Grand Reporterre#6 : Système médiatique et politique de l’information

Grand Reporterre#6 : Système médiatique et politique de l’information

Angélique Clairand et Eric Massé, à la tête du Théâtre du Point du Jour, à Lyon, envisagent ce lieu comme une maison de création, avec un programme en prise sur l’actualité. Ces metteurs en scène tissent aussi des liens avec des compagnies locales, hexagonales ou étrangères pour des projets socialement engagés. Ils ont entamé, depuis leur arrivée, une série documentaire rassemblant deux fois l’an artistes et journalistes et nous avons suivi avec intérêt la plupart de leurs propositions (voir Le Théâtre du Blog)

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© M Davidovici

 Pour cette sixième édition, Aurélie Van Den Daele, metteuse en scène et directrice du Théâtre de l’Union à Limoges et l’auteur-interprète Sidney Ali Mehelleb se sont interrogés sur le journalisme d’investigation en ces temps de crise écologique, face aux grands médias détenus à 90 % en France par neuf milliardaires, selon un article de Basta ! et L’Information est un bien public, un essai de Julia Cagé, économiste et de Benoît Huet, avocat. Les intérêts économiques de l’agro-industrie ne sont pas toujours compatibles avec la liberté de la presse. Deux journalistes sont là pour en témoigner. Elles ont travaillé dix jours avec l’équipe artistique devenue le haut-parleur de leurs expériences. Morgan Large travaille sur l’agro-alimentaire en Bretagne et Hélène Servel sur l’exploitation de la main-d’œuvre agricole étrangère dans le Sud de la France et de l’Europe. Grand Reporterre#6 est né de la rencontre du  théâtre avec ces militantes engagées  souvent à leurs risques et périls.

Lauryne Lopes de Pina et Sidney Ali Mehelleb, sur scène avec elles, seront leurs porte-parole et se font bateleurs pour une déambulation en trois temps du public en plusieurs lieux du théâtre. Répartis en deux groupes : Beurre salé pour la Bretagne et Huile d’olive pour la Provence, les spectateurs suivront les démêlés de ces journalistes d’investigation avec les pouvoirs en place.

Theatre du point du jour

Hélène Servel © Bertrand Gaudillère

Dans les Alpilles, Hélène Servel a enquêté sur la mort d’un ouvrier agricole: «Elio Maldonado Granda s’est écroulé de soif au milieu en plein cagnard.» Un arbre qui cache la forêt d’un vaste trafic d’êtres humains, notamment par l’entreprise d’intérim espagnole Terra Fecundis,. Pour la deuxième fois en moins d’un an, la justice pénale l’a sanctionnée dans une affaire de fraude au travail détaché. En 2022 le tribunal correctionnel de Nîmes lui a infligé une amende de 375.000 euros pour travail dissimulé et emploi d’étrangers sans titre. Elle a aussi été frappée d’une interdiction d’exercer sur le sol français, mais apparemment continue d’exercerEn 2021, elle avait déjà été condamnée par le tribunal judiciaire de Marseille pour «exécution de travail dissimulé et marchandage de main-d’œuvre illégale“ . Sont aussi mises en cause les conditions de travail et d’hébergement de ces étrangers par un gros exploitant de fruits et légumes de la région. Le compte rendu d’Hélène Servel dans un article paru dans la revue Panthère Première, est lu, pour partie par Sidney Ali Mehelleb tandis qu’elle joue une Suite de Bach au violoncelle, instrument qu’elle a repris à l’occasion de ce spectacle. On voit aussi sur écran la publicité mensongère de Terra Fecundis publiée sur Internet qui promettait aux travailleurs un séjour d’agrément…

Theatre du point du jour

Morgane Large © Bertrand Gaudillère

 Ailleurs dans le théâtre: destination les Côtes-d’Armor avec ses élevages intensifs de porcs (« Deux fois plus de cochons que d’habitants ») et ses algues vertes : «ça pue la mort»! A Radio Kreiz Breizh, une station locale bilingue français et breton, Morgan Large dans son émission La Petite Lanterne, a enquêté sur la mort d’un chauffeur routier. « Il ne fallait pas, dit sa femme, qu’on sache que les algues vertes étaient tueuses.» La journaliste rend aussi compte d’autres accidents dus à «cette marée verte provenant de déjections animales». Et elle fait écho aux luttes du collectif Bretagne contre les fermes-usines. « Mais dit le maire d’une commune rurale, les agriculteurs ont fait d’énormes progrès.»

Au terme de ces voyages au Sud et à l’Ouest, les deux groupes de spectateurs se rassemblent pour retrouver les journalistes  s’interviewant mutuellement sur leur métier, leur condition de pigistes touchant à peine le smic et la peur permanente les habite après intimidations, harcèlements, représailles… Morgane Large, fille d’agriculteurs, elle-même diplômée d’agriculture, enquête sur la collusion entre des industriels et certains exploitants qui sont aussi souvent des élus locaux… Après sa participation au Journal breton, une série radiophonique d’Inès Léraud, diffusée dans Les Pieds sur terre sur France-Culture et à Bretagne terre sacrifiée, un documentaire de France 5, la jeune femme a reçu des menaces et les roues de sa voiture ont été déboulonnées! En 2020, elle a donc fondé avec plusieurs autres journalistes Splann! un magazine bilingue d’enquêtes en ligne, inspiré de Disclose, un autre magazine en ligne.
Hélène Servel, elle aussi, du fait de son engagement, a eu une dépression mais elle continue à se battre avec sa plume et prépare une bande dessinée pour la Revue Dessinée chez Médiapart où elle publie aussi des articles comme dans Le Monde diplomatique. On peut entendre ses podcasts sur plusieurs plateformes en ligne.

Ces lanceuses d’alerte n’ont pas fini de nous étonner et Aurélie Van Den Daele a trouvé la juste place pour mettre en valeur leurs paroles, avec naturel et sans les « héroïser. » : « Comment apporter ces matériaux au théâtre en ne les transformant pas? Elles ont plongé sur scène, l’une avec son violoncelle, et l’autre avec son micro.», commente la metteuse en scène.

Le texte, parfois slamé, apporte distance et humour à ces aventures humaines. «Plutôt que de fulminer contre les ténèbres, mieux vaut allumer une petite lanterne», dit un proverbe chinois. Il a inspiré à Morgane Large le titre de son émission sur Radio Kreiz Breizh. Théâtre et journalisme sont ici nos veilleuses…

Mireille Davidovici

Spectacle vu le 23 février au Théâtre du Point du jour, 7 rue des Aqueducs, Lyon (Vème). T. : 04 78 25 27 59.

21 avril Théâtre 14, 20 Avenue Marc Sangnier, 75014 Paris 14e . dans le cadre du festival Re.Génération


Archive pour février, 2023

Le Malentendu d’Albert Camus, traduction de Marianne Kalbari, mise en scène de Yannis Houvardas

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Le Le Le Le Le Malentendu d’Albert Camus, traduction de Marianne Kalbari, mise en scène de Yannis Houvardas

Une pièce écrite en 1942-1943 au Chambon-sur-Lignon (un village de Haute-Loire en France qui a résisté de façon exceptionnelle à l’occupant allemand et accueilli de nombreuses familles juives) et où  l’écrivain soignait une tuberculose. Ce fait-divers relaté dans L’Etranger figure aussi dans plusieurs contes populaires d’Europe centrale et devient ici une allégorie de la condition humaine.

Après avoir fait fortune au loin et s’être marié, Jan arrive incognito en Bohème dans l’auberge que tiennent sa sœur, Martha et sa mère. Elles ont pris habitude d’assassiner les riches voyageurs pour les dévaliser. L’une a des scrupules mais l’autre est mue par le ressentiment. Quand elles découvrent qui est leur dernière victime, la mère se suicide et Martha aussi, après avoir crié sa haine du monde. Il n’y a plus personne pour consoler Maria, l’épouse de Jan. Et le vieux domestique se montre insensible à sa détresse.

En somme, le fils prodigue n’a pas trouvé les mots appropriés et cet homme de bonne volonté a été un piètre metteur en scène et acteur. En se faisant passer pour un autre, il a lui-même mis en marche l’engrenage qui va le broyer. Les malencontreuses interventions du domestique empêchent ces femmes de connaître l’identité de leur future victime. La lassitude de la mère, l’inhumanité de Martha, frustrée de bonheur, contribuent aussi à un dénouement qui aurait pu être évité.

Dans ce lieu clos où l’on est exilé pour toujours, les personnages communiquent difficilement et les silences sont pesants. Avec cette fable, Albert Camus actualise le vieux schéma du quiproquo tragique. Comme dans les tragédies Iphigénie en Tauride, Œdipe roi et surtout Électre. Mais ici, il y a une différence fondamentale: Albert Camus venait d’écrire dans Le Mythe de Sisyphe, que le destin est «une affaire d’hommes qui doit être réglée entre les hommes».
Construction en trois actes, strict respect des unités, dialogues et monologues de haut niveau: on a placé Le Malentendu du côté de la tradition théâtrale, à un moment où elle était contestée.   Chaque mise en scène de Yannis Houvardas est un essai porteur de signes, avec un méta-texte enrichissant les notions-clés, sous-entendus et non-dits. Et il demande à ses acteurs de prendre une distance par rapport au texte, et pour éviter sentimentalité et expression émotionnelle, de parler lentement et clairement.

Sur le plateau, le bar tout en longueur de l’auberge où rentrent ivres,  la mère et la  fille est un praticable où Blaine L. Reininger joue des mélodies blues mélancoliques tout au long du spectacle. Il y a aussi un  cafard géant que mère et fille embrassent souvent (une marionnette, clin d’œil à Kafka). En haut de la scène, une boîte étroite comme un  cercueil:  la chambre de Jan. Un univers hypnotique et hallucinogène

Marianne Kalbari crée avec une clarté remarquable le personnage de la Mère, une morte-vivante se décomposant au ralenti, qui veut mais ne peut pas mourir et qui incarne la fatigue, telle une condition existentielle. Pénélope Tsilika est Martha, vaisseau palpitant de désirs insatisfaits et écrasés, corps souillé par la solitude  et transformé de manière déchirante en un cygne noir qui laisse ses ténèbres se répandre. Flomaria Papadaki (Maria) et Anastassis Roïlos (Jan) font bien passer tous les doutes, fêlures et phobies qui deviendront cynisme, violence et culpabilité…  Un spectacle de haut niveau à ne pas manquer ! 

 Nektarios-Georgios Konstantinidis 

 Théatro Technis Karolos Koun, 14 rue Frynichou, Plaka, Athènes. T. : 00302103228706.

Une Démocratie splendide d’arbres forestiers, d’après l’œuvre et la correspondance de John Keats, mise en scène de Nicolas Sruve

Une Démocratie splendide d’arbres forestiers, d’après l’œuvre et la correspondance de John Keats, adaptation de la traduction originale de Robert Davreu, mise en scène de Nicolas Sruve 

Ce très bon acteur que l’on a vu souvent dans les pièces de Valère Novarina mais aussi de Bernard-Marie Koltès, Racine ou Ibsen, est aussi passionné et traducteur de la littérature russe. Et il avait récemment monté un  beau spectacle à partir de la correspondance entre Anton Tchekhov et Lydia Mizinova( voir Le Théâtre du Blog)

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Cette fois, il a voulu, aidé par Mico Nissim au synthé, nous faire découvrir ou redécouvrir le célèbre poète anglais John Keats (1795-1821). Pratiquement méconnu, il ne publiera de son vivant que trois livres : Poems, Endymion et Lamia, Isabella, Eve of Saint-Agnès and other poems. Tuberculeux, il meurt d’hémorragie seul à Rome. Il avait vingt-six ans!
Dans le silence de ce merveilleux studio aux murs tapissés de boiseries, un sol couvert de cartons, et sur une petit bureau, des livres, quelques fleurs dans un vase, des pinceaux, et au fond, un synthé et les accessoires électroniques (belle scénographie de Raymond Sarti). Et surtout des portraits en pied, sur des cartons kraft, de la famille et des amis de John Keats que Nicolas Struve disposera un partout autour de lui.
Il évoque avec une diction parfaite et grâce à un habile tricotage, les amitiés et amours de l’écrivain et nous lit aussi ses lettres et poèmes, d’une puissance et d’une beauté étonnante. Un spectacle intéressant mais trop long (une heure aurait suffi) et auquel il manque la musique de l’anglais. Pourquoi ne pas avoir glissé quelque poèmes dans la langue originale?
Nicolas Struve a moins bien réussi son coup qu’avec Tchekhov. Après un sérieux élagage (il y a des tunnels surtout vers la fin) et en trouvant un meilleur rythme, il pourrait faire nettement progresser ce spectacle. Un travail en cours et à suivre.

Philippe du Vignal 

Jusqu’en mars, Théâtre de l’Epée de bois, Cartoucherie de Vincennes. Métro: Château de Vincennes+ navette.
Poèmes de John Keats éditions Belin.
Le texte du spectacle est publié chez Arléa.

La Dame de la mer d’Henrik Ibsen, mise en scène de Géraldine Martineau

La Dame de la mer d’Henrik Ibsen, mise en scène de Géraldine Martineau

Une pièce écrite en 1888 mais peu jouée et la dernière mise en scène que nous en ayons vu au Théâtre Montparnasse m^me avec Jacques Weber, était du genre catastrophique.  La Dame de la mer a surtout pour intérêt d’être centrée déjà sur le féminisme et les rapports de couple. Le rôle principal, chose inhabituelle à la création, étant celui d’une femme. Ellida, fille unique d’un gardien de phare est mariée au docteur Wangel, un médecin veuf et père de deux jeunes filles. Bolette et surtout Hilde la plus jeune ont des rapports difficiles avec Ellida . Visiblement peu à l’aise dans cette famille où elle ne trouve pas sa place, cette mère qui a perdu son jeune enfant, essaye de retrouver un certain équilibre en allant souvent se baigner dans la mer. C’est l’été et une fête se prépare avec plein de fleurs blanches mais pour fêter… l’anniversaire de l’épouse décédée de Wangel… Bref, rien n’est tout à fait dans l’axe et ici les morts sont trop proches des vivants…
D’une autre classe sociale que son mari, Ellida le respecte mais l’aime pas vraiment. Elle finit par lui avouer qu’elle a autrefois été très amoureuse d’un marin étranger dont le souvenir la hante et à qui elle avait promis de vivre un jour avec lui.  Wangel va demander à un ami, le professeur Arnholm, de l’aider à la sortir de sa quasi-dépression permanente.

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Hilde se promène souvent avec Lingstrand, et Bolette avec Arnholm visiblement amoureux d’elle. Bien entendu, le beau marin toujours amoureux malgré les années, va réapparaître et semer le trouble chez Ellida; elle veut quitter son mari qui est d’accord pour divorcer. Et le marin revient une nouvelle fois et demande à Ellida en présence de Wangel, de faire un choix clair. Mais cette féministe avant la lettre se sent désormais libre et responsable. Donc en toute liberté. Le marin s’en va un revolver à la main sans doute prêt à se suicider.Ellida elle, choisit consciemment de renouer avec son mari. Et elle est enfin reconnue par les jeunes filles! Ce n’est sans doute pas la meilleure pièce (un peu longuett), du grand dramaturge norvégien et elle tient parfois du mélo…

La metteuse en scène a essayé de concilier onirisme et réalisme sur la petite scène du Vieux-Colombier. Mais cela ne fonctionne pas, en partie à cause d’une scénographie inutilement compliquée. En fond de scène, une peinture grise et terne, pas très réussie d’un fjord,  quelques troncs d’arbres élancés, un étroit praticable en caillebotis de fer pour figurer le salon avec un canapé, deux chaises  des vases avec fleurs en plastique!, une toute petite mare où sont censées vivre des carpes, une demi-barque… Bref, un curieux bric-à-brac vraiment laid et sans unité qui ne facilite en rien les déplacements des acteurs. Et sans doute pour évoquer les brumes de la Norvège, des fumigènes en permanence… la plaie du théâtre actuel.

Tout cela donc un peu académique, et sans grande émotion. Comparaison n’est pas raison mais avec quel émerveillement, nous avions vu la formidable en 2008 déjà Une Maison de Poupée, mise en scène de Thomas Ostermeier ou son Hedda Gabler, mais aussi Le Canard sauvage par Alain Françon à la Comédie-Française… Ici, la metteuse en scène incarne elle-même sans y arriver vraiment, le personnage complexe d’Ellida mais elle dirige bien ses comédiens. Laurent Stocker, très juste en médecin généreux et prêt à divorcer, si cela peut rendre sa femme plus libre et enfin heureuse. Adrien Simion, juste aussi en jeune homme malade, comme Alain Lenglet en vieux peintre portraitiste et Clément Bresson, en marin. Benjamin Lavernhe, très crédible en professeur Arnholm attentif à Ellida et amoureux de Bolette. Elisa Erka mérite une mention spéciale avec Léa Lopez (Hilde) : leur fraîcheur de jeunes actrices solides fait du bien…
Une pièce mineure et à la limite du crédible, une mise en scène honnête mais conventionnelle à laquelle il est difficile d’adhérer: à vous de décider…

Philippe du Vignal

Jusqu’au 12 mars, Théâtre du Vieux-Colombier, 21 rue du Vieux-Colombier, Paris (VI ème). T. : 01 44 58 15 15.

 

 

Les Vivants et les morts, adaptation d’Hugues Tabar-Nouval et Gérard Mordillat, texte et mise en scène de Gérard Mordillat

Les Vivants et les morts, adaptation d’Hugues Tabar-Nouval et Gérard Mordillat, texte et mise en scène de Gérard Mordillat

Cela ne commence pas très bien : plateau nu dans la pénombre et bourré de fumigènes (merci pour le public!), la manie actuelle! Avec, à jardin, un batteur et une pianiste, et dans le fond, douze femmes et hommes d’une chorale du Kremlin-Bicêtre, alignés face public sur des chaises pliantes, les mains sagement posées sur les genoux… et qui viendront parfois chanter. Cela se passe à Raussel dans l’Est de la France, la KOS, une grande entreprise industrielle va, comme tant d’autres, sans doute fermer victime de la désindustrialisation au profit de l’Asie surtout où la main d’œuvre est sous-payée… Et la direction du groupe licenciera massivement. La Kos est le seul bassin d’emploi et l’économie de la ville va s’effondrer. Refrain hélas connu, depuis les années soixante-dix dans cette région industrielle et ailleurs. Il pleut -une belle image à la René Magritte- ici sont rassemblés sous de grands parapluies noirs, les ouvriers et employés dont un jeune couple Rudi (Günther Vanseveren) et Dallas (Lucile Mennelet) emblématiques des autres qui vont devoir lutter dur pour sauver ce qui peut l’être mais pas leur emploi. Sans grand espoir, puisque les décision ne se passent pas là Ce n’est pas un paysage de rêve: pluies fréquentes, ciel bas et ville pauvreci vivent Dallas, Rudi et leur enfant, Kevin. Courageuse, elle bosse à l’usine, fait des ménages et travaille à la brasserie du coin: il faut bien rembourser les traites de leur maison qui, vu la situation, ne vaudra pas bien cher s’ils la revendent.

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Les syndicalistes dont Rudi sont vent debout contre le démantèlement de leur usine mais, comme un ouvrier déjà âgé qui avait réussi à sauver l’entreprise d’une inondation, ils ne se font aucune illusion. Il leur reste à faire exploser les machines, avant que la Direction générale ne les fasse déménager sans état d’âme sur un autre site. Il y a une règle d’or que certains ouvriers de cette usine et même le directeur du site n’ont pas encore compris: le capitalisme ne fait jamais de cadeau et les actionnaires ont la priorité. Donc aucune autre issue que de résister pour éviter le pire, mais se la jouer perso et accepter de passer agent de maîtrise comme ce jeune et jaune, ne sert à rien: il y perdra ses copains d’abord, puis son boulot. Et le directeur lui-même, employé comme les autres qui était pour un licenciement sera lui aussi licencié.
Cette
sorte de chronique ouvrière sonnait juste et a connu le succès. Signée du romancier Gérard Mordillat en 2005, elle  a déjà été adaptée au théâtre par Julien Bouffier puis en série sur Arte et France 2, cette fois par l’auteur. «Cette nouvelle approche, dit-il assez prétentieusement, se veut avant tout celle d’un théâtre musical. C’est à dire que l’action dramatique et le chant y sont traités à parts égales. ( …) C’est donc par nature, un théâtre qui s’intéresse à l’économie, à la politique, à la situation contemporaine dans de nombreuses entreprises sur tout le territoire français mais qui s’y intéresse à travers l’intimité des héros de cette histoire. ( sic)! »

Et cela donne quoi? Pas grand chose de fameux! Dramaturgie faiblarde, mise en scène indigente pour parler de cette catastrophe sociale qui chamboule la vie privée des ouvriers, scénario bien conventionnel avec événements «téléphonés: un couple se sépare après une sortie de route du mari puis se réconcilie, le vieil ouvrier syndicaliste se tire une balle dans la tête, (enfin, une belle image : le sang figuré par des lanières de tissu rouge…), le directeur du site avoue s’être trompé quand il a voulu sauver l’entreprise en licenciant mais il sera lui aussi renvoyé… La direction d’acteurs est aux abonnés absents et très statiques, ils jouent et chantent le plus souvent face public comme chez Stanislas Nordey… Bref, Gérard Mordillat est romancier mais pas metteur en scène et aurait pu aussi nous épargner ces micros HF pour chaque interprète surtout dans cette petite salle, les jets de fumigène à intervalle régulier et des éclairages conventionnels : rouge quand cela devient dramatique, etc. Le texte des chansons signé François Morel est d’une pauvreté affligeante, se baladant entre le premier et le second degré. «Je rêve d’un spectacle puissant sentimental, politique et naturellement drôle.»Ces Vivants et les morts n’ont rien d’épique, comme il l’écrit un peu naïvement! Nous l’avons connu mieux inspiré, quand il jouait chez Macha Makeïeff et Jérôme Deschamps et sa chronique actuelle sur France Inter est autrement plus fine et corrosive…

Joué dans une salle, disons bourgeoise où les places sont à 31 € ! ce spectacle semble avoir la prétention d’être un théâtre d’agit-prop.  On pense à ceux joués par le fameux Groupe Octobre au moment du Front populaire, il y a donc presque un siècle. Avec, excusez du peu, l’acteur Raymond Bussières, Jean-Paul Le Chanois, réalisateur, le grand Roger Blin, futur metteur en scène d’En attendant Godot, et celui qui devait devenir un acteur comique populaire, Maurice Baquet. Mais aussi des metteurs en scène exceptionnels comme Jean Dasté et Jean-Louis Barrault, les poètes et scénaristes Pierre et Jacques Prévert,* caricaturant les politiciens et riches industriels. Et Margot Capelier* qui allait devenir la directrice de l’agence Artmedia,  le chanteur Mouloudji…

Il ne faut pas être naïf, ce spectacle musical, n’a rien d’un théâtre engagé. Et Gérard Mordillat sait bien qu’il ne dérangera aucun politique. Dans un genre autrement plus efficace, le Théâtre de l’Unité à Audincourt, donc tout près de Montbéliard, a créé cent-soixante «kapouchniks»,  (en russe: soupe), soit des cabarets joués chaque mois depuis vingt ans déjà, avec costumes et accessoires de fortune. Préparés en quelques jours à partir d’articles de la presse quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle, avec une dizaine d’acteurs-chanteurs, ils font vivre avec une rare virulence, l’actualité socio-politique et les méfaits d’un ultra-libéralisme qui ne dit jamais son nom. C’est gratuit mais il faut réserver:  il n’y a que cent cinquante places et c’est toujours complet! Le public populaire d’Audincourt et des environs donne ce qu’il veut à la sortie.

Reste à savoir pourquoi Gérard Mordillat, romancier connu, a-t-il voulu tirer une adaptation de son livre à succès et monter un théâtre musical aussi poussiéreux qu’ennuyeux? Au lieu de nous parler sous une forme vivante, de la casse sociale actuelle: il n’y a qu’à se baisser, les feuilles de paye déjà mortes ou qui vont mourir, se ramassent à la pelle… Des galeries commerciales dont les boutiques ferment par centaines avec, à la clé, leurs salariés à peine indemnisés. Mais des bénéfices records affichés par Total et les gestionnaires d’autoroute, aux dépens de tous ceux qui n’ont pas d’autre choix que de prendre leur voiture pour aller travailler. Pratiques des centres Orpéa, courageusement dénoncées par Victor Castanet dans Les Fossoyeurs, notamment leurs établissements, dits de post-soins, où on fait signer un engagement avec futures factures salées pour chambre individuelle à des patients affaiblis, et donc peu conscients (nous en avons des preuves). 3.000 SDF à Paris dehors la nuit ou dans les stations de métro, malgré les promesses du Macron de service en 2017, des centres d’aide alimentaire débordés,etc. Les acteurs qui jouent et chantent, ont été poliment applaudis. Des Vivants et des morts, un beau titre biblique… mais un long et mauvais spectacle.
Allez, pour vous consoler, cette remarque d’une de nos consœurs: « Le covid a rendu bien des services aux directeurs de théâtre. A chaque fois qu’ils sentent que l’heure du glas va sonner pour une pièce, ils déguisent leurs douleurs en faisant très noblement appel à la générosité publique, et sous des airs de: «c’est loin, de très loin la meilleure pièce que j’ai créée», ils annoncent qu’il va devoir l’ôter de l’affiche à cause de cette épidémie. Si vous êtes de de ceux qui vont de par le monde en voyant le bien partout, sachez que le covid peut être fier d’avoir aidé bien des pièces à se retirer avec élégance. » (Nous avons juste changé: grippe espagnole par covid, et c’est un article… de décembre 1918 ( sic) de Dorothy Parker! Pas mal vu!

Philippe du Vignal

Jusqu’au 26 février,Théâtre du Rond-Point bis avenue Franklin D. Roosevelt, Paris (VIII ème).

* Leurs sketches sont édités chez Gallimard. **Margot Capelier, reine du casting (1910- 2007) de Corinne Bacharach chez Actes sud.

Grammaire des mammifères de William Pellier, mise en scène de Jaques Vincey

Grammaire des Mammifères de William Pellier, mise en scène de Jacques Vincey


Une pièce écrite il y a dix-huit ans sans véritable scénario ni personnages mais très dense et avec un dialogue-fleuve haché menu. Jacques Vincey y a vu la possibilité d’une aventure et d’un travail hors-normes avec Alexandra Blajovici, Garance Degos, Marie Depoorter, Cécile Feuillet, Romain Gy, Hugo Kuchel, Tamara Lipszyc et Nans Mérieux.

 

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Ces jeunes comédiens sont issus  de l’ensemble artistique du Centre Dramatique National de Tours que dirige Jacques Vincey. Mais on comprend mal son admiration pour ce texte qui a bénéficié d’une bourse  de l’association Beaumarchais-S.A.C.D. D’abord dans le hall, une présentation maladroite de l’auteur par les jeunes comédiens, visiblement peu aguerris à ce genre de sport. Puis cela se passe sur le grande scène du Méta-C.D.N. de Poitiers, dans un univers de plantes tropicales, et cachées au début par des bâches en vinyl, il y a quelques  rangées de fauteuils rouges de théâtre où viendront s’asseoir et/ou jouer les acteurs. Le metteur en scène, pour faire face à cette logorrhée, a demandé leur aide à la dramaturge Vanasay Khamphommala et au chorégraphe Thomas Lebrun. La scène devient ainsi un vaste terrain d’expérimentation pour un tsunami-profération de mots et un exercice de gestuelle permanent.

«Dans ce bouillonnement incessant, les acteurs-mammifères se cherchent une grammaire commune. Une certaine représentation du monde se dessine peu à peu, crue, sans faux semblant, provocante. » Puisqu’on on vous  le dit… Oui, mais voilà,  le texte est loin d’être à la hauteur et tient plutôt d’une bouillie sonore sans grande unité, bavarde et assez prétentieuse, que Jacques Vincey va nous servir pendant deux heures et demi! Et il s’agirait d’une adaptation du texte original qui est lui, encore plus long! «Il faut imaginer, dit William Pellier, poète et dramaturge, qu’au-delà du bavardage des dizaines d’événements s’entremêlent : rencontres, complots, alliances, flirts, repas, expériences, jeux, comme si les comédiens jouaient sur deux tableaux dissociés, mais qui se reflètent l’un dans l’autre : l’un fait de ce qu’ils disent, l’autre de ce qu’ils font. Enfin un rôle muet, égaré au centre de ce bavardage, n’est pas à exclure. » Et au moins, l’auteur est honnête: «La danse et la musique ne racontent rien. J’ai envie d’écrire un théâtre qui ne raconte rien mais qui est une expérience. »

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Bavardage, voici le maître-mot et, pour bavarder, cela bavarde, avec souvent, chez cet auteur de cinquante-huit ans, une petite coloration d’absurde:«Je veux prendre le temps d’aller vite. », «Les mots sont morts dans notre bouche. », « Nous formons une communauté attablée à la même parole.» Mais n’est pas Samuel Beckett qui veut ni Valère Novarina avec son amour des listes auquel on pense parfois. Certes, il y a quelques belles images comme chez Bob Wilson autrefois: là Jacques Vincey sait faire mais la chose fait penser à une entreprise de déménagement: les jeunes acteurs poussent et repoussent à n’en plus finir des praticables à roulettes. Tous aux abris…

Il y a au début des personnages tout revêtus d’herbe et il y a constamment un peu de secse (sic) dans l’air, ce qui émoustille les nombreux ados dans la salle. Cela semble se passer dans une partouze mais, comme il ne faut pas effrayer le public poitevin, les acteurs sont légèrement habillés. Et il y aussi un moment d’émission télé, et quelque chose d’une réunion de famille, puis d’une leçon d’anatomie, et peut-être pour aérer, quelque chose qui ressemble à un petit vaudeville. Et des pensées tout à fait « innovantes », entre autres sur le théâtre! Tout cela d’une écriture prétentieuse et malgré quelques airs d’avant-garde, bien conventionnel, souvent confus et répétitif. Et sans aucun doute possible, long, long comme quatre jours sans pain. « Ce bombardement de mots et situations est particulièrement ouvert à l’interprétation et à l’invention, dit Jacques Vincey. Il aide à repousser les limites du théâtre. C’est ce que je recherche. »

Mais on s’ennuie terriblement! Après avoir vu à Potiers, un premier spectacle Dan Dâ Dan Dog rigoureux et de haut niveau (voir Le Théâtre du Blog), nous avons, quand même avec deux courageuses critiques, voulu pénétrer dans cette Grammaire des Mammifères. Attirés par le titre et par cette expérience avec de jeunes acteurs?  Nos autres collègues s’étaient abstenus et ont eu raison. Tant qu’à faire, nous avons voulu boire le verre jusqu’à la lie et aller jusqu’au bout, mais c’était sans espoir ! Un travail de pro sans doute mais pour fabriquer un théâtre vieillot, interminable et qui tourne à vide. Peut-être imaginable à la rigueur en soixante minutes et quelque mais, refrain habituel, qui ne tient absolument pas la route sur deux heures et demi.

Quelques spectateurs ont fui cet ovni mais le public en majorité très jeune, semblait intéressé. Enfin deux bons points: ces jeunes acteurs prouvent qu’ils sont assez solides pour tenir ce brouet qui ne les mérite pas, et nous aimerions les revoir dans autre chose de plus convaincant, en particulier la remarquable Garance Degos. Et les éléments de décor et costumes choisis par eux, viennent d’un recyclage en règle. Mais va-t-on au théâtre pour cela? A vous de décider.

Philippe du Vignal

Spectacle vu le 25  janvier au Méta-Centre Dramatique National de Poitiers (Vienne).

Du 8 au 18 mars, Le Monfort Théâtre, 106 rue Brancion, Paris ( XVème). T. : 01 56 08 33 88.

Appels d’urgence d’Agnès Marietta, mise en scène d’Heidi-Eva Clavier

Appels d’urgence d’Agnès Marietta, mise en scène d’Heidi-Eva Clavier

Sur la petite scène, quelques socles avec un ordinateur pour régler quelques lumières et console pour le son, le tout manié à vue par Coco Felgeirolles, et à cour, un peu en retrait, un gros et ancien poste de télévision. En bord de plateau et sur un des murs de la salle, une quinzaine de photos -rendues anonymes- de l’actrice, de la petite enfance à aujourd’hui. Et Qu’elle invite à à venir les voir avant le spectacle.

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Pour la jeune metteuse en scène, fille de Coco Felgeirolles et François Clavier, acteur et metteur en scène (bon sang ne saurait mentir!) il s’agit «de traiter en creux de la position à laquelle on assigne les femmes qui dépassent un certain âge, position de plus en plus réduite mais on peut se libérer, à tout âge, se rebeller et choisir sa vie. »

Et derrière, en filigrane, le spectre de ce qu’on appelle, les nouvelles technologies : « Il m’en a fallu du temps pour m’y faire (…)il m’a fallu plus de temps que la moyenne déjà la télé j’étais un peu snob à l’époque la télé pas question je disais à mon mari mon ex-mari pas question et on était d’accord j’ai tenu un certain temps les enfants râlaient et c’est lui mon mari qui a fini par craquer à cause de Roland Garros c’était très peu de temps avant qu’on se quitte il est revenu avec une télé énorme sans me demander mon avis alors que la veille, il m’avait dit : tu as raison, pas de télé, si les enfants s’ennuient ils n’ont qu’à lire comment on faisait nous on lisait et tiens Roland Garros (…)

« Le coup de la télé bien sûr c’était un détail mais de le voir enfermé avec les enfants les yeux rivés sur l’écran à regarder cette connerie de match pim pam pim pam .(…) Toujours est-il la télé est arrivée dans ma vie et on ne peut pas dire qu’elle l’ait altérée pas que je sache celle de mes enfants oui mon fils j’ai l’impression qu’à cette période il s’est assis sur le canapé et qu’il ne s’est jamais relevé jamais dans la continuité il y a eu les jeux vidéo l’ordinateur les jeux en ligne le portable. » Et chez sa fille, c’est l’addiction à la télécommande que cette mère ne supporte pas: «ça l’intéressait plus que le programme, changer toutes les deux secondes zapper zapper. » Elle-même ne la regarde pas ou très peu et préfère jardiner deux heures ou aller au théâtre.
Agnès Marietta a eu envie d’écrire pour Coco Felgeirolles sur le thème de l’obsolescence d’une mère de famille ou, comment en arrive-t-on à être la vieille ou le vieux de quelqu’un d’autre, surtout en ces temps de technologies qui changent en quelques années. Alors que Georges Perec a d’abord vécu dans un quartier du XXème à Paris, où il n’y avait pas encore l’électricité! et encore moins le téléphone, la télévision, et bien sûr, l’ordinateur, les réseaux sociaux, les portables, etc. Et on est passé du disque 78 tours aux 33 tours puis aux CD et DVD puis aux  programmes dématérialisés, avant un retour en grâce limité des 33 tours et de la cassette audio…
C’était mieux avant? Pas sûr, mais plus lent et donc moins stressant. Dans une société  coupée en eux dont une France rurale vite sacrifiée sur l’autel de la toute puissante modernité, l’Etat français macronien ne jurant que par Internet, a quand même été obligé de rétro-pédaler (mais sans jamais l’avouer!) et de créer fissa des «hôtels numériques» (charmante formulation!) pour compenser la disparition de nombreux services dans la France profonde. Haro sur le papier, prière d’aller vous connecter aux services nationaux comme Impôts, E.D.F., Chèques Emploi Service, Sécurité sociale, Caisses de retraite, agences bancaires, postales SNCF… Donc, via des écrans et un assistant, on aide (mais au minimum!) ces pauvres abrutis -jeunes ou moins jeunes- ne disposant pas, et/ou ne sachant pas se servir d’un ordinateur et dont le téléphone portable ne peut fonctionner chez eux par manque d’antennes-relais correctement placées (exemples sur demande).
Appels d’urgence est née d’un travail de tricotage féminin à base d’interviews de la comédienne fait par l’autrice et la metteuse en scène entre fiction et réalité. Avec en filigrane, le portrait de madame Waller, la prof de français-latin de Coco Felgeirolles dans les années soixante. « Une femme brillante, atypique, intransigeante avec une grande aura sur les élèves. »
« Madame Waller, dit Heidi-Eva Clavier, est un point de départ, Coco est le point d’arrivée. Ou l’inverse. Dans le texte, c’est le nom du personnage, de cette femme. Mais pour le public, il ne sera jamais prononcé. Opérer ce tissage entre réalité et fiction et comme les couturières, retirer tous les faux-fils pour qu’à la fin, il soit impossible de distinguer qui, de l’actrice ou du personnage, s’est exprimé. Voilà le cœur de ce spectacle. Et pour souder ce lien entre Madame Waller et Coco, des photos de familles, souvenirs d’enfance anonymisés tapissent l’espace du public. »

Un monologue sans prétention et solidement écrit, où Coco Felgeirolles dirigée face public par Heidi-Eva Clavier qui sait bien faire. Réalité? Fiction ? Sans doute les deux… »Au fil de la pièce, dit aussi la metteuse en scène, elle remonte le fil de sa vie à l’aune des nouvelles technologies, des difficultés, embûches ou soutiens qu’elles lui ont donné et lui donnent encore. La toile d’araignée des réseaux sociaux, qui permet de façonner sa vie en fonction de celui qui va la recevoir. Qui permet une certaine ubiquité : être ici et ailleurs en même temps, mais aussi être là et pas là en même temps.( …) Ce qu’elle cherche, son enquête, son but, c’est comment réussir à avoir un rapport vrai, simple. »

Et mais ce n’est pas dit ici, reste une question récurrente : que nous apporte finalement cette débauche de technologie, sinon une exigence massive d’énergie pour faire fonctionner la moindre visite, le moindre clic sur internet. Comme si nous avions peur d’entendre cette vérité écologique ! Là, l’autrice aurait pu aller plus loin…
Mais en une heure, cette messe du temps passé est dite, et bien dite. Heidi-Eva Clavier a les capacités pour aborder la mise en scène de solos, voire de pièces, plus difficiles. Et on passe un bon moment, loin des technologies prétentieuses qui encombrent en ce moment les plateaux de théâtre… Quelques projos et quelques musiques, c’est tout. Et dans une grande proximité avec cette actrice qui nous raconte à son rythme, cette difficile adaptation des humains au monde d’aujourd’hui… Un monde qui ne pourra plus être celui de demain, si nous voulons encore vivre comme à la fin du XX ème siècle et ne pas voir que la fourniture d’énergie est déjà devenue une arme géopolitique…

 Philippe du Vignal

 Jusqu’au 29 mars, Manufactures des Abbesses, 7 rue Véron, Paris (XVIII ème). T. : 01 42 33 42 03.

 

Festival Everybody 2023: Forme(s) de vie d’Éric Minh Cuong Castaing

Festival Everybody 2023

Forme(s) de vie d’Éric Minh Cuong Castaing

Forme(s) de vie -  Eric Minh C uong Castaing HD 1

© Shonen

Pour sa deuxième édition, ce festival investit les vastes espaces du Carreau du Temple pendant cinq jours, avec des artistes qui ont mis le corps au centre de leurs pratiques. Le corps dans tous ses états, face aux normes et préjugés sociaux… Pour Sandrina Martins, directrice générale de cette ancienne halle convertie en lieu culturel : «Une réflexion profonde anime vivement notre société à cet endroit et suscite toujours autant les controverses, notamment quant au féminisme, aux nouveaux modèles de masculinité aux racisme, âgisme, validisme, grossophobie… » Everybody interroge les stéréotypes liés au genre, à la couleur de peau, au handicap…
Aux huit spectacles pour la plupart assez provocants, s’ajoutent des installations d’art contemporain, un battle-waacking (une danse disco-funk née dans les années soixante-dix dans les clubs gays de Los Angeles), des cours de danse… Cette manifestation affiche complet et attire un public jeune et engagé dans les questions qui font débat, comme celles du genre, que certains artistes abordent frontalement comme Rebecca Chaillon ou la Brésilienne Renata Carvalho. Sur ce thème, nous avons vu, en début de festival, une proposition plus décalée, par le biais du rêve éveillé, Onironauta de la chorégraphe portugaise Tânia Carvalho (voir Le Théâtre du blog). On peut enchaîner trois spectacles dans une soirée mais nous avons surtout retenu une émouvante «performance sensible»

 Forme(s) de vie d’Éric Minh Cuong Castaing

Ici, trois interprètes, et deux autres en perte de mobilité. Corps virtuoses et corps empêchés vivent ensemble une réappropriation des mouvements: les «valides» permettent aux autres de retrouver leurs gestes et les «non-valides» impulsent une dynamique à leurs prothèses vivantes. Tout d’abord, un film nous montre un homme avançant avec peine et projetant violemment ses poings, soutenu par deux personnes. Il s’agit de Kamal Messelleka, un ancien boxeur qui a perdu l’usage de ses jambes à la suite d’un AVC. Nous le revoyons ici sur la scène qu’il arpente à grandes enjambées jusque dans les gradins, le buste et les jambes étant activés par Aloun Marchal, le co-chorégraphe et Nans Pierson.

 Une expression de bonheur s’inscrit sur le visage du boxeur qui éprouve à nouveau la liberté de se mouvoir. Un bien-être communicatif que l’on retrouve avec Elise Argaud, une ancienne danseuse atteinte de Parkinson et aux membres en rigidification. Elle se met en route à petits pas et cette lenteur exprime l’extrême concentration que lui demande le moindre geste, augmenté par Yumiko Funaya. Ce duo féminin s’accorde et se transmet des informations non verbales, en créant ainsi une relation égalitaire. Nous voyons naître et s’épanouir, à chaque déplacement de pied, la recherche d’appui et d’équilibre. Quand on sait la difficulté pour les danseurs de travailler la lenteur, on applaudit l’intensité de ce pas de deux. De même, avec Kamal : on observe à la loupe ses coups de poing et puissantes enjambées, son corps mêlé à celui des danseurs.

«Dans ce projet particulier, dit Eric Cuong Castaing, nous avons essayé de saisir les collaborations qui pouvaient exister entre des corps « atypiques » et des corps « valides » mais aussi la relation que pouvait procurer la danse. Nous avons proposé des ateliers à la maison de Gardanne, un établissement de soins palliatifs, à des malades en perte de mobilité. A ainsi émergé une dynamique pour réactiver les désirs, entre autres, grâce à la mémoire du corps. » Kamal a servi de fil conducteur à ce projet: «Je me suis collé à lui, derrière son dos, et d’un seul coup, il s’est mis à faire des gestes, des jams, avec une précision et une puissance impressionnantes. À la fin de cette séquence, il nous a dit : “Cela faisait trente ans, que je n’avais pas fait de boxe“. À cet instant, s’est découvert l’enjeu de donner à voir ce ressenti unique d’une personne qui retrouve ses gestes.»

Avec ces interprètes, nous allons à la source du mouvement, ici décomposé et recomposé dans une dynamique partagée. «Comment faire, dit Eric Cuong Castaing, pour que je serve le geste sans me retrouver en «servitude» d’un corps?  Comment dessiner le mouvement pour déplier cette danse le temps d’une pièce ?»

La réponse est dans l’effet produit sur le public par cette performance d’une heure qui rend lisible ces ressentis partagés. Un sentiment de gravité et de liberté. Une apologie de l’effort vital. Pour compléter le spectacle, on voit de nouveau dans un film, ces corps mêlés gravir un sentier de la montagne Sainte-Victoire. Comme la métaphore du chemin que les interprètes ont traversé ensemble, avec une générosité communicative.

Les chorégraphes ont souvent fait danser des corps handicapés ou âgés, à des endroits et des milieux qui ne sont pas toujours ceux de l’art. Ils prouvaient ainsi que la danse n’était pas réservée à des corps jeunes, virtuoses et parfaits… Mais Forme(s) de vie a ceci de particulier qu’il fait revivre des gestes et sensations perdus dans des corps-à-corps harmonieux, hors d’une relation, voire d’une esthétique du soin. Loin de là:  » Le projet, dit le chorégraphe,  est de rendre lisible cette virtuosité particulière. Ce qui m’intéresse avant tout, est la création, la monstration, la réflexion sur les modalités du «rendre visible ».
Il faut aller voir et ressentir dans sa propre chair ce spectacle.

Mireille Davidovici

Vu le 20 février Carreau du Temple 4 rue Eugène Spuller, Paris (III ème). T. : 01 83 81 93 30.

Dans le cadre du festival Everybody : 17 au 21 février 2023

7 et 28 février : Dansfabrik, Le Quartz – Brest

 5 mars : CNCA – Morlaix

 

 

La Mort de Danton de Georg Büchner, mise en scène de Simon Delétang

La Mort de Danton de Georg Büchner, traduction de Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil, mise en scène de Simon Delétang

A l’acte II, il y a ce dialogue entre Robespierre et Danton qui lui dit: “Là où cesse la défense légitime, commence le meurtre, je ne vois pas de raison qui nous contraigne à tuer plus longtemps. Et Robespierre lui répond : « La révolution sociale n’est pas encore finie, celui qui fait une révolution à moitié, creuse lui-même son tombeau. La bonne société n’est pas encore morte, la force saine du peuple doit prendre la place de cette classe à tous points de vue blasée. Il faut que le vice soit châtié, il faut que la vertu règne par la terreur. Ici, Danton s’approche et lui dit à l’oreille : «Je ne comprends pas ce mot: châtiment. Toi et ta vertu, Robespierre ! Tu n’as jamais pris d’argent, tu n’as jamais fait de dettes, tu n’as jamais couché avec une femme, tu as toujours été correctement vêtu et tu ne t’es jamais saoulé. Robespierre, tu es scandaleusement honnête. J’aurais honte d’arborer pendant trente ans, entre ciel et terre, la même physionomie morale ; rien que pour la misérable satisfaction de trouver les autres pires que moi. N’y a-t-il donc rien en toi qui te dise parfois tout bas, en secret: tu mens, tu mens ! Et Robespierre (qui se dérobe) a le mot de la fin:  » Ma conscience est pure. »

© Christophe Raynaud de Lage,

© Christophe Raynaud de Lage

En quelques répliques, tout est dit et le public connait, bien sûr, l’issue de ce conflit idéologique, plaie béante d’une Révolution qui a construit les fondements de notre société républicaine. «Georg Büchner, dit Jean-Louis Besson, trouve la trame de sa pièce dans l’Histoire de la Révolution française de Thiers, qu’il cite abondamment et parfois littéralement. Joué en costumes «d’époque», dans une mise en scène très cinématographique, ce spectacle fait souvent penser au Danton d’Andrzej Wajda (1983) que le réalisateur avait adapté de L’Affaire Danton, une pièce de Stanisława Przybyszewska. Le thème de ce film était le conflit entre Robespierre (Wojciech Pszoniak) et Danton (Gérard Depardieu). L’ouverture du Don Giovanni de Mozart au premier acte donne le ton. Loïc Corbery est,  avec rage et conviction, un Danton séducteur et libertin, jouisseur et libre de sa vie. Clément Hervieu-Léger impose avec justesse un Robespierre presque aristocratique, rigide et cruel. A la fin de l’acte II, il soliloque, enlève sa perruque poudrée et montre une brève fragilité devant son ancien ami : «Un instant ! Est-ce vraiment cela ? Ils diront que je l’ai ôté de mon soleil, parce que sa figure gigantesque jetait trop d’ombre sur moi. Et s’ils avaient raison? » Marina Hands est une lumineuse Marion,maîtresse de Danton.

Le metteur en scène a souvent recours à l’adresse au public avec des personnages à l’avant-scène. Nous retiendrons le remarquable et violent discours de Saint-Just, joué avec ferveur par Julien Frison : « Pourquoi un événement qui transforme l’organisation tout entière de la nature morale, c’est-à-dire de l’humanité, ne s’accomplirait-il pas dans le sang ? L’esprit du monde utilise nos bras dans la sphère spirituelle, tout comme il se sert des volcans et des inondations dans la sphère physique. Qu’importe qu’ils meurent d’une épidémie ou de la Révolution ! »

Les acteurs ont tendance à crier leurs désaccords mais la fiction est dépassée par la réalité actuelle: comme les invectives de nos députés à l’Assemblée Nationale ! A plusieurs reprises,Georg Büchner fait allusion au monde de la scène et Danton parle avec émotion de sa fin proche : «Mourir de la guillotine, de la fièvre, ou de vieillesse? Le mieux, c’est encore de disparaître en coulisses d’une jambe alerte, pouvoir encore en sortant gesticuler avec élégance et entendre les applaudissements des spectateurs. C’est bien joli, et ça nous convient, nous sommes constamment sur le théâtre, dussions-nous à la fin être poignardés pour de bon. C’est une bonne chose que la durée de la vie soit un peu réduite, l’habit était trop grand, nos membres ne pouvaient pas le remplir ».

La mise en scène et le jeu des acteurs font passer avec vérité les messages politiques du texte et, pour cela, il faut voir cette pièce qui entre au répertoire de la Comédie-Française. Mais pourquoi nous infliger une telle fin d’opérette avec une exécution capitale sur une guillotine dorée, faite par un bourreau coiffé d’une tête de taureau aux cornes également dorées ! Un clin d’œil aux soirées libertines de Danton et de ses amis, évoquées au début du spectacle?
Cette fin n’est pas à la hauteur de cette page importante de l’histoire de France racontée par Georg Büchner. Retenons cette phrase de Saint-Just, projetée sur un drapeau tricolore avant le lever du rideau : «Tous les arts ont produit des merveilles, l’art de gouverner n’a produit que des monstres. »

Jean Couturier

Jusqu’au 4 juin, en alternance. Comédie-Française, place Colette, Paris (Ier). T. : 01 44 58 15 15.

 

Femmes en colère de Mathieu Menegaux et Pierre-Alain Leleu, mise en scène de Stéphane Hillel

Femmes en colère de Mathieu Menegaux et Pierre-Alain Leleu, mise en scène de Stéphane Hillel

La Justice et le théâtre puis le cinéma: cela fait plus deux mille ans (déjà avec L’Orestie d’Eschyle), pour le tragique surtout mais aussi pour le comique, que cette union libre perdure  et ce roman a déjà été aussi adapté deux fois pour France Télévisions mais ne l’avait pas encore été au théâtre : cela se passe dans une Cour d’Assises en France. La première partie du procès avec l’accusée, les parties civiles, témoins, le président de la cour d’assises, ses assesseurs  les huissiers, avocats, greffiers, le procureur de la République mais aussi les experts en psychiatrie, médecine légale… Quand la pièce commence, nous en sommes au moment du délibéré avec le jury, composé du Juge, de deux autres magistrats assesseurs, et de six jurés, hommes et femmes de tout milieu social, dont le nom a été tiré au sort. Durée variable en fonction de la complexité du dossier mais environ deux heures, voire plus. 

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Après plusieurs journées déjà fatigantes, c’est un moment toujours long et éprouvant dans un huis-clos absolu, pour les six jurés qui ont été tirés au sort et qui devront d’abord déclarer coupable ou non Mathilde Collignon, accusée « d’actes de torture et de barbarie ayant entraîné une mutilation et une invalidité permanente». Ils devront ensuite aussi déterminer la peine : selon la loi, dans ce cas, les mutilations sexuelles sont punies de quinze ans de réclusion. Une peine qui peut lui être infligée pour s’être vengée elle-même d’un double viol, au lieu de remettre l’affaire entre les mains de la Justice.

L’histoire est simple: Mathilde Collignon, une gynécologue, divorcée et mère de deux petites filles, entendait bien avoir une vie amoureuse libre et fréquentait un site de rencontres. Entrée en relations avec un homme, elle lui propose d’aller faire éventuellement l’amour dans sa maison à cinquante kms. Une mesure de précaution pour que cela reste secret.
Mais voilà, les choses vont mal tourner : l’homme en question a aussi invité un ami à lui, assis sur le canapé, et déjà bien imbibé. Elle s’en étonne mais son partenaire éventuel lui dit qu’elle lui avait avoué bien aimer les rencontres à plusieurs. Sur fond d’alcool, la situation dégénère et ils vont très vite violer la jeune femme. En larmes, furieuse et écœurée, elle rentre chez elle aussitôt. Et vu ce qu’elle a proposé, elle pense que, si elle déposait plainte, elle aurait peu de chances de gagner. Les violences sexuelles: un crime assez fréquent entre ex-époux, concubins, voire époux, en réunion, sur mineur, etc.  font l’objet de 49% environ des procès aux Assises !

Elle médite donc une vengeance personnelle et téléphone à son violeur pour s’excuser de sa réaction et lui dit qu’en fait, elle aimerait bien recommencer une autre fois avec eux. Accord conclu: Mathilde arrive donc un soir avec, dans sa valise, une bonne bouteille de Bordeaux, largement additionnée de Rohypnole, un très efficace somnifère prescrit- mais plus en France- pour certaines insomnies sévères. Et qui était souvent utilisé par les violeurs. Soit ici un peu la réponse de la bergère aux mauvais bergers! Les copains violeurs ne se méfient pas, vident la bouteille et tombent dans un coma profond…
Puis, en professionnelle consciencieuse, Mathilde Collignon nettoie alors la peau à la Bétadine, et sûre d’elle et sans aucun état d’âme, fait avec un bistouri, l’ablation de leurs testicules et d’une partie de leur pénis, avant de les jeter dans les toilettes. Et elle recoud consciencieusement les tissus pour arrêter l’hémorragie. Mathilde précise assez cyniquement qu’elle aurait bien aimé être là,  quand ses violeurs se sont réveillés…Très vite arrêtée, elle reconnaîtra les faits et est en prison depuis deux ans au moment du procès. Ou comment un fait-divers contemporain aux temps de Mi-Tout, avec comme héroïne, une femme, rejoint le vieux  mythe de l’émasculation. Déjà dans la mythologie grecque, Kronos, fils d’Ouranos (le Ciel nocturne étoilé) et de Gaïa  (la Terre), qui est le roi des Titans et l’époux de sa sœur Rhéa, tranchera le sexe de son père.

Mathilde Collignon ne dit pas qu’elle est innocente mais réclame la justice : tout cela, ne serait pas arrivé si elle n’avait pas subi ce viol: un crime puni de quinze ans de prison, voire, cinq de plus ou à perpétuité, s’il y a circonstances aggravantes. La pièce commence juste après le procès quand le jury va délibérer. Le Président avec ses deux assesseurs, magistrats comme lui, doit orienter les débats, expliquer certains éléments juridiques mais en aucune façon, influencer le vote… Cela dit, sa parole est forte et en magistrat averti, il représente la loi:  »Continuez à bafouer le droit, laissez l’opinion juger à l’emporte-pièce et vous récolterez à coup sûr le chaos et la dictature. »  En 2009, le Comité européen pour la prévention de la torture a qualifié cette intervention, d’«invasive, irréversible et mutilante ».

Assis autour d’une grande table, trois magistrats  et six jurés dont le nom a été tiré au sort. Et à qui l’Etat demande presque l’impossible : rendre la justice avec tous les risques d’erreur que cela peut comporter. Ici, Clément Largeron, président de la Cour d’assises (Gilles Kneuzé) et ses assesseurs, Paul Delorme, un jeune juge (Hugues Lebreton) et Laure Boersch, une juge plus âgée (Nathalie Boutefeu). Et les jurés: Myriam Belhaj, docteur en pharmacie (Magali Lange), Laurence Mauduit, agent communal (Aude Thirion), Adrienne Huet, aide-soignante dans un E.H.P.A.D. (Béatrice Michel),  Martine Couzy, retraitée (Sophie Artur). Et pour les hommes: Henri de la Villehervé le premier juré, un enseignant (Fabrice de la Villehervé) et Olivier Cordier, directeur d’un service clientèle (Clément Koch).

Après cette dernière journée d’audience, ils devront trancher mais il n’y a pas de voix prépondérante. Aucun doute ici: la culpabilité de l’accusée est évidente et elle l’a reconnue. Qu’elle ait des comptes à régler avec les hommes, c’est possible mais jamais pourtant on ne parle d’une possible et grave psychose chez elle, ce qui pour un ami psychiatre, est évident! Mais nul n’est censé se faire justice soi-même et devenir bourreau, même après avoir été la victime sans aucune défense possible, d’un grave crime comme ce double viol.
La jeune femme subira un redoutable préjudice et ne pourra éduquer ses filles, si elle est condamnée à une lourde peine de prison comme celle réclamée par certains membres du jury. Nous ne dévoilerons pas, bien sûr, le vote -il peut se faire à main levée ou comme ici par bulletin secret- en équilibre incertain jusqu’au dernier moment. A la toute fin, l’ancienne employée d’E.P.H.A.D. qui avait dit, avoir autrefois été violée, dit à une autre jurée : il faut parfois donner un petit coup de pouce au destin… Mais nous n’en saurons pas plus.

Le vote a donc lieu et le verdict sera annoncé au tribunal, en l’occurrence ici le public. Fin du spectacle, dans la réalité judiciaire, tout de suite après les magistrats se réunissent pour déterminer le montant du préjudice et les indemnités financières à verser aux victimes. Pour désengorger les Cours d’assises, existent maintenant dans certains départements, des Cours criminelles siégeant sur deux jours, voire plus en fonction de la peine encourue, avec cinq magistrats professionnels. La première a été mise en place à Pau.

Donc un juge, ses assesseurs et six jurés de situation sociale très différente vont donc trancher en leur âme et conscience : l’un d’eux tiré au sort, comptera les bulletins de vote. Après un débat parfois houleux, comme on dit, sous la houlette du Président. Fiction? Documentaire? Après vérifications auprès d’un Procureur de la République, l’ensemble, à quelques détails près, tient bien la route.
Mais, comme on est au théâtre, la voix de l’accusée (Lisa Martino qui jouait remarquablement il y a quelques mois Le Journal d’une femme de chambre, voir Le Théâtre du Blog) doit se faire aussi entendre. Le plus souvent en bord de scène, elle raconte, par moments, cette histoire sordide qui la marquera à vie et, à l’ère de Mitout, les jurées devraient la soutenir mais non, ce sera plus compliqué… La parole circule librement mais est souvent virulente: un assesseur n’est pas d’accord avec le Juge, les jurés s’envoient souvent des remarques assez dures… Et même, s’il y a de -très courts- moments de rire, ces délibérations dans une salle absolument close, n’ont rien d’un cocktail mondain: il faut voter à la majorité la culpabilité, puis la durée de la peine, en commençant par la plus élevée. Il n’y a aucune voix prépondérante.

Dès leur entrée sur le plateau, tous les acteurs (mention spéciale à Gilles Kenuzé, (Le Président) et à Lisa Martino (L’Accusée) sont absolument crédibles. Incarnant, à quelques mètres de nous, ces femmes et ces hommes vont, au nom de la Loi, juger, donc faire emprisonner quelqu’un de longues années, ou parfois les acquitter. En leur âme et conscience ; ici, aucun pardon, peut-être une certaine clémence, ce qui n’est pas la même chose.
La mise en scène de Stéphane Hillel est précise et d’une rigueur exemplaire. Pas de micros H.F., vidéos, basses électroniques, fumigènes, lumières stroboscopiques, effets spéciaux, comme on en voit fleurir un peu partout!
Ce spectacle tiré du roman éponyme, est parfois un peu statique mais malgré quelques longueurs -cela fait aussi partie de la réalité d’une Cour d’assises- mais a un excellent rythme; jusqu’au bout et avec une force incomparable, il fascine le public. Seul bémol: les places au parterre sont à plus de 35 €… et jusqu’à 48 €, pour le Carré Or! Donc guère de jeunes gens dans la salle! Et c’est dommage, quelle leçon de justice démocratique! A l’heure où s’amorce une meilleure collaboration entre théâtre privé et théâtre public, pourquoi pas une reprise dans ce dernier?

Philippe du Vignal

Remerciements à X., vice-procureur de la République pour ses précieuses informations sur le fonctionnement exact des Assises.

Jusqu’au 1er avril, La Pépinière-Théâtre, 7 rue Louis-le-Grand, Paris (I er).

Le roman est paru en 2021 chez Grasset. 18 €.

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