denis).
Du 22 au 26 février, Teatro Piemonte Europa, Turin (Italie).
Le texte est publié aux Editions de Minuit.