Le Dragon d’Evgueni Schwartz, traduction de Benno Besson, mise en scène de Thomas Jolly
Le Dragon d’Evgueni Schwartz, traduction de Benno Besson, mise en scène de Thomas Jolly
Ce spectacle grand format fait revivre, avec force images et effets spéciaux, ce conte fantastique en forme de pamphlet politique qui sera interdit par Staline dès sa première représentation en 1944. On connaît peu Evgueni Schwartz (1896-1958). Ce journaliste, écrivain, dramaturge et scénariste, a notamment écrit une douzaine de pièces pour enfants avec marionnettes, inspirées de Perrault, Grimm ou Andersen et aussi des contes théâtraux pour adultes sous forme de farce politique.
Après Le Dragon, il cessera son activité de dramaturge mais écrira deux pièces pour adultes, dont Un miracle ordinaire qui sera portée à l’écran en 1978 par Mark Zakharov. Il doit sa renommée au Dragon une œuvre souvent mise en scène. Après Antoine Vitez, Pierre Debauche, Christophe Rauck…. Thomas Jolly s’empare de ce conte insolite au propos malheureusement toujours d’actualité.
Lancelot, chevalier errant sans peur et sans reproche, fait halte dans une ville et entre chez l’archiviste Charlemagne pour découvrir que la belle Elsa, la fille de la maison, est promise au dragon qui tyrannise la ville … Il exige chaque année une pucelle, contre la protection qu’il offre aux habitants. Père et fille sont résignés. Il y eut bien quelques révoltes dans le passé mais toutes écrasées dans le sang et le feu, alors les gens ont peur et obéissent.
En héros «professionnel», Lancelot va, comme il se doit, libérer la ville du tyran et sauver Elsa. Contre l’avis des notables, représentés par le Bourgmestre et son fils. Mais il sera aidé par des armes magiques fournies par des artisans discrets résistants. Dans un duel fabuleux, il terrasse le monstre à trois têtes. Mais, au terme de ce deuxième acte épique, le libérateur succombe… Et la liberté aussi : la tyrannie persiste à visage humain, cette fois, en la personne du Bourgmestre. Il devient ainsi le nouveau maître d’une population aussi soumise qu’auparavant…
La mise en scène est à la mesure du fantastique et du surnaturel de cette pièce : un tapis volant, une «toque escamoteuse », un dragon à trois têtes, un chat qui parle, un âne salvateur… «Je trouve dans ce Dragon, dit Thomas Jolly, les promesses du théâtre que je défends : une grande histoire, aux multiples résonances, pouvant être racontée grâce à tout le potentiel d’une scène : large distribution, déploiement scénographique, effets magiques… »
A l’avant-scène, un immense œil oblique en tube fluo, dont la pupille, se rétracte, troue l’obscurité du plateau, devant le décor qui figure la maison de Charlemagne puis la place publique… Des effets lumineux et sonores accompagnent les apparitions du dragon et une bataille titanesque entre Lancelot et le monstre, a lieu dans le ciel, évoquée ici par de puissants éclairs et jets de fumée… Elle se matérialise par la chute des trois têtes de la bête. Les personnages du Chat et du Dragon gardent leur figure humaine et trois acteurs incarnent le monstre à trois têtes.
A son époque, Le Dragon dénonçait clairement le national-socialisme allemand d’Hitler et la dictature stalinienne. Mais les serviteurs du tyran sont aussi monstrueux: les nombreux acteurs incarnent tour à tour les courtisans décervelés, les bourgeois pédants, les habitants veules ou apathiques ainsi que les artisans salvateurs…. Bruno Bayeux est un Bourgmestre affecté de tics de langage, à la démarche alambiquée, stigmate d’une folie qui deviendra meurtrière. Avec sa petite moustache et sa canne, il a quelque chose du Dictateur… mais n’est pas Charlie Chaplin qui veut… Son fils Heinrich (Damien Gabriac) est son pendant, en plus sobre.
La farce bat son plein avec des effets comiques appuyés, souvent au détriment du rythme général, en particulier dans les séquences jouées devant le rideau de scène pendant les changements de décor… Damien Avice, lui, dans son costume en lambeaux de chevalier blanc, est un Lancelot de légende, face à une Elsa (Emeline Frémont) en habit sombre de jeune fille rangée. A la fin, ils quitteront un peu les clichés du genre pour s’humaniser.
Thomas Jolly privilégie les effets comiques et ludiques du Dragon : « D’abord, je considère que l’onirisme, la fantaisie, le visuel, l’épique, la machinerie théâtrale… la théâtralité en règle générale, ne sont pas antinomiques de la pensée. J’aime à me définir comme un «entre-metteur en scène». Si, par mon travail, je donne à voir la pensée de l’auteur avec les outils dont il s’est servi pour le dire, je considère que je suis à ma juste place. »
Sa mise en scène, brillante, mais souvent complaisante, ne trahit pas les intentions d’Evgueni Schwartz qui, par le biais du conte et de la farce, espérait déjouer la censure. Pour l’auteur russe, le combat contre le monstre personnifie la lutte pour la liberté face à la «servitude volontaire». Oser se révolter et faire fi de la peur : le spectacle continue à porter ce message. Thomas Jolly a un peu modifié la fin avec le retour miraculeux de Lancelot, pour mettre Elsa plus en valeur. Dans l’ensemble, ces deux heures trente nous ont paru longues mais le public a réservé un accueil chaleureux aux artistes…
Mireille Davidovici
Jusqu’au 26 mars, Théâtre Nanterre-Amandiers, 7 avenue Pablo Picasso, Nanterre (Hauts-de-Seine) T. : 01 46 14 70 00.
La pièce, traduction de Benno Besson, est publiée aux éditions Lansman.