La Mouette d’Anton Tchekhov, mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman
La Mouette d’Anton Tchekhov, mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman
Une histoire simple, racontée à la fin de l’acte II par Trigorine, écrivain léger, célèbre amis insatisfait : « Rien, un sujet pour une petite nouvelle. Une jeune fille vit depuis son enfance au bord d’un lac. (…). Elle est heureuse et libre comme une mouette. Mais un homme passe, la voit, et par hasard, par désœuvrement, lui prend sa vie »… Anton Tchekhov développe avec simplicité, humanité mais sans indulgence ce bref synopsis. Il sera surtout question d’écriture, de théâtre, d’amours malheureuses et vies manquées. Mais qui peut dire qu’une vie est manquée ? De façon prosaïque et largement autobiographique, le dramaturge joue sur la rencontre entre deux mondes : celui de ruraux qui s’ennuient, et celui de citadins en vacances, vifs, brillants, pressés et prestigieux. « Comme tout le monde est nerveux ! Et que d’amour ! », dit le Docteur à la fin du premier acte. Les sentiments s’agitent, les êtres tremblent, l’innocente Nina qui aime son jeune voisin Treplev, un apprenti-écrivain, va l’oublier pour le prestigieux Trigorine qui n’en demande pas tant -après tout, il est en vacances- mais se laisse charmer comme par surprise.
Arkadina, la brillante actrice, mère agacée du trop émotif Treplev, saura le reprendre en lui déployant toute sa science du grand théâtre… J’aime, tu aimes, il aime, et rien n’est simple, mais tout est vivant. Gérard Wacjman a décapé les anciennes traductions de la pièce pour qu’elle retrouve à neuf ses aspérités et sa modernité. De fait, ces situations et sentiments sont les nôtres, avec un médiateur puissant qui permet de tout dire et de tout vivre : le théâtre.
Ici chacun a un rapport vital avec lui: l’écrire, le jouer, le regarder, s’en souvenir. Même l’intendant qui incarne pour la grande actrice, la vulgarité et la grossièreté, évoque ses souvenirs lointains d’acteurs célèbres. Et celui qui en est privé, Sorine, proclame: « On ne peut pas se passer du théâtre ».
Brigitte Jaques-Wajeman a installé pour tout le spectacle, la petite scène de plein air où Treplev essaye des « formes nouvelles » et son poème dramatique symboliste. Et chacun viendra s’y mettre en scène. La pièce le permet, et cela nous renvoie à l’angoisse moderne d’être vu et reconnu. Un seul qui n’y montera pas : le vieux Sorine,(pas si vieux, mais résigné à l’être), l’oncle attentif veillant sur Treplev et sur qui veille, quand elle en a le temps, sa sœur Arkadina. « L’homme qui a voulu », dit-il, et qui n’a rien fait de ce qu’il voulait.
Cette petite scène faite de gros billots va se défaire tout au long de la pièce, marquant le passage du temps et la vanité de la représentation de soi, tout en restant le lieu de la parole. Au lointain, un panorama de ciel changeant évoque aussi le reflet du lac. Mais la scénographie ne cherche pas faire illusion et les comédiens passent derrière le panorama sans se soucier de casser l’image changeante et jouent dans la réalité matérielle d’un théâtre qui se pose comme tel.
La direction des acteurs, nombreux à faire partie de la troupe permanente de Brigitte Jaques-Wajeman, va dans le même sens. Comme pour la traduction, le jeu est «décapé » par les différentes personnalités des acteurs. La pièce n’a pas besoin qu’on lui donne un ton unique. Au contraire, c’est le choc des singularités et la quête de l’impossible unité dans l’amour : j’aime, tu aimes, il aime, : sans réciprocité, ce qui fait le drame. Et qu’Anton Tchekhov prend soin de teinter parfois d’ironie, tout en faisant crédit à chaque personnage, même avec ses travers les plus agaçants. Saluons Pauline Bolcatto qui joue Nina, la jeune provinciale gauche et malheureuse, qui va, passionnée par la tragédie ordinaire, aller à la réalisation de son rêve : être actrice. Mais ce sera cher payé.
Arkadina (Raphaèle Bouchard) a toute la jeunesse d’une femme de quarante ans. Elle se défend très fort, quitte à attaquer, tant qu’elle le peut. Trigorine (Bertrand Pazos), trop étranger à la passion est trop peu sûr de lui, malgré son succès, pour ne pas se laisser mener par les femmes. Paulina (Sophie Daull) dit ses chagrins de mal mariée à Chamraev (en alternance: Vincent Debost et Luc Tremblais mais comme ils se ressemblent, difficile de savoir lequel des deux).
Hélène Bressiant (Macha), Timothée Lepeltier (l’Instituteur), Pascal Bekkar (le Médecin Dorn) Fabien Orcier (Sorine) Rapahël Naasz (Treplev), tous vont loin dans leur proposition singulière et justes sans être conventionnels. La pièce, toute la pièce et rien que la pièce, inépuisable! Nous l’avons vue dans de nombreuses mises en scène mais celle-ci apporte encore un nouveau regard, nuancé, et profond. Elle garde toujours une part non résolue : pourquoi tel geste à tel moment, pourquoi tel comédien plutôt qu’un autre ? Mais cette part non résolue donne une vérité humaine au spectacle. Nous ne saurons pas tout mais nous n’échapperons pas à un moment ou un autre, et surtout à la fin, à l’émotion.
Christine Friedel
Jusqu’au 25 février, Théâtre de la Ville-Les Abbesses, 31 rue des Abbesses, Paris (XVIII ème). T. : 01 42 74 22 77.
Les 8 et 9 mars, Théâtre du Beauvaisis, Beauvais (Oise).