House,texte et mise en scène d’Amos Gitaï
© Simon Gosselin
Jérusalem-Ouest, une rue, une maison en chantier. Tandis que maçons et tailleur de pierres s’affairent à coups de truelles et de marteau, les habitants successifs de la maison racontent comment ils ont perdue, achetée, rachetée, rénovée ce bâtiment… Il y a ceux qui sont partis à l’étranger, ceux qui sont venus d’ailleurs, d’autres qui sont restés mais se trouvent spoliés et déracinés. En hébreu, arabe, anglais, français, yiddish, leurs paroles se croisent et cristallisent le conflit sans issue qui déchire cette ville cosmopolite, et, au-delà, le Moyen-Orient. À partir d’un documentaire, une trilogie censurée par la télévision d’Etat La Maison (1980), Une Maison à Jérusalem (1997), News from home/News from house (2005), le réalisateur israélien porte à la scène la mémoire de ces pierres qui parlent d’hommes et femmes arrachées à leur terre…
Au bas de grands échafaudages, se succèdent les anciens habitants, le nouveau propriétaire, les voisins et les ouvriers. Au fil de leurs récits, est reconstituée l’histoire de ces lieux sur plus de soixante-quinze ans. Parti en 1948, lors de la guerre israélo-arabe, un Palestinien, le docteur Mahmoud Dajani, s’est vu confisquer sa maison par l’Etat, au nom de la loi dite : propriété des absents. « Voici la vieille maison où j’ai grandi, dit-il, revenant sur les lieux. (…) A côté, celle de mon frère… Il y a trois pièces en bas. Je mettais mon âne dans l’une d’elles… »
Un couple d’Algériens a ensuite été locataire, puis d’autres colons ont acheté une partie de la maison, dont Claire (Irène Jacob), née en Turquie et venue de Stockholm,: « Vous voulez que je vous parle de ce médecin qui était malheureux de revoir la maison de son enfance habitée par d’autres, dit-elle, je suis désolée mais ce n’est pas moi qui ai fait l’Histoire. Je ne l’ai pas faite mais je ne veux pas la défaire non plus …Quand je vais en Turquie, je pleure, parce que je vais voir la maison où je suis née… »
Chaque personne a ses raisons pour occuper la maison. Un jeune artiste belge (Micha Lescot) a rejoint par patriotisme, Israël après la Guerre des six jours, au nom d’une partie de sa famille assassinée par les nazis… Claire justifie son installation en Israël par une histoire familiale mouvementée. Un autre a échappé de justesse aux rafles allemandes. Le nouveau propriétaire décrit son projet de rénovation et son architecte vient inspecter le travail des deux maçons arabes… Ceux-ci, demeurés muets pendant toutes ces allées et venues prendront enfin la parole pour raconter comment, restés sur place, ils ont été spoliés de leurs terres au profit des colons. L’un explique que, dans son village, les Israéliens construisent sur les ruines des maisons palestiniennes, que les champs de son père sont souillés par les égouts de Jérusalem et qu’on va démolir sa maison neuve, faute d’un permis de construire en règle…
Ces témoignages successifs, portés par huit acteurs et cinq musiciens, constituent une sorte d’enquête de terrain, la plus honnête possible, mais Amos Gitaï donnera ici le dernier mot aux Palestiniens. Nous sentons dans quel sens, pour lui, penche la balance de l’injustice mais il laisse à chacun sa vérité. «Témoin attentif dès ses premiers films documentaires où il montre les proximités et les écarts entre Palestiniens et Juifs israéliens, écrit l’historien du cinéma Jean-Michel Frodon, Amos Gitaï a apporté un soin extrême à réunir dans sa distribution, des personnes aux origines et aux statuts différents, à faire entendre les langues et les intonations de cette région du monde… Il ne s’agit pas là d’un œcuménisme bien-pensant mais de rendre sensible ce qui distingue et de garder une trace. »
Cette succession de paroles en différentes langues (surtitrées) pourrait à la longue paraître monotone, si elle n’était soutenue par un fond sonore permanent et quelques images de ses documentaires. Comme dans ses films, le metteur en scène fait la part belle à la musique: aux bruits du chantier, se mêlent les notes de la cithare et les harmonies orientales du violon d’Alexey Kochetkov, un compositeur qui a déjà travaillé avec lui. Des intermèdes chantés apportent des respirations bienvenues entre les séquences parfois un peu statiques : Dima Wahab (soprano), Benedict Flynn (ténor) et Laurence Pouderoux (mezzo-soprano), un chœur dirigé par Richard Wilberforce.
Amos Gitaï refond ici son travail documentaire en un montage théâtral kaléidoscopique où les acteurs, israéliens, palestiniens et français donnent chair à leur alter-ego du film. Avec un jeu sensible, souvent adressé au public, ils apportent des points de vue nuancés à cette anthropologie historique. En ouverture de House apparaît à l’écran où se projetteront ensuite des images du chantier en cours, Jeanne Moreau lit une lettre adressée au réalisateur par sa mère*. Une façon d’ancrer la pièce dans une vision très intime de cette histoire douloureuse qui dépasse celle de la maison.
Comme il l’a fait dans ses films, réemployant images et sons des précédents opus, Amos Gitaï apporte au théâtre ces sédiments pour creuser dans la mémoire de son pays. Une archéologue, qui intervient dans la pièce , en retrait du chantier, est un peu son porte-parole: « Nous communiquons avec la nature humaine à travers les objets et les pierres ». Ses mots font écho à ceux du metteur en scène : « Au Moyen-Orient, plus qu’ailleurs, le geste de l’artiste se rapproche de celui de l’archéologue. Il s’agit de prendre en considération les strates, les mémoires et les histoires pour approcher des situations humaines contemporaines. » Face aux récents événements qui agitent ce pays, ce spectacle ne manquera pas de faire débat. Et c’est tant mieux. Dès lors à chacun de juger.
Mireille Davidovici
Jusqu’au 13 avril, Théâtre national de la Colline, 15 rue Malte Brun Paris (XX ème) T. : 01 44 62 52 52.
*Tirée de La Correspondance d’Efratia Gitaï, lue par Jeanne Moreau à l’Odéon (2010) et publiée par Gallimard.
** Amos Gitaï et l’enjeu des archives de Jean-Michel Frodon,Collège de France, 2021
Une projection de la trilogie House aura lieu du 25 au 27 mars au Centre Georges Pompidou, Paris (IIIème)
Et le 1er avril au MK2 Beaubourg, Paris (III ème).