Nos ailes brûlent aussi de Sébastien Lepotvin et Myriam Marzouki, mis en scène de Myriam Marzouki
Nos Ailes brûlent aussi de Sébastien Lepotvin et Myriam Marzouki, mise en scène de Myriam Marzouki (en arabe dialectal tunisien surtitré, et en français)
C’est une sorte de poème à la fois visuel et oral écrit à quatre mains, comme en écho aux luttes et aux désillusions qui ont suivi la révolution tunisienne de 2011, quand le pays est passé de la dictature de Ben Ali, à la démocratie. Avec les inévitables bouleversements sociaux et les conflits que cela entraîne. Dix ans après, où en est-on ? «La révolution, dit Myriam Marzouki a commencé par l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, c’est le déclencheur de l’événement. (…) Un mode de suicide récurrent : depuis dix ans, de nombreuses personnes ont perdu la vie en s’immolant de désespoir. Et puis, il y a une autre dimension: le nombre de candidats à l’émigration a augmenté de manière spectaculaire, en lien avec l’appauvrissement du pays et la frustration politique générale. Ces jeunes qui essayent de fuir par tous les moyens sont appelés «brûleurs de frontières ». De nombreux Tunisiens en témoignent : leurs rêves disparaissent.
Enfin, c’est un pays qui brûle au sens réel du terme : les régions d’où la révolution est partie et celles qui souffrent le plus aujourd’hui de la désespérance et de la pauvreté sont celles qui sont en train de s’assécher et souffrent déjà très fortement de la transformation du climat. »
Myriam Marouki garde pour son pays natal un lien affectif très fort et elle a voulu avec Sébastien Lepotvin tirer une pièce d’un ensemble de témoignages sur cet essai de construction d’une démocratie après la présidence très autoritaire de Ben Ali depuis 87.
Les manifestations avaient débuté en décembre 2010, après que se soit immolé par le feu Mohamed Bouazizi, un jeune vendeur ambulant de fruits et légumes à Sidi Bouzid; sa pauvre marchandise lui avait été confisquée par les autorités. Après quatre semaines de manifestations continues durement réprimées et une grève générale, Ben Ali s’enfuira vers l’Arabie Saoudite le 14 janvier 2011. Il avait pris le pouvoir en 87 et une page se tournait pour la Tunisie!
Pour Myriam Marzouki : «L’idée de départ tournait autour de l’Instance Vérité Dignité, une commission créée après la révolution de 2011 qui avait pour objet d’enquêter sur les violations des droits de l’Homme commises par l’État de 1955 à 2013. J’ai suivi le déroulé de cette instance de 2014 à 2018, comme beaucoup de Tunisiens. Elle me semblait importante, parce que c’était l’endroit d’énonciation d’une parole, à la fois individuelle et collective et qui s’inscrivait dans l’Histoire. »
Au tout début de Nos Ailes brûlent aussi , est projetée une archive vidéo devenue célèbre : le soir du 14 janvier 2011, dans le centre de Tunis, Abdennacer Laouini, défie seul le couvre-feu et exhorte les Tunisiens à sortir de chez eux. Comme le rappelle la metteuse en scène, cette commission Vérité Dignité créée à la suite de cette révolution, avait pour objet d’enquêter sur les violations des droits de l’Homme par l’État de 1955 à 2013. Mais sans grands résultats: il y a eu instrumentalisation par certains partis et notamment par les islamistes qui l’ont transformée en tribune. De fait, ils avaient été nombreux à subir des tortures sous le régime Ben Ali.
Sur le plateau, un seau de peinture vide, une cagette en plastique et une chaise -à qui il manque un pied et le dossier- pour servir de sièges (la métaphore n’est pas très légère mais bon!). En fond de scène, des images de végétations et de villes comme en voie d’effacement. Loin de celles, façon carte postale, des cités de la Méditerranée avec plages, palmiers, ciel d’azur, murs chaulés… Dans la dernière partie, une pluie de cendres s’abat sur les acteurs qui les répandront sur tout le plateau puis avec des balais, les mettront lentement et avec minutie en lignes. Comme pour dire que,malgré toutes les divergences, il faut revenir à un certain ordre? Ou comment il faut ensemble, après de longues années de plomb, réussir à établir une véritable démocratie? Comprenne qui pourra…
Myriam Marzouki qui veut «dresser un état des lieux intime et collectif de la société tunisienne» semble avoir du mal à dire ce qu’elle a ressenti personnellement. Mounira Barbouch, Helmi Dridi, Majd Mastoura, accompagnés par les images non figuratives de Fakhri El Ghezal et les vidéos avec images d’époque de Chris Felix Gouin, sont bien dirigés. Ils essayent de dire à la fois l’intime et l’universel de tout un peuple qui a réussi à faire fuir un dictateur et qui a aussi dû affronter l’après-révolution -un moment toujours délicat dans l’Histoire d’un pays- avec ce que cela suppose d’espoirs mais aussi de grande inquiétude…
Mais -et sans doute le texte un peu sec n’évite pas un certain simplisme- et ne fait pas très bon ménage avec une gestuelle omniprésente, comme cette longue course des trois acteurs autour du plateau? Comme ce poème est surtout fondé sur des monologues. Il y a ici un certain flou et il y manque un angle de tir, une véritable mise en perspective fondée sur une analyse politique.
Tout se passe comme si la metteuse en scène naviguait à vue… en hésitant à donner un aspect documentaire à ce spectacle comme notamment au début, avec des mots de Ben Ali puis avec des images de manifestations). Nous aurions aimé en savoir plus, avec des témoignages précis sur cette période historique que les Tunisiens ont vécue. Et dix ans, c’était le bon moment. Bref, ce spectacle honnête mais un peu décevant, gagnerait sans aucun doute à être retravaillé.
Philippe du Vignal
Jusqu’au 30 mars, MC 93 de Bobigny (Seine-Saint-Denis).
Comédie de Colmar-Centre Dramatique national Grand Est-Alsace (Haut-Rhin), les 5 et 6 avril.
ZEF, dans le cadre des Rencontres à l’Echelle, Marseille, le 8 juin.
Le Lieu Unique, Nantes, les 7 et 8 novembre. L’Azimut-Antony/Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine); le 15 novembre; L’Agora-Scène Nationale de l’Essonne, les 21 et 22 novembre.