La mort d’Empédocle (Fragments) de Frederich Hölderlin, mise en scène de Bernard Sobel
La Mort d’Empédocle (Fragments) de Frederich Hölderlin, traduction de Jean-Claude Schneider, mise en scène de Bernard Sobel, en collaboration avec Michèle Raoul-Davis
Au bord du cratère de l’Etna, reste le mystère des sandales abandonnées par Empédocle disparu. Le philosophe antique d’Agrigente, mage, médecin, guérisseur, prophète, d’abord suivi par un peuple enthousiaste comme s’il était un dieu, est abandonné et rejeté par le même peuple ingrat. Lui reste l’amour de son fidèle disciple Pausanias. Mais il lui faudra même s’en défaire pour accéder à la fusion avec la Nature, sublimé dans le plus subtil des quatre éléments, le feu. Et entrer ainsi dans le divin. La tragédie inachevée d’Hölderlin trace le long chemin presque christique d’un héros de la pensée, mais aussi de l’ivresse de sa propre séduction que n’épargnent ni l’ingratitude de ses concitoyens devenus une populace versatile, ni les regrets, ni la souffrance.
Cela semble très loin de nous, et pourtant la tragédie n’a rien d’abstrait. Empédocle est un homme et comme tout homme, dépassé par son pouvoir, en rivalité avec le prêtre Hermocrate, confondu par la lâcheté de son frère Critias, un homme politique, et par le revirement du peuple. Mis face à ses limites proprement humaines. La vie spirituelle la plus haute ne protège pas de cette conscience-là ni de cette misère. Nous suivons pas-à pas son chemin, ses repentirs et hésitations, comme s’il n’en connaissait pas la fin.
Ici, ces limites sont celles du plateau, la belle salle en pierre du Théâtre de l’Epée de bois,, avec ses trois grandes portes au lointain évoquant d’emblée la tragédie. Empédocle chassé, Empédocle toujours en route, ne sortira pratiquement pas de scène, vêtu dès son entrée en voyageur, en « wanderer » solitaire contemporain.
En son temps, Klaus-Michael Grüber avait donné à Bruno Ganz la silhouette du célèbre tableau de Caspar David Friedrich. Ici, aucune image romantique, seulement celle d’un homme qui a perdu ses attaches mais qui a du mal à s’en aller. Matthieu Marie le joue avec sobriété, fort et sensible, à l’unisson de la troupe, comme Laurent Charpentier en ardent Pausanias. Pas d’effets, chacun joue son personnage, y compris le chœur des villageois, interprété avec rigueur et une belle présence par les élèves de la Thélème Théâtre École, sous la houlette,centre autres, de Julie Brochen. Elle-même joue Delia, et Valentine Catzeflis, Panthéa. Elles figurent l’amour naturel, sans limites, mais impuissant à « sauver » cet homme.
La Mort d’Empédocle, fragments, un terme juste : la tragédie est restée inachevée. Et elle embrasse un sujet tellement profond qu’il est impossible de le traiter autrement que par fragments. Cela en fait-elle un spectacle difficile ? Pas du tout. Il n’y a rien de plus simple que cette façon d’aller à l’essentiel : un plateau dans sa matière brute mais revu avec amitié par Richard Peduzzi, et donc riche de présences vivantes, habité calmement dans toute son ampleur. Et des acteurs directs et intenses qui ne se privent pas de moments d’humour, comme Asil Raïs (le prophète Manès) ou Claude Guyonnet, qui sera relayé par Marc Berman (le Prêtre) pour d’autres représentations ou Gilles Masson jouant un Critias empêtré dans ses lâchetés de prêtre.
Ni fioritures, ni déplacements inutiles. Ils ne sont pas statiques mais ancrés dans le sol et la profondeur du texte, avec toujours la même question : être ou ne pas être , et surtout «comment être dans la nécessité de notre mortalité. Cela regarde chacun et chacun le comprend, si l’on en croit l’écoute du public. Tout le théâtre, rien que le théâtre, fait de l’essentiel : des acteurs qui n’ont pas besoin de sonorisation et osant porter la voix sans rien perdre de leur vérité ni même de leur naturel. C’est la forme qui convient à ce texte pour qu’il devienne vraiment une parole.
Après l’immense carrière qu’on lui connaît, Bernard Sobel, toujours accompagné par Michèle Raoul-Davis, nous offre ici l’une de ses plus belles mises en scène. Il a abordé ces fragments d’Hölderlin à plusieurs reprises et sous différentes formes. Mais cette version, qu’on pourrait qualifier paradoxalement d’achevée, atteint une sorte de plénitude. Ici, le théâtre est à sa place : grave, essentielle et passionnante.
Christine Friedel
Jusqu’au 5 février, Théâtre de l’Epée de bois, Cartoucherie de Vincennes, route du Champ de Manœuvre. Métro : Château de Vincennes+ navette gratuite. T. : 01 48 08 39 74.