Nous survivrons, d’après L’Homme des bois d’Anton Tchekhov, traduction d’André Marcowicz et Françoise Morvan, mise en scène de Nathalie Béasse
Au départ, une pièce du grand dramaturge qui a été la matrice dix ans auparavant du fameux Oncle Vania avec des personnages proches. A l’arrivée, un spectacle-performance, au titre inspiré d’une réplique de cette pièce: «Nous allons vivre, oncle Vania, toi et moi. »
L’ensemble tient surtout d’une performance artistique dans la lignée du dadaïsme conjuguée avec de courts extraits du texte original, dits, plutôt que joués, par une actrice et deux acteurs. La performance artistique, qu’on le veuille ou non, est entrée depuis longtemps dans l’histoire de l’art contemporain avec des règles quasi immuables depuis quelque soixante ans: durée courte, aucune parenté avec la performance socio-économique aux notions de record et d’efficacité. Aucune véritable commercialisation ni codes scéniques habituels, petit lieu (souvent une galerie, une ancienne usine, un appartement vide, un sous-sol ou un parking comme récemment au T2G à Gennevilliers, avec des participants et un public en nombre limité, introduction fréquente d’une marche sur place et/ou de quelques pas de danse souvent répétitifs et face public, sous l’influence de chorégraphes comme Simone Forti, Trisha Brown, Yvonne Rainer, Steve Paxton, Lucinda Childs, musique enregistrée ou sur scène avec dans les années soixante les compositeurs John Cage, La Monte Young… nombreux silences, peinture de fresque ou sous forme de jets, pas de lumière électrique ou des plus limitées… signification immédiate de l’action scénique à la suite de « l’action-painting » de Jacskon Pollock dans les premiers happenings d’Allan Kaprow qui se revendiquait « peintre d’actions », importance d’un champ visuel neutre mais avec séries d’objets identiques ou non, matières organiques : eau, sang, terre ou plutôt terreau, ou boue dès 56 avec Shozo Shimamoto, (Marcher là-dessus, s’il vous plait), du célèbre mouvement Gutaï japonais. Il y a une tendance actuelle où il s’agit de transmettre un texte limité et le plus souvent non théâtral, voire sans absent. Comme déjà en 1975 avec La Construction d’un fauteuil Louis XV par deux ouvriers tapissiers du Polonais Wieslaw Hudon sous l’influence entre autres de Grotowski. Une action de type scénique qui a à voir avec les arts plastiques, comme celles des New Yorkais du Wooster Group qui ont travaillé aussi de façon expérimentale sur Tchekhov, et en France, de Grand Magasin.
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Ici, un plateau au sol gris avec, au fond, un mur de papier blanc et côté jardin, une quinzaine de seaux en plastique noir alignés. Côté cour, une grande bâche recouvrant quelque chose, une belle table -plateau en bois et pieds inox comme ceux autour de cinq chaises-coque. Y sont attachées cinq baudruches: quatre blanches et une verte… Une jeune femme, assise dans le public, allume les cinq bougies d’un gâteau qu’elle posera sur la table et elle les éteindra aussitôt. Et elle versera l’eau d’une carafe dans cinq verres (sans doute les cinq personnages évoqués?) puis coupera avec de petits ciseaux, les fils des baudruches qui s’en iront dans les cintres. Comprenne qui pourra… Mehmet Bozkurt, lui est né de parents kurdes en Turquie, Julie Grelet, à Abidjan de parents ivoiriens et Sorina Fabo, en France de parents guinéens. Ces jeunes acteurs qui ont apporté un trophée de cerf et un oiseau empaillé, se présentent et disent quels personnages ils vont figurer dans cette ébauche écrite dix ans avant Oncle Vania mais rarement montée, sinon par Roger Planchon avec, entre autres, Jean-Paul Darroussin, Laurence Causse… Mais bon, ces jeunes interprètes disent à peu près tous les rôles de leur sexe. Il y a ici Voïnitski, un velléitaire qui finira par se suicider, sa nièce la belle Sonia (qui dans Oncle Vania ne l’est pas vraiment…), Serebriakov, son beau-frère, un vieux professeur malade et sa jeune épouse Elena qui fascine les hommes, Khrouchtchov, le médecin de campagne que l’on appelle le Génie de la forêt… « Il n’y a pas besoin de sujet, écrivait le grand dramaturge, la vie ne connaît pas de sujets, dans la vie tout est mélangé, le profond et l’insignifiant, le sublime et le ridicule. » « Dans tout ce qu’a écrit Tchekhov, avait dit le metteur en scène russe d’origine arménienne Georges Pitoëff (1884- 1939) qui le fit découvrir en France il y a un siècle déjà avec La Mouette, Oncle Vania puis Les Trois sœurs, vous ne trouverez pas un seul héros. Pas de héros. Tout Tchekhov est là. Il nous montre la vie telle qu’elle est. Il nous parle de ces hommes, de ces femmes que nous voyons partout et toujours. (…) Ce sont ces êtres-là que Tchekhov a choisis pour nous les montrer, pour nous dire que ces inconnus de la grande vie qu’il a profondément aimés sont dignes d’être vus de plus près, que c’est peut-être, précisément, dans leurs âmes que nous trouverons la «vraie » beauté, le« véritable amour ».
Oui, mais après que faire avec cet Homme des Bois? Ici, dans une sorte de montage habilement tricoté, Ils prennent des voiles en plastique que de gros ventilateurs gonflent puis s’en couvrent la tête. Avant d’enfiler les uns sur les autres des pulls, robes, vestes entassés sous la grande bâche… On pense bien sûr à Christian Boltanski et à ses accumulations de vêtements. Puis, ils les enlèvent. Et ils déplaceront la table plusieurs fois mais sans véritable raison. A un moment, les jeunes acteurs courent sur place face public, de longues minutes. Enfin, vieux stéréotype des performances, éclate une bagarre entre les deux jeunes acteurs avec de la tourbe qui couvrira le centre de la scène. Avant que tous les trois, ils alignent des seaux de peinture, gris bleu, vert tendre et vert foncé et se mettent à faire une sorte de mauvaise fresque sur la partie gauche du mur de papier. Tout cela est malheureusement, sous un vernis de modernité, d’un redoutable conformisme…
Restent très bien dites, les phrases prophétiques d’Anton Tchekhov écrites il y a déjà plus d’un siècle : par la voix de Khrouchtchov: «Toutes les forêts craquent sous la hache, des milliards d’arbres sont tués, on change en désert les habitations des animaux et des oiseaux, les rivières baissent et tarissent, des paysages merveilleux disparaissent sans retour, tout ça parce que l’homme, dans sa paresse, n’a pas le bon sens de se baisser pour prendre son combustible dans la terre. Il faut être un barbare sans conscience pour brûler dans son poêle toute cette beauté, pour détruire ce que nous ne pouvons pas créer. »
Qu’a voulu faire Nathalie Béasse ? Monter comme des bribes de texte dans une forme courte mais en créant en même temps, une performance d’art plastique. «On est, dit-elle sur une sorte de mémoire du texte, ce qui ressort de ma lecture de L’Homme des bois, quels fragments, je garde et ce que j’en fais. Quand on efface presque tout, qu’est-ce qu’on a envie de dire sur tout cela :comment il faut sauver cette nature, sauver les relations, et être dans une écoute globale de notre monde… Le projet était d’avoir une forme courte et itinérante. »
Mais cette traversée de L’homme des bois par cette metteuse en scène formée à l’École des Beaux-Arts puis au Conservatoire à rayonnement régional d’Angers. Puis Nathalie Béasse s’est nourrie des apports du performing-art à la Haute École d’arts plastiques de Braunschweig en Allemagne, où enseigna la célèbre artiste et performeuse Marina Abramović dont on sent ici l’influence. C’est un travail bien fait avec de jeunes acteurs solides mais… qui ne fonctionne pas vraiment ! Ceux qui vont contre le vent ( 2022) (voir Le Théâtre du Blog) participait déjà d’un catalogue d’effets vus dans les happenings; avec, entre autres poncifs: espace vide avec lumière intense, bataille à coup de jets d’eau, giclées de peinture rouge sur un costume ou une surface blanche, introduction ex-abrupto de phrases dites ou lues. «Nous revivrons, dit Nathalie Béasse, propose une partition libre autour de ce texte, où l’important se joue entre les lignes, dans la poésie des corps et des silences.» On veut bien mais mais alors, pourquoi ne pas nous avoir proposé soit une vraie mise en scène ou une simple lecture, au lieu de procéder à un collage laborieux avec des éléments d’art plastique imposants. Cet ensemble à des fins sémiologiques avec comparaisons visuelles, fréquentes ellipses, répétitions, accumulations… ne fait pas très bon ménage avec l’expression théâtrale. Le groupe Mu dans les années quatre-vingt avait déjà bien montré que les images avec des couleurs, des formes, une texture étaient des signes pleins, et non la seule expression de signes figuratifs. Alors, comment arriver à les concilier avec ces bribes de texte? A l’impossible, nul n’est tenu, disaient nos grands-mères et cette « représentation » même si elle dure une heure quinze seulement, ne nous a pas convaincu et nous sommes resté sur notre faim. A vous de voir… si cela vaut le voyage chez madame Béasse.
Philippe du Vignal
Jusqu’au 31 mars, Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, Paris (XI ème). T. : 01 43 57 42 14.