Sibyl, conception et mise en scène de William Kentridge, musique de Nhlanhla Mahlangu et Kyle Shepherd
Sibyl, conception et mise en scène de William Kentridge, musique de Nhlanhla Mahlangu et Kyle Shepherd
Cet artiste sud-africain de soixante-sept ans né à Johannesburg, a toujours dénoncé le régime de l’apartheid dans ses peintures, sculptures, tapisseries, films d‘animation, pièces de théâtre. Un univers plastique en mouvement convoqué ici pour une soirée intense en deux volets, où visuel et musical se répondent: un ciné-concert The Moment Has Gone et un opéra de chambre Waiting for the Sibyl. Ponctué de citations colorées et cinétiques venues de Work in Progress (1968), un opéra d’Alexander Calder. Dans Sibyl, à côté de l’optimisme du sculpteur américain, on retrouve le graphisme en noir et blanc de William Kentridge . Ce créateur presque inconnu en France est pourtant programmé dans les grands musées, opéras, et théâtres européens. Mais on a avait pu voir de lui Wozzeck d’Alban Berg à l’Opéra de Paris, l’an passé.
Des pages arrachées à un livre de comptes, de vieilles enveloppes et lettres tapissent le rideau de scène fermé, images que l’on retrouve en fond dans les séquences de The Moment Has Gone avec de vertigineuses superpositions de plans. Sur scène, pour accompagner ce film muet, le compositeur Kyle Shepherd au piano et un chœur d’hommes sud-africains dirigé par Nhlanhla Mahlangu. Des voix prenantes de toute tessiture sur les variations en si bémol de plusieurs styles musicaux. Pour les paroles, les chanteurs, ont choisi des phrases et les ont traduites en hausa, zulu, tsawna ou venda… Une polyphonie mouvante, sur les ambiances de The Moment Has Gone où l’on voit William Kentridge à l’oeuvre, se filmant en train de filmer ce qu’il trace au fusain, estompe, efface… « J’ai commencé à filmer mes dessins pour enregistrer leurs histoires, dit-il, le film retient chaque moment, me permet de suivre son avancée, ses transformations. »
Il part d’un dessin unique qu’il modifie, contrairement à la technique traditionnelle d’animation image par image. «Si bien qu’il y a peut-être une vingtaine de dessins dans mes films: c’est plus du dessin que du cinéma, même si mon dessin est gris, décomposé, et raturé.»(…) «Filmer révèle l’histoire de ces changements et chaque gommage laisse comme une bavure d’escargot de ce qui a été. » On voit naître et disparaître paysages, personnages, tableaux dans un musée… Mis en abyme, ces mêmes paysages, personnages, tableaux s’animent et, un homme, pique à la main, taille la roche au fond d’une mine. Et, quand tout sera effacé, ne restera plus qu’une fosse dans un désert bouleversé, peuplé d’arbres secs où volètent des corbeaux…. Les feuilles mortes deviennent pages volantes où l’on peut lire des formules sibyllines récurrentes que l’on reverra dans Waiting for the Sibyl, réalisé en même temps que The Moment Has Gone. Sur ces visions cafardeuses apparaissent des découpes de carton rouge, et de petits mobiles se mettent à tourner, comme les cercles et les objets, sur le plateau, dans la deuxième partie, hommage à Alexandre Calder.
Waiting for the Sibyl, pièce pour neuf chanteurs et danseurs, comporte six courtes scènes et cinq intermèdes avec projection de dessins animés sur le rideau de scène: et toujours cet impressionnant graphisme, en noir et blanc, naissant et évanescent, Chaque scène de l’opéra est un tableau vivant où se répètent, en musique, les gestuelles mécaniques des interprètes. Figures tournantes ou immobiles sur des objets giratoires, ils scandent de leurs chants, la danse fluide de Thandazile Sonia Radebe. Dans les décors style industriel de Sabine Theunissen, objets et artistes projettent leurs ombres sur une toile de fond peinte où s’insèrent les courtes sentences de la Sibylle, fil rouge du spectacle.
Pour William Kentridge : «On allait voir la Sibylle avec une question écrite que l’on déposait à l’entrée de sa grotte. Elle répondait par écrit, mais le vent faisait tourbillonner les feuilles, si bien que vous ne saviez jamais si la feuille que vous aviez récoltée, était la vôtre ou celle d’un autre… Dante à la fin de Paradis imagine que toutes ces feuilles sont rassemblées dans un livre unique. » Les mots et phrases apparaissent, s’amoncellent et s’effacent : proverbes africains, fragments de poèmes, injonctions, prédictions… « L’hiver viendra à onze heures du matin », « Je suis un arbre sous l’ombre d’un arbre », « Le cul parle une langue étrangère », « La machine ne danse par le charleston » «À quelle fin ?»…
Ces sentences éparses constituent le livret de cet opéra cinétique, comme un immense collage, où l’humanité, comme l’arbre, pleure ses feuilles (et ses feuillets de papier noircis) …dans un monde qui vacille.
« J’ai suivi, dit William Kentridge, toute ma scolarité dans une société anormale où il se passait des choses monstrueuses. » Son œuvre est imprégnée de cette expérience mais, comme le mineur de la première partie, il continue, obstiné, à creuser son filon: dénoncer l’injustice encore et toujours. L’art, ici, est un efficace moteur poétique et politique. Fascinés par les images, corps et voix, plus que par la partition musicale, les spectateurs ont réservé aux artistes un chaleureux accueil. Vivement d’autres œuvres de cet étonnant créateur…
Mireille Davidovici
Spectacle joué, dans le cadre des saisons du Théâtre du Châtelet et du Théâtre de la Ville hors-les- murs.du 11 au 15 février, au Théâtre du Châtelet, Paris (I er). T. : 01 40 28 28 28.