Les Vivants et les morts, adaptation d’Hugues Tabar-Nouval et Gérard Mordillat, texte et mise en scène de Gérard Mordillat
Les Vivants et les morts, adaptation d’Hugues Tabar-Nouval et Gérard Mordillat, texte et mise en scène de Gérard Mordillat
Cela ne commence pas très bien : plateau nu dans la pénombre et bourré de fumigènes (merci pour le public!), la manie actuelle! Avec, à jardin, un batteur et une pianiste, et dans le fond, douze femmes et hommes d’une chorale du Kremlin-Bicêtre, alignés face public sur des chaises pliantes, les mains sagement posées sur les genoux… et qui viendront parfois chanter. Cela se passe à Raussel dans l’Est de la France, la KOS, une grande entreprise industrielle va, comme tant d’autres, sans doute fermer victime de la désindustrialisation au profit de l’Asie surtout où la main d’œuvre est sous-payée… Et la direction du groupe licenciera massivement. La Kos est le seul bassin d’emploi et l’économie de la ville va s’effondrer. Refrain hélas connu, depuis les années soixante-dix dans cette région industrielle et ailleurs. Il pleut -une belle image à la René Magritte- ici sont rassemblés sous de grands parapluies noirs, les ouvriers et employés dont un jeune couple Rudi (Günther Vanseveren) et Dallas (Lucile Mennelet) emblématiques des autres qui vont devoir lutter dur pour sauver ce qui peut l’être mais pas leur emploi. Sans grand espoir, puisque les décision ne se passent pas là Ce n’est pas un paysage de rêve: pluies fréquentes, ciel bas et ville pauvreci vivent Dallas, Rudi et leur enfant, Kevin. Courageuse, elle bosse à l’usine, fait des ménages et travaille à la brasserie du coin: il faut bien rembourser les traites de leur maison qui, vu la situation, ne vaudra pas bien cher s’ils la revendent.
Les syndicalistes dont Rudi sont vent debout contre le démantèlement de leur usine mais, comme un ouvrier déjà âgé qui avait réussi à sauver l’entreprise d’une inondation, ils ne se font aucune illusion. Il leur reste à faire exploser les machines, avant que la Direction générale ne les fasse déménager sans état d’âme sur un autre site. Il y a une règle d’or que certains ouvriers de cette usine et même le directeur du site n’ont pas encore compris: le capitalisme ne fait jamais de cadeau et les actionnaires ont la priorité. Donc aucune autre issue que de résister pour éviter le pire, mais se la jouer perso et accepter de passer agent de maîtrise comme ce jeune et jaune, ne sert à rien: il y perdra ses copains d’abord, puis son boulot. Et le directeur lui-même, employé comme les autres qui était pour un licenciement sera lui aussi licencié.
Cette sorte de chronique ouvrière sonnait juste et a connu le succès. Signée du romancier Gérard Mordillat en 2005, elle a déjà été adaptée au théâtre par Julien Bouffier puis en série sur Arte et France 2, cette fois par l’auteur. «Cette nouvelle approche, dit-il assez prétentieusement, se veut avant tout celle d’un théâtre musical. C’est à dire que l’action dramatique et le chant y sont traités à parts égales. ( …) C’est donc par nature, un théâtre qui s’intéresse à l’économie, à la politique, à la situation contemporaine dans de nombreuses entreprises sur tout le territoire français mais qui s’y intéresse à travers l’intimité des héros de cette histoire. ( sic)! »
Et cela donne quoi? Pas grand chose de fameux! Dramaturgie faiblarde, mise en scène indigente pour parler de cette catastrophe sociale qui chamboule la vie privée des ouvriers, scénario bien conventionnel avec événements «téléphonés: un couple se sépare après une sortie de route du mari puis se réconcilie, le vieil ouvrier syndicaliste se tire une balle dans la tête, (enfin, une belle image : le sang figuré par des lanières de tissu rouge…), le directeur du site avoue s’être trompé quand il a voulu sauver l’entreprise en licenciant mais il sera lui aussi renvoyé… La direction d’acteurs est aux abonnés absents et très statiques, ils jouent et chantent le plus souvent face public comme chez Stanislas Nordey… Bref, Gérard Mordillat est romancier mais pas metteur en scène et aurait pu aussi nous épargner ces micros HF pour chaque interprète surtout dans cette petite salle, les jets de fumigène à intervalle régulier et des éclairages conventionnels : rouge quand cela devient dramatique, etc. Le texte des chansons signé François Morel est d’une pauvreté affligeante, se baladant entre le premier et le second degré. «Je rêve d’un spectacle puissant sentimental, politique et naturellement drôle.»Ces Vivants et les morts n’ont rien d’épique, comme il l’écrit un peu naïvement! Nous l’avons connu mieux inspiré, quand il jouait chez Macha Makeïeff et Jérôme Deschamps et sa chronique actuelle sur France Inter est autrement plus fine et corrosive…
Joué dans une salle, disons bourgeoise où les places sont à 31 € ! ce spectacle semble avoir la prétention d’être un théâtre d’agit-prop. On pense à ceux joués par le fameux Groupe Octobre au moment du Front populaire, il y a donc presque un siècle. Avec, excusez du peu, l’acteur Raymond Bussières, Jean-Paul Le Chanois, réalisateur, le grand Roger Blin, futur metteur en scène d’En attendant Godot, et celui qui devait devenir un acteur comique populaire, Maurice Baquet. Mais aussi des metteurs en scène exceptionnels comme Jean Dasté et Jean-Louis Barrault, les poètes et scénaristes Pierre et Jacques Prévert,* caricaturant les politiciens et riches industriels. Et Margot Capelier* qui allait devenir la directrice de l’agence Artmedia, le chanteur Mouloudji…
Il ne faut pas être naïf, ce spectacle musical, n’a rien d’un théâtre engagé. Et Gérard Mordillat sait bien qu’il ne dérangera aucun politique. Dans un genre autrement plus efficace, le Théâtre de l’Unité à Audincourt, donc tout près de Montbéliard, a créé cent-soixante «kapouchniks», (en russe: soupe), soit des cabarets joués chaque mois depuis vingt ans déjà, avec costumes et accessoires de fortune. Préparés en quelques jours à partir d’articles de la presse quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle, avec une dizaine d’acteurs-chanteurs, ils font vivre avec une rare virulence, l’actualité socio-politique et les méfaits d’un ultra-libéralisme qui ne dit jamais son nom. C’est gratuit mais il faut réserver: il n’y a que cent cinquante places et c’est toujours complet! Le public populaire d’Audincourt et des environs donne ce qu’il veut à la sortie.
Reste à savoir pourquoi Gérard Mordillat, romancier connu, a-t-il voulu tirer une adaptation de son livre à succès et monter un théâtre musical aussi poussiéreux qu’ennuyeux? Au lieu de nous parler sous une forme vivante, de la casse sociale actuelle: il n’y a qu’à se baisser, les feuilles de paye déjà mortes ou qui vont mourir, se ramassent à la pelle… Des galeries commerciales dont les boutiques ferment par centaines avec, à la clé, leurs salariés à peine indemnisés. Mais des bénéfices records affichés par Total et les gestionnaires d’autoroute, aux dépens de tous ceux qui n’ont pas d’autre choix que de prendre leur voiture pour aller travailler. Pratiques des centres Orpéa, courageusement dénoncées par Victor Castanet dans Les Fossoyeurs, notamment leurs établissements, dits de post-soins, où on fait signer un engagement avec futures factures salées pour chambre individuelle à des patients affaiblis, et donc peu conscients (nous en avons des preuves). 3.000 SDF à Paris dehors la nuit ou dans les stations de métro, malgré les promesses du Macron de service en 2017, des centres d’aide alimentaire débordés,etc. Les acteurs qui jouent et chantent, ont été poliment applaudis. Des Vivants et des morts, un beau titre biblique… mais un long et mauvais spectacle.
Allez, pour vous consoler, cette remarque d’une de nos consœurs: « Le covid a rendu bien des services aux directeurs de théâtre. A chaque fois qu’ils sentent que l’heure du glas va sonner pour une pièce, ils déguisent leurs douleurs en faisant très noblement appel à la générosité publique, et sous des airs de: «c’est loin, de très loin la meilleure pièce que j’ai créée», ils annoncent qu’il va devoir l’ôter de l’affiche à cause de cette épidémie. Si vous êtes de de ceux qui vont de par le monde en voyant le bien partout, sachez que le covid peut être fier d’avoir aidé bien des pièces à se retirer avec élégance. » (Nous avons juste changé: grippe espagnole par covid, et c’est un article… de décembre 1918 ( sic) de Dorothy Parker! Pas mal vu!
Philippe du Vignal
Jusqu’au 26 février,Théâtre du Rond-Point bis avenue Franklin D. Roosevelt, Paris (VIII ème).
* Leurs sketches sont édités chez Gallimard. **Margot Capelier, reine du casting (1910- 2007) de Corinne Bacharach chez Actes sud.