Femmes en colère de Mathieu Menegaux et Pierre-Alain Leleu, mise en scène de Stéphane Hillel
Femmes en colère de Mathieu Menegaux et Pierre-Alain Leleu, mise en scène de Stéphane Hillel
La Justice et le théâtre puis le cinéma: cela fait plus deux mille ans (déjà avec L’Orestie d’Eschyle), pour le tragique surtout mais aussi pour le comique, que cette union libre perdure et ce roman a déjà été aussi adapté deux fois pour France Télévisions mais ne l’avait pas encore été au théâtre : cela se passe dans une Cour d’Assises en France. La première partie du procès avec l’accusée, les parties civiles, témoins, le président de la cour d’assises, ses assesseurs les huissiers, avocats, greffiers, le procureur de la République mais aussi les experts en psychiatrie, médecine légale… Quand la pièce commence, nous en sommes au moment du délibéré avec le jury, composé du Juge, de deux autres magistrats assesseurs, et de six jurés, hommes et femmes de tout milieu social, dont le nom a été tiré au sort. Durée variable en fonction de la complexité du dossier mais environ deux heures, voire plus.
Après plusieurs journées déjà fatigantes, c’est un moment toujours long et éprouvant dans un huis-clos absolu, pour les six jurés qui ont été tirés au sort et qui devront d’abord déclarer coupable ou non Mathilde Collignon, accusée « d’actes de torture et de barbarie ayant entraîné une mutilation et une invalidité permanente». Ils devront ensuite aussi déterminer la peine : selon la loi, dans ce cas, les mutilations sexuelles sont punies de quinze ans de réclusion. Une peine qui peut lui être infligée pour s’être vengée elle-même d’un double viol, au lieu de remettre l’affaire entre les mains de la Justice.
L’histoire est simple: Mathilde Collignon, une gynécologue, divorcée et mère de deux petites filles, entendait bien avoir une vie amoureuse libre et fréquentait un site de rencontres. Entrée en relations avec un homme, elle lui propose d’aller faire éventuellement l’amour dans sa maison à cinquante kms. Une mesure de précaution pour que cela reste secret.
Mais voilà, les choses vont mal tourner : l’homme en question a aussi invité un ami à lui, assis sur le canapé, et déjà bien imbibé. Elle s’en étonne mais son partenaire éventuel lui dit qu’elle lui avait avoué bien aimer les rencontres à plusieurs. Sur fond d’alcool, la situation dégénère et ils vont très vite violer la jeune femme. En larmes, furieuse et écœurée, elle rentre chez elle aussitôt. Et vu ce qu’elle a proposé, elle pense que, si elle déposait plainte, elle aurait peu de chances de gagner. Les violences sexuelles: un crime assez fréquent entre ex-époux, concubins, voire époux, en réunion, sur mineur, etc. font l’objet de 49% environ des procès aux Assises !
Elle médite donc une vengeance personnelle et téléphone à son violeur pour s’excuser de sa réaction et lui dit qu’en fait, elle aimerait bien recommencer une autre fois avec eux. Accord conclu: Mathilde arrive donc un soir avec, dans sa valise, une bonne bouteille de Bordeaux, largement additionnée de Rohypnole, un très efficace somnifère prescrit- mais plus en France- pour certaines insomnies sévères. Et qui était souvent utilisé par les violeurs. Soit ici un peu la réponse de la bergère aux mauvais bergers! Les copains violeurs ne se méfient pas, vident la bouteille et tombent dans un coma profond…
Puis, en professionnelle consciencieuse, Mathilde Collignon nettoie alors la peau à la Bétadine, et sûre d’elle et sans aucun état d’âme, fait avec un bistouri, l’ablation de leurs testicules et d’une partie de leur pénis, avant de les jeter dans les toilettes. Et elle recoud consciencieusement les tissus pour arrêter l’hémorragie. Mathilde précise assez cyniquement qu’elle aurait bien aimé être là, quand ses violeurs se sont réveillés…Très vite arrêtée, elle reconnaîtra les faits et est en prison depuis deux ans au moment du procès. Ou comment un fait-divers contemporain aux temps de Mi-Tout, avec comme héroïne, une femme, rejoint le vieux mythe de l’émasculation. Déjà dans la mythologie grecque, Kronos, fils d’Ouranos (le Ciel nocturne étoilé) et de Gaïa (la Terre), qui est le roi des Titans et l’époux de sa sœur Rhéa, tranchera le sexe de son père.
Mathilde Collignon ne dit pas qu’elle est innocente mais réclame la justice : tout cela, ne serait pas arrivé si elle n’avait pas subi ce viol: un crime puni de quinze ans de prison, voire, cinq de plus ou à perpétuité, s’il y a circonstances aggravantes. La pièce commence juste après le procès quand le jury va délibérer. Le Président avec ses deux assesseurs, magistrats comme lui, doit orienter les débats, expliquer certains éléments juridiques mais en aucune façon, influencer le vote… Cela dit, sa parole est forte et en magistrat averti, il représente la loi: »Continuez à bafouer le droit, laissez l’opinion juger à l’emporte-pièce et vous récolterez à coup sûr le chaos et la dictature. » En 2009, le Comité européen pour la prévention de la torture a qualifié cette intervention, d’«invasive, irréversible et mutilante ».
Assis autour d’une grande table, trois magistrats et six jurés dont le nom a été tiré au sort. Et à qui l’Etat demande presque l’impossible : rendre la justice avec tous les risques d’erreur que cela peut comporter. Ici, Clément Largeron, président de la Cour d’assises (Gilles Kneuzé) et ses assesseurs, Paul Delorme, un jeune juge (Hugues Lebreton) et Laure Boersch, une juge plus âgée (Nathalie Boutefeu). Et les jurés: Myriam Belhaj, docteur en pharmacie (Magali Lange), Laurence Mauduit, agent communal (Aude Thirion), Adrienne Huet, aide-soignante dans un E.H.P.A.D. (Béatrice Michel), Martine Couzy, retraitée (Sophie Artur). Et pour les hommes: Henri de la Villehervé le premier juré, un enseignant (Fabrice de la Villehervé) et Olivier Cordier, directeur d’un service clientèle (Clément Koch).
Après cette dernière journée d’audience, ils devront trancher mais il n’y a pas de voix prépondérante. Aucun doute ici: la culpabilité de l’accusée est évidente et elle l’a reconnue. Qu’elle ait des comptes à régler avec les hommes, c’est possible mais jamais pourtant on ne parle d’une possible et grave psychose chez elle, ce qui pour un ami psychiatre, est évident! Mais nul n’est censé se faire justice soi-même et devenir bourreau, même après avoir été la victime sans aucune défense possible, d’un grave crime comme ce double viol.
La jeune femme subira un redoutable préjudice et ne pourra éduquer ses filles, si elle est condamnée à une lourde peine de prison comme celle réclamée par certains membres du jury. Nous ne dévoilerons pas, bien sûr, le vote -il peut se faire à main levée ou comme ici par bulletin secret- en équilibre incertain jusqu’au dernier moment. A la toute fin, l’ancienne employée d’E.P.H.A.D. qui avait dit, avoir autrefois été violée, dit à une autre jurée : il faut parfois donner un petit coup de pouce au destin… Mais nous n’en saurons pas plus.
Le vote a donc lieu et le verdict sera annoncé au tribunal, en l’occurrence ici le public. Fin du spectacle, dans la réalité judiciaire, tout de suite après les magistrats se réunissent pour déterminer le montant du préjudice et les indemnités financières à verser aux victimes. Pour désengorger les Cours d’assises, existent maintenant dans certains départements, des Cours criminelles siégeant sur deux jours, voire plus en fonction de la peine encourue, avec cinq magistrats professionnels. La première a été mise en place à Pau.
Donc un juge, ses assesseurs et six jurés de situation sociale très différente vont donc trancher en leur âme et conscience : l’un d’eux tiré au sort, comptera les bulletins de vote. Après un débat parfois houleux, comme on dit, sous la houlette du Président. Fiction? Documentaire? Après vérifications auprès d’un Procureur de la République, l’ensemble, à quelques détails près, tient bien la route.
Mais, comme on est au théâtre, la voix de l’accusée (Lisa Martino qui jouait remarquablement il y a quelques mois Le Journal d’une femme de chambre, voir Le Théâtre du Blog) doit se faire aussi entendre. Le plus souvent en bord de scène, elle raconte, par moments, cette histoire sordide qui la marquera à vie et, à l’ère de Mitout, les jurées devraient la soutenir mais non, ce sera plus compliqué… La parole circule librement mais est souvent virulente: un assesseur n’est pas d’accord avec le Juge, les jurés s’envoient souvent des remarques assez dures… Et même, s’il y a de -très courts- moments de rire, ces délibérations dans une salle absolument close, n’ont rien d’un cocktail mondain: il faut voter à la majorité la culpabilité, puis la durée de la peine, en commençant par la plus élevée. Il n’y a aucune voix prépondérante.
Dès leur entrée sur le plateau, tous les acteurs (mention spéciale à Gilles Kenuzé, (Le Président) et à Lisa Martino (L’Accusée) sont absolument crédibles. Incarnant, à quelques mètres de nous, ces femmes et ces hommes vont, au nom de la Loi, juger, donc faire emprisonner quelqu’un de longues années, ou parfois les acquitter. En leur âme et conscience ; ici, aucun pardon, peut-être une certaine clémence, ce qui n’est pas la même chose.
La mise en scène de Stéphane Hillel est précise et d’une rigueur exemplaire. Pas de micros H.F., vidéos, basses électroniques, fumigènes, lumières stroboscopiques, effets spéciaux, comme on en voit fleurir un peu partout!
Ce spectacle tiré du roman éponyme, est parfois un peu statique mais malgré quelques longueurs -cela fait aussi partie de la réalité d’une Cour d’assises- mais a un excellent rythme; jusqu’au bout et avec une force incomparable, il fascine le public. Seul bémol: les places au parterre sont à plus de 35 €… et jusqu’à 48 €, pour le Carré Or! Donc guère de jeunes gens dans la salle! Et c’est dommage, quelle leçon de justice démocratique! A l’heure où s’amorce une meilleure collaboration entre théâtre privé et théâtre public, pourquoi pas une reprise dans ce dernier?
Philippe du Vignal
Remerciements à X., vice-procureur de la République pour ses précieuses informations sur le fonctionnement exact des Assises.
Jusqu’au 1er avril, La Pépinière-Théâtre, 7 rue Louis-le-Grand, Paris (I er).
Le roman est paru en 2021 chez Grasset. 18 €.