Incroyable de Sabryna Pierre, mise en scène de Marie-Christine Mazzola
Incroyable de Sabryna Pierre, mise en scène de Marie-Christine Mazzola
Exister, plus, mieux : comment faire ? Dans une ville de province (nous ne dirons pas : en région !), une jeune fille sans histoire, convenable, va tenter de s’en donner une : elle se présente, candidate légitime et elle le mérite, pour porter l’armure de Jeanne d’Arc dans le grand défilé annuel commémoratif. En attendant, elle a bien envie d’une nouvelle tenue, plus visible que la vêture « convenable »imposée par ses parents et ose entrer dans une boutique à la mode.
Alors cauchemar: le plancher de la cabine d’essayage cède, elle tombe dans un souterrain où une jeune fantôme lui explique qu’elle va être emportée vers la mer dans un mini sous-marin, pour être livrée à une vitrine d’Amsterdam ou à un bordel à Tanger, selon la demande du client. Une terrible affaire de traite des blanches mais pur fantasme et rien d’autre : aucune jeune fille n’a disparu. On aura reconnu ce qui a donné lieu au moment des faits (1969) à La Rumeur d’Orléans, un essai d’Edgar Morin sur la nature et le fonctionnement de la rumeur, avec ses effets délétères et antisémitisme. Par goût de raconter des histoires, pour le plaisir d’en entendre, nous répandons ce que nous avons appris de « l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours ».
Aucun ours, dirait le cinéaste iranien Jafar Panahi, actuellement en prison dans son pays. Mais des fantasmes et cauchemars collectifs… Sabryna Pierre et Marie-Christine Mazzola développent sur ce thème un théâtre original, qu’on pourrait qualifier de «fantastique critique ». Sarah Jane Sauvegrain et Maria-Laura Baccarini incarnent en acrobates de la scène, avec une totale générosité, le voyage fou de deux victimes, avec épisodes à mi-chemin entre mélodrame et Grand Guignol, et une dose des spectacles érotiques grand public jusqu’en 1969, du Bordelais Tichadel qu’il a emmenés en de nombreuses tournées. Le regard critique est déjà là, dans ces allusions, rapides à des formes de spectacle populaire. Nous ne pouvons ni prendre pour vrai le scénario de cette bande dessinée théâtrale ni échapper au suspense. Dans le noir, donc, on assiste à ces nouvelles «infortunes de la vertu » et des religieuses récupèrent à la fin l’héroïne (mais elle sera sauvée par le réel on n’ose pas ajouter « Dieu merci ! ») ne valant pas mieux que ses abuseurs successifs.
Peu de moyens mis en jeu, mais qui suffisent pleinement à créer une atmosphère et sa distance critique: le plateau est souvent dans l’ombre avec taches de lumière créant des formes incertaines. Un seul reproche : le narrateur (Brice Cousin), au début, devrait être éclairé plein feu, pour ne pas déjouer les mystères qui suivront et pour s’inscrire dans une adresse réelle au public. Le son, très maîtrisé crée l’inquiétude nécessaire, avec la guitare basse de Gaël Ascal, rôdant autour des «prisonnières» comme l’ombre d’un danger…
Incroyable interroge avec efficacité, intelligence et humour, la question de la croyance et le goût de raconter, sans mesurer la force destructrice des mots. L’autrice et la metteuse en scène n’ont pas souligné à quel point les réseaux sociaux mondialisent les rumeurs, et elles ont eu raison : le spectateur, même adolescent, est assez grand pour y penser lui-même. À voir donc, si vous avez la chance qu’Incroyable passe près de chez vous. La diffusion des spectacles de théâtre pâtit à cause des confinements, de reports de date. Mais le bouche à oreille auprès des professionnels peut faire évoluer la situation.
Christine Friedel
Jusqu’au 4 février, Théâtre Municipal Berthelot-Jean Guerrin, 6 rue Marcellin Berthelot, Montreuil (Seine-Saint-Denis). T. : 01 71 89 26 70.