Dans la Solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès, mise en scène de Kristian Frédéric
Dans la Solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès, mise en scène de Kristian Frédéric
La pièce (1987) -une des plus jouées du théâtre contemporain- a été créée par Patrice Chéreau en 87, avec Laurent Malet (Le Client) et Isaac de Bankolé (Le Dealer), au Théâtre des Amandiers-Nanterre. Il l’a ensuite reprise dans d’autres mises en scène, d’abord au festival d’Avignon et à la Manufacture des Oeillets à Ivry-sur-Seine.
Depuis Dans la Solitude des champs de coton a souvent été mise en scène et récemment par Roland Auzet, (voir Le Théâtre du Blog), avec cette fois, des actrices : Anne Alvaro (Le Dealer) et Audrey Bonnet (Le Client). Ici, dans une ville indéterminée, la nuit, un client cherche ce qu’un dealer peut lui offrir. Contradiction: ils dépendent l’un de l’autre. Il y a donc un marché, et un commerce au sens financier mais aussi humain, avec la notion de désir : un mot souvent répété ici dans ce dialogue :en fait deux monologues habilement tricotés par l’auteur. «Et la seule frontière qui existe est celle entre l’acheteur et le vendeur, mais incertaine, tous deux possédant le désir et l’objet du désir, à la fois creux et saillie, avec moins d’injustice encore qu’il y a à être mâle ou femelle parmi les hommes ou les animaux. »
Et tout se passe ici comme si ces personnages voulaient s’affronter oralement avant un possible conflit physique à la fin: «Le premier acte de l’hostilité, juste avant le coup, dit Bernard-Marie Koltès dans Prologue, c’est la diplomatie, qui est le commerce du temps. Elle joue l’amour en l’absence de l’amour, le désir par répulsion. Mais c’est comme une forêt en flammes traversée par une rivière : l’eau et le feu se lèchent, mais l’eau est condamnée à noyer le feu, et le feu forcé de volatiliser l’eau. L’échange des mots ne sert qu’à gagner du temps avant l’échange des coups, parce que personne n’aime recevoir de coups et tout le monde aime gagner du temps. »
Il y a la superbe langue de Bernard-Marie Koltès ! Ciselée, très écrite et légèrement cadencée, et pas si loin à bien y regarder, de celle d’un Marivaux, d’un Beaumarchais ou d’un Choderlos de Laclos: «Je ne suis pas là pour donner du plaisir, mais pour combler l’abîme du désir. (…) «Les souvenirs sont les armes secrètes que l’homme garde sur lui lorsqu’il est dépouillé, la dernière franchise qui oblige la franchise en retour; la toute dernière nudité. » (…)
« Je ne veux, moi, ni vous insulter, ni vous plaire; je ne veux être ni bon, ni méchant, ni frapper, ni être frappé, ni séduire, ni que vous tâchiez de me séduire. Je veux être zéro. Je redoute la cordialité, je n’ai pas la vocation du cousinage, et plus que celle des coups, je crains la violence de la camaraderie. Soyons deux zéros bien ronds, impénétrables l’un à l’autre, provisoirement juxtaposés, et qui roulent, chacun dans sa direction. »
Ou encore : «Alors, ne me refusez pas de me dire l’objet, je vous en prie, de votre fièvre, de votre regard sur moi, la raison, de me la dire et s’il s’agit de ne point blesser votre dignité, eh bien, dites-la comme on la dit à un arbre, ou face au mur d’une prison, ou dans la solitude d’un champ de coton dans lequel on se promène, nu, la nuit; de me la dire sans même me regarder.»
Kristian Frédéric a demandé à son vieux complice Enki Bilal, les costumes et une scénographie où il y a, en surplomb, côté cour, une sorte de plaque rocheuse noire avec des strates où on verra souvent, surtout au début, le Dealer (Yvan Morgan) s’adressant en position dominante mais très statique au Client (Xavier Gallais). Un climat qui rappelle l’univers apocalyptique et les personnages inquiétants du célèbre auteur de B.D. qui a aussi créé, entre autres, le décor et les costumes de Roméo et Juliette d’Angelin Preljocaj (voir Le Théâtre du Blog).
Xavier Gallais et Yvan Morgan, en bons acteurs expérimentés, font ici un travail d’interprétation remarquable. Une vraie performance, puisqu’ils ne quittent jamais le plateau sur ces deux heures! Et avec une diction et une gestuelle très précises, ils font entendre le texte (malgré quelques criailleries), comme rarement. C’est au moins cela de gagné!
Pour le reste, tous aux abris! Et nous serons plus que réservés sur cette mise en scène incompréhensible et sans aucune subtilité, avec une sorte de chorégraphie compliquée! Pourquoi cette presque obscurité permanente inutile et ces personnages qui bougent à peine et le plus souvent statiques? (on discerne juste les visages mais jamais les regards des acteurs, ce qui est quand même embêtant au théâtre!) Pourquoi cette noirceur qui va jusqu’au noir gluant dont, à la fin les acteurs s’enduisent le le corps?
Et pourquoi ces poncifs du théâtre actuel: basses de musique électronique redondantes, voix (même celle de Tcheky Karyo) et chœurs en sourdine comme pour soutenir le texte qui n’a absolument pas besoin de cela, jets de fumigènes à gogo et voix des acteurs souvent amplifiées? Questions sans réponse. Tout cela, donc prétentieux, conventionnel et qui dessert la pièce don on n’entend même pas la fin! Pourquoi cette insupportable lenteur d’un jour sans pain, avec des silences qui cassent le rythme de la pièce, déjà un peu longue? Pourquoi aussi ces effets pléonastiques, comme ce noir dont à la fin, s’engluent les acteurs, ou ces quelques phrases en araméen (la langue du Christ et de ses disciples ici sur-titrées en français), sur Abel, le berger et son frère Caïn, le cultivateur de La Genèse).
Les spectateurs ont applaudi poliment les acteurs… Cette mise en scène mérite-t-elle le déplacement? En aucun cas et vous pouvez relire le texte chez vous! Reste à savoir pourquoi Emmanuel Demarcy-Motta a programmé une chose aussi inconsistante et aussi dérisoire mais qui anéantit à coup sûr le texte de Bernard-Marie Koltès. Le théâtre contemporain a parfois de ces mystères!
Philippe du Vignal
Jusqu’au 29 mars, Théâtre de la Ville-Espace Pierre Cardin, 2 avenue Gabriel, Paris (VIII ème). T. : 01 42 74 22 77.
La pièce est publiée aux éditions de Minuit.